Dialogue entre Jean Abel et Olivier Abel[1]
Préambule
OA: Je voudrais partir de ce que j’estime être un déficit de réflexion sur l’institution. On voit les effets de ce déficit sur le registre ecclésiologique. Au fil des siècles, depuis la Contre-Réforme, les catholiques ont peu à peu ramené l’institution à la papauté, à l’infaillibilité de la succession apostolique, qui à elle seule tient encore à peu près debout l’unité du catholicisme (mais à quel prix!). D’un autre côté un certain pentecôtisme a substitué à l’institution l’effusion immédiate de l’Esprit saint, dans une nouvelle « gnose » où l’on tient pour nulle toute épaisseur d’histoire et de tradition, comme tout conflit d’interprétation. Mais ne parlons pas des autres, et considérons plutôt ce qui nous concerne.
Dans l’église plutôt confessante à laquelle va notre préférence, ces deux problèmes ne manquent pas de surgir également: 1) le problème du conflit, des différends internes à la communauté, qui en manifestent la vitalité[2]; 2) le problème de la durabilité, c’est à dire de la transmission, de la deuxième génération, qui ne vivra probablement pas la « révolution permanente » ou le « semper reformanda » de la même manière que la génération des pères, celle qui attend la fin du monde et un monde nouveau[3]! Je voudrais aborder successivement ces deux questions. La première sous la forme d’une conversation avec toi sur les formes d’une communauté capable de supporter davantage de désaccords. C’est le premier geste, qui montre comment le protestantisme ne doit pas abandonner l’institution mais penser son style spécifique d’institutionalité, l’institution du pluralisme.
La seconde question, celle de la transmission et de la génération, l’église primitive, comme les premiers puritains ou anabaptistes, ne l’ont pas rencontré tout de suite. Or je me méfie d’un partage des tâches dans lequel on verrait les protestants confessants bons pour évangéliser, et l’Église catholique meilleure dans la transmission de génération en génération! Je me méfie même d’un partage des tâches qui dirait: le protestantisme est bon dans l’institution du différend acceptable, et le catholocisme est meilleur dans l’institution de la filiation durable. Il ne nous faut pas abandonner si facilement cette question de la transmission et de la filiation, et ce sera le motif du deuxième geste (dans le numéro suivant d’Autres Temps).
Reprenons. Trop souvent les protestants français grognent contre leurs propres institutions, sans jamais se demander ce que c’est que « l’institution », tant sans doute ils croient le savoir. Un historien des institutions comme Jacques Ellul lui-même n’y voyait qu’un système de pouvoir, l’équivalent « politique », entre les humains, des systèmes technologiques qui permettent la domination des humains sur le monde naturel[4]. Chez ces gaulois que nous sommes, chez ces protestants toujours un peu frondeurs et provinciaux (regardons la carte du protestantisme français classique, qui fait comme un rond de champignons à distance de la capitale!), l’institution est toujours perçue comme un machin parisien, confondue avec une administration, la nécessaire gestion pratique des magistrats qui maintient et « fait avancer le fourbi »[5], mais qui n’apporte rien de neuf. En face la parole prophétique, la voix d’Antigone s’angoisse alors de s’époumonner dans le vide, de ne rien pouvoir changer au monde.
La raison en est peut-être qu’au fond nous n’y croyons pas: l’institution ecclésiale est pour nous tellement seconde, tellement provisoire, « en attendant » la venue prochaine du Royaume de Dieu, que nous en avons disposé comme les communistes, attendant une société sans contradiction, avaient fait du droit: comme un « machin » qui empêche le pire, qui ne saurait faire aucun bien, mais qui opère une sorte de maintenance provisoire, intermédiaire, un moyen-terme, bref un instrument dont on espère bientôt ne plus avoir besoin. Au fond les chrétiens sont des « résistants », en marge du monde, et ils ne se préoccupent pas trop d’institutions qui ne sont là que pour maintenir le monde, le reproduire. On grogne contre l’institution, on l’instrumentalise chaque fois que l’on peut, mais on ne perd pas un instant à la critiquer ni à la justifier, à en penser le sens ni les abus. En outre Jean Calvin, dans son Institution de la Religion Chrétienne, écrit que « estimer l’Eglise déjà sainte et immaculée, de laquelle les membres soient encore souillés et immondes, n’est–ce pas pure moquerie ? »[6]: ce genre de considération est typique du nominalisme protestant, selon lequel il n’existe que des individus et non pas des entités génériques comme l’Église. C’est à partir de ces individus qu’il faudra refaire le contrat, recomposer la société ou l’église.
Ceci dit, l’institution n’est pas pour autant dépassée ou abolie, chez Calvin, au contraire (et son titre l’indique) on recommence tout. Comme si la grâce suspendait la communauté instituée (romana), et ouvrait la possibilité d’une communauté instituante (reformanda). Mais il s’agit bien cependant d’institution.
Tu le vois, je pose la question à une autre génération que la tienne: pour dramatiser, en gros vous avez conduit, dans votre génération barthienne et bonhoefferienne, une destruction méthodique de la religion au nom de la foi, de la religiosité humaine qui se fait des idoles pour se cacher Dieu, ou qui se fait des peurs pour se cacher l’angoisse et la grâce d’être. Vous avez conduit une déconstruction de l’institution comme système de domination destiné à briser la véritable et fragile « autorité » que vous attribuiez aux vrais prophètes[7], dont on entend parfois à peine le murmure anonyme. Vous avez conduit une déconstruction du moralisme comme système destiné à égarer l’amour (cet amour évangélique qui se marque à l’insouciance de soi) dans un labyrinthe où l’on ne cherche plus qu’à trouver la voie de son petit salut privé. Je ne sais penser sans repartir de cela, de ce territoire que vous nous avez libéré, aussi bien ma gratitude est immense. Mais à la génération suivante, pourquoi ce désir de se retourner vers la religion, de reconnaître en nous une part d’enfance, d’inconscient ou de rêve, ne serait-ce que pour avoir de quoi entrer dans le dialogue des cultures? Et la foi n’est-elle pas une manière de se placer à bon compte hors de toute religion, comme d’autres se placent « scientifiquement » à bon compte hors de toute idéologie? Et pourquoi à la génération suivante a-t-on besoin à ce point de moralité, de Loi, d’institution, de symboles, si ce n’est aussi pour sortir du « vide », de l’anomisme, de l’exigence trop infinie qu’ouvre en nous la grâce, pour sortir de la dépression, peut-être? Il faut entendre toutes ces demandes, qui toutes ont trait de près ou de loin à l’institutionnalité.
Il nous faut sortir d’une alternative complice qui se nourrit des décombres institutionnelles, où l’on voit grandir ensemble une instrumentalisation plus ou moins démocratiquement centralisée et une démagogie plus ou moins charismatique. Pour cela, la Réforme a-t-elle suffisamment pensé son propre mode d’institutionnalité? N’est-elle pas tombée dans le piège de laisser l’institution aux autres, sans voir qu’elle a quand même une forme d’institution, je dirais presque une esthétique spécifique. Dans cette histoire et cette culture de l’institution, le protestantisme a apporté une ou deux choses notables, et d’autant plus notables qu’elles ont installé des différences peut-être plus profondes et plus durables que les controverses doctrinales; mais pas toujours conduites jusqu’à leur vraie amplitude. Et souvent recouvertes par le sentiment que de toutes façons les institutions sont tellement secondaires qu’il ne faut pas trop s’en soucier. Et certes il n’y a pas de communauté parfaite, mais ce n’est pas une raison pour ne pas, à partir de cette affirmation même, régler les variations de nos institutions. Car les « protestantismes » ont marqué la fin des visées impériales des religions qu’ils ont touchées, et l’apparition d’une certaine isonomie interne à la communauté. On peut dire qu’à l’avènement de la Réforme les choses se sont passées comme si la société européenne avait atteint à ce moment–là un seuil d’intensification et de complexification des échanges et des communications (imprimerie, transports…) tel qu’il avait fallu inventer une forme de communauté qui supporte davantage de désaccords, de différences, en établissant de nouvelles formes de consensus, plus contractuelles, et reposant davantage sur la responsabilité, c’est–à–dire l’autodiscipline de ses membres. Du coup un éclatement, une pluralisation, une individualisation plus radicales ont été rendues possibles, même si ce n’était pas le but initial de la Réforme, qui a dû et doit encore trouver le moyen de refonder la possibilité d’une véritable communauté.
1. L’institution d’une communauté capable de supporter davantage de désaccords
Excuse moi pour cette longue entrée en matière, mais c’est cette question de notre style propre de traditionalité et d’inventivité ecclésiale en matière institutionnelle que je voudrais poser. Peux-tu dire que tu as eu ce souci, et comment?
JA: Avant de commencer, une remarque sur l’intention théologique bonhoeferienne dont tu parlais un peu plus tôt. Certes nous avons eu cette théologie, mais nous n’en avons pas développé les effets ecclésiologiques. À mon sens c’est de ce décalage entre notre discours et nos pratiques qu’est venu le profond malaise du corps pastoral, que nous avons plus ou moins pansé de diverses manières, mais que nous n’avons jamais confronté dans sa racine. Il y a donc des conditions pratiques et communautaires pour la communication du message évangélique..
OA: des conditions pragmatiques…
JA: si tu veux. Ce que je veux dire, c’est qu’il est impossible, impraticable, d’avoir des formes de communauté et donc de communication contradictoires avec le message annoncé, et que c’est même un contre-témoignage.
Lorsque, venant de la paroisse de Lamastre (Ardèche), j’ai connu la communauté naissante de Robinson, j’ai trouvé des gens qui avaient tous plus ou moins été conseillers presbytéraux dans d’autres paroisses, qui connaissaient bien le système presbytéral, et qui, marqués par la pédagogie des mouvements de jeunesse et de la Fédé, peut-être parce qu’ils étaient en train d’instituer, d’inventer les formes de leur communauté, ne voulaient à ce moment-là pas entendre parler de conseil presbytéral, ni d’élections. Cela rencontrait une réflexion déjà ancienne chez Guillemette et moi sur les inconvénients du système presbytéral quant à la participation de tous les fidèles, mesuré à une réévaluation théologique de nos églises comme lieux significatifs de l’espérance du Royaume. Voici les principaux inconvénients que je tiens à rappeler.
En premier lieu les élections presbytérales donnent trop de pouvoir à une minorité, souvent caractérisée par ses prérogatives sociales, culturelles, ou économiques (les grands cotisants), qui intimide les autres, ou qui les démobilise, alors qu’ils doivent vraiment tous partager la responsabilité de servir la parole de Dieu. Par ailleurs c’est un système qui coule toutes les communautés dans le même moule disciplinaire, sans faire crédit à la diversité et à l’inventivité des expériences locales: pourquoi en avoir peur, ainsi, pourquoi ne pas autoriser davantage d’expérimentations? Ensuite le système presbytéral est un système dont j’ai vu qu’il ne savait pas faire une place plus autonome à d’autres échelles du réseau des communautés, aux expériences d’ecclésioles qui me semblent un lieu vital de réinvention des Eglises, comme au rassemblement plus large des paroisses pour certains moments ou certaines actions. Au fond il est solidaire de toutes les ségrégations (des temps, des âges, des activités, des échelles, etc.) dont nous mourons. Il fut un temps, probablement, où il a représenté un progrès dans la démocratie, dans l’égalité représentative, mais avec l’habitude qui s’en est installée, nous voyons comment il bloque la parole et la vie communautaire. Aujourd’hui, bien souvent (je ne veux pas généraliser), il est plutôt un obstacle, un obstacle à la possibilité de dire vraiment « nous ». Or cette possibilité est ce qui nous manque le plus.
OA: Sans entrer dans le détail narratif des expériences de Robinson ou de Manosque ensuite, telle que tu les as vécues (il faudrait alors donner aussi la parole à d’autres membres de ces communautés porteurs des mêmes idées, ou à d’autres expériences voisines), que proposiez-vous et que proposes-tu de faire?
JA: Tout remettre à plat et repenser ensemble les cadres institutionnels: faut-il un temple et un culte hebdomadaire, faut-il une catéchèse enfants-ados, faut-il un conseil presbytéral et faut-il un pasteur local, et comment relancer le travail théologique, comment définir les chartes de ce qu’ensemble nous voulons? Dans tout cela il ne s’agit pas de retrouver la pureté d’une tabula rasa, mais d’accéder à une co-responsabilité, quitte à faire ensemble des erreurs. La première proposition serait par exemple de remplacer le conseil presbytéral par une assemblée ouverte à tous les membres de la communauté. La seconde…
OA: Puis-je t’interrompre et te demander comment tu répondrais à deux ou trois questions ou objections, dont je vous ai souvent entendu parler à la maison avec maman, histoire d’être sûr de bien comprendre l’intention, s’il s’agit de faire en sorte que la parole ne revienne pas toujours aux mêmes, et de mesurer tout de suite cette intention à des résultats qui pouvaient ne pas y correspondre. Car je ne voudrais pas que l’on verse dans le travers du stratège qui attribue tout échec au fait que l’on n’aurait pas complètement appliqué une théorie parfaite; ce serait le comble du contresens par rapport à ta première remarque. D’abord, n’y a-t-il pas une sorte d’élitisme de cette autogestion, où les premiers contractants ou fondateurs forment à leur tour une nouvelle sorte de « notabilité », qui laisse les nouveaux venus sans repères dans des institutions claires, lisibles et communes, qui leur donne le sentiment d’avoir une place[8]?
JA: Cela suppose de remettre sans cesse dans les mains de tous à la fois la mémoire de la communauté, déposée dans des documents communicables, transmissibles, et la possibilité, à intervalles réguliers, de « refaire charte »: j’appelle charte, dans ses dimensions théologique, ecclésiologique, politique, poétique, prophétique, ce qui définit le projet d’une communauté. Cette capacité partagée de renouer le contrat fondateur donne à tous les membres une liberté d’interprétation, mais qui oblige la communauté à penser son travail théologique, à s’inventer une identité provisoire et expérimentale, et à supporter davantage de désaccords, de débats.
OA: Mais cela ne conduit-il pas accentuer les tendances socio–idéologiques majoritaires, bref à favoriser les majorités communautaires au détriment des minorités? Ne faut-il pas, pour corriger ces tendances et maintenir le pluralisme, renforcer le centralisme de l’institution synodale et de ses conventions?
JA: La proposition ne vise pas à affaiblir la dimension synodale de notre ecclésiologie, qui est capitale, mais au contraire à ne pas la laisser subordonnée à sa dimension presbytérale, qui livrée à elle-même est profondément conservatrice, indifférente aux synodes, et obsédée par la seule reproduction: c’est alors que l’on a peur de tout et de son contraire, du congrégationalisme, de l’individualisme, de l’utopie. Il n’y a alors plus aucun sens du caractère provisoire de l’institution, plus aucun pragmatisme, et plus aucun sens de la vie communautaire, dont les décisions demandent toujours une large adhésion, et non des votes majoritaires. C’est alors une machine à écarter toutes les minorités et tous les débats. Si les églises locales locales étaient davantage capables de formuler un projet qui définisse leur identité provisoire, alors on ressentirait mieux le besoin synodal de mettre en lien ces projets.
OA: Deuxième objection, une telle forme de communauté en régime d’assemblée ne risque-t-elle pas de donner finalement la parole à des leaders charismatiques, ayant le don de la formule et de la parole convaincante? Au fond je crois que mon problème ici ne concerne pas seulement nos Eglises, mais le rapport entier de nos sociétés au politique. Car c’est à tous les niveaux que l’on constate une crise de l’engagement militant, et une crise de ce qu’on appelle non sans redondance les « institutions traditionnelles ». Pour ma part je discerne aussi les effets de ce déficit d’une pensée de l’institution sur le registre politique, avec le double affaissement de l’institutionnalité politique dans la gestion technocratique et dans la manipulation démagogique du désir d’unité. Au moins depuis la Révolution nous oscillons entre ces deux tendances. D’une part en effet nous avons le développement d’une administration bienveillante mais tentaculaire et abritée par un légalisme au fond profondément conservateur[9]. D’autre part nous avons les bouffées vaguement rousseauistes d’un appel à une volonté souveraine, qui bientôt se drape dans la posture commode de la « dénonciation », de la dissidence ou de la résistance. Hormis quelques moments d’enthousiasme collectif et désinteréssé[10], le désir de l’unanimité républicaine (ou de quelque autre nom que l’on invoque sa nostalgie) tourne ainsi au ronchonnement, au perpétuel « encore raté ». Mon objection ressemble ainsi à celle que Hegel formule à l’égard de Rousseau, quand ce dernier affirme, contre l’élection de représentants à une assemblée législative, que « la volonté ne se représente pas »: si l’on refuse toute représentation, si l’on veut que le peuple entier fasse la loi, au bout du compte la volonté souveraine unanime se réduit à Robespierre et à la Terreur[11]. Hegel prend ici la défense de l’institution représentative, contre les riques du régime d’assemblée. Que réponds-tu à ce risque de monopole de la parole non plus par une oligarchie presytérale, mais par un leader ou un autre?
JA: Cette objection légitime n’est pertinente que dans le cadre d’une communauté sans culture théologique. Si tous les membres d’une communauté protestante sont ce qu’ils doivent être, des interprètes crédibles, dotés d’une solide culture biblique et théologique, si l’on ne se résigne pas à l’inculture théologique des membres de nos églises, ce danger me semble écarté. Écarté par un autre danger d’ailleurs, celui du perpétuel conflit des interprétations crédibles: mais c’est un danger plus sympathique, un danger qui correpond mieux à l’ecclésiologie implicite de la théologie protestante. Ceci dit la culture théologique à laquelle je fais ici appel prend sens et figure dans des contextes différents, qui brisent ce qu’on attend d’ordinaire dans la hiérarchie de la culture ou de la formation théologique: pour parler à des prisonniers, il faut peut-être plus de culture théologique que pour faire une prédication! Et pour être un interprète crédible, encore faut-il que d’autres aient « cru » en notre parole, y aient fait crédit. C’est cela qui manque souvent: ce crédit proprement théologique accordé par la communauté ou par les pasteurs à des paroles apparemment « faibles ». Ne pas réduire la rencontre au face à face entre une parole théologiquement forte et une parole théologiquement faible, mais y discerner une différence de point de vue, une différence crédible. Au fond, pour faire face au risque d’apparition de leaders charismatiques non critiqués (risque qui menace à mon avis autant la forme presbytérale classique), il nous manque une « pneumatologie », où l’Esprit, comme on le voit dans le récit qu’en fait Moïse ou Paul, ne soit pas un sujet d’orgueil et de pouvoir, mais se marque justement à la capacité de » discernement des esprits ». Car là l’Esprit est inattendu: on se trouve souvent, avec des paroissiens très modestes, devant un Saint qui s’ignore, devant un bon sens déroutant, à partir duquel il faudra refaire toute la théologie. C’est aussi cela que j’appelle la culture théologique.
OA: Troisième objection, une telle forme de communauté en régime d’autogestion sinon d’assemblée ne se trouve-t-elle pas bientôt dans l’incapacité à nommer, à désigner, à imputer des responsabilités, à trouver des répondants?
JA: Mais c’est au contraire à cette irresponsabilité générale qu’il s’agissait de réagir. D’ailleurs l’assemblée générale trimestrielle, qui rassemble la communauté pour une journée entière et fixe les grandes orientations, nécessite entre autres l’appui de deux organes. L’un formé de volontaires, dans une équipe à géométrie variable issue des différents groupes de réflexion et d’action, qui imagine, propose, et prépare les décisions dans le cadre de l’ordre du jour. L’autre formé d’un petit collège de membres élus pour des mandats non consécutifs, et destiné à jouer un rôle régulateur en cas de conflit; cet accomodement aux statuts-types de l’ERF et à la forme presbytérale est quelque chose que nous avions accepté à Robinson depuis 1973. Je ne veux d’ailleurs pas donner cette expérience en modèle, car les situations locales sont infiniment diverses. Je suis au fond pour un cadre institutionnel tellement léger que l’on puisse l’interpréter et l’expérimenter dans des formes différentes.
En tous cas le but de cette réflexion fondamentale était de viser à ce que nos communautés deviennent plus aptes à répondre aux questions existentielles concrètes de n’importe qui. Il s’agissait donc en gros de « déprotestantiser » nos communautés, en un temps où les structures et les habitudes cléricales faisaient écran et obstacle à l’accueil des autres. Mais n’est-ce pas encore trop souvent le cas?
OA: Mais cette manière de déprotestantiser n’était-elle pas encore le comble du protestantisme?
JA: Si le protestantisme consiste à faire en sorte que la parole ne soit jamais monopolisée mais partagée, encouragée, préparée à plusieurs, pourquoi pas? Si le protestantisme préfère à la pyramide la mise en cercle de la communauté autour de l’écoute et de l’étude des Écritures, pourquoi pas? Si le protestantisme veut remettre concrètement la théologie au centre de la culture communautaire, en ouvrant le débat après chaque prédication, en rompant la ségrégation scolaire des âges de la catéchèse, en investissant davantage dans le réseau des bibliothèques et de la recherche en commun, en formant des groupes d’information, de réflexion et d’initiatives, pourquoi pas? Si le protestantisme n’est pas une structure cléricale mais un mouvement qui consiste à redistribuer entre tous l’ensemble des ministères, pourquoi pas?
Ce qui me consterne, c’est le fait que trop souvent on abandonne une institution ou une communauté parce qu’elle ne cherche plus qu’à se reproduire (les gains ne sont plus investis que dans ce qui existe)! Ce que tu n’imagines pas assez, c’est à la fois le manque trop fréquent de curiosité théologique des membres de nos églises, et combien ils ignorent les prénoms ou les numéros de téléphone les uns des autres. C’est à la fois combien rares sont les veillées de « quartier » ou d’écclésioles, et combien faibles sont les capacités des communautés à se rassembler pour un grand culte consistorial. Ce que tu n’imagines pas, c’est la difficulté à sortir de la ségrégation des temps entre la semaine et le dimanche, le stress et le repos, où le culte doit être lisse et sans effort…
OA: Le protestantisme sans effort, cela te déplaît?
JA: Je tiens Jésus comme un grand éveilleur, qui nous demande de veiller sans cesse.
OA: Peut-on être éveillé quand on ne dort jamais? Que serait une communauté de veilleurs perpétuellement placés dans l’obligation de la mobilisation militante, de la « conscientisation »? Et ne sous-estime-t-on pas ainsi le sommeil, qui est aussi le temps d’une autre forme d’ouverture à la rumeur du monde, d’une autre forme de compassion corporelle, sans consience? Au fond je souscris volontiers à tout ce que tu viens de dire, mais je voudrais le replacer dans un rythme plus large, où le temps pour dormir balance le temps pour veiller. N’y a-t-il pas, dans la conscience la plus vigilante, une part irréductible de « sommeil dogmatique »? N’est-ce pas ce rythme qui fait droit à la durée, et n’est-ce pas là qu’intervient le besoin de l’institution, c’est à dire d’un cadre temporel plus durable que nos initiatives? Justement dans la perspective très « confessante » qui est la tienne, l’action protestante ne doit-elle pas jouer sur sa dilution même, sur son caractère homéopathique? Pour cela ne doit-elle pas délibérément abandonner le nombre, la masse substantielle, et se faire cadence et rythme? Ne doit-elle pas définir des rythmes d’intervention qui soient en phase et en résonnance avec nos moyens et notre audience?
JA: Je ne demande pas que tous soient simultanément éveillés et mobilisés dans un grand Réveil après un grans Repos, mais qu’ils puissent tous l’être tour à tour. Ce qui suppose dans la communauté entière une latence, une vacance, une écoute, une lente maturation, l’accumulation de potentialités, une gestation. C’est pourquoi il est si important de laisser les enfants et les adolescents entrer dans l’auditoire de la communauté entière, chacun à son rythme, plutôt que de les vacciner par un examen catéchétique. Comment faire pour que nos cultes soient toujours aussi destinés aux adolescents et aus enfants? Est-ce que cela n’apporterait pas à tous un profond renouvellement? Au contraire d’une vigilance abstraite, je voudrais donc que l’on fasse bien plus de place aux corps, à la dimension théatrale de nos cultes et de nos liturgies; je parle ici de cultes et de liturgies qui ne séparent pas le sacré et le profane, qui puissent éclater et se mêler à la dimension de nos vies quotidiennes comme à celle des heurs et malheurs du monde. Il faut que nos cultes sachent aussi prendre cette dimension plus intime et plus vaste.
J’aimerais en concluant me souvenir que lors de mes séjours prolongés au USA, j’ai apprécié l’humour avec lequel, au gré de leurs déménagements multiples, les gens s’inscrivent successivement dans des communautés différentes, baptistes, méthodistes, presbytériennes, etc. Ils savent ce faisant appartenir au même théâtre mythico-politique, à la même église, une église ouverte à cette pluri-appartenance. Ils n’ont peut-être pas tort.
Institution, désaccord, génération
Dans la première partie de ce texte[12], qui portait sur « l’institution d’une communauté capable de supporter davantage de désaccords », nous avons considéré le problème du conflit, des différends internes à la communauté, et qui en manifestent la vitalité; nous attaquons maintenant le problème de la durabilité, c’est à dire de la transmission, de la deuxième génération, qui ne vivra probablement pas la « révolution permanente » ou le « semper reformanda » de la même manière que la génération des pères, celle qui attendait l’imminence de la fin du monde. Cette question de la transmission et de la génération, l’église primitive, comme les premiers puritains ou anabaptistes, ne l’ont pas rencontré tout de suite.
C’est d’ailleurs l’un des intérêts de la triade exposée par Troeltsch entre les trois types d’organisation ou de formes de vie qu’il croit pouvoir discerner dans l’histoire des christianismes: l’église plus institutionnelle, éventuellement sacramentaire, ouverte aux masses et souvent davantage liée au pouvoir temporel; la secte, qui se met elle-même davantage en dehors du « monde » (le monachisme, et les formes puritaines ou anabaptistes de calvinisme); et le mysticisme plus individualiste, méfiant envers toute médiation instituée (le piétisme et le romantisme). Mais j’ai dit qu’il fallait se méfier d’un partage des tâches dans lequel on verrait les protestants confessants bons pour évangéliser, et l’Église catholique meilleure dans la transmission des générations. Il ne nous faut pas abandonner si facilement cette question de la transmission et de la filiation.
On sait d’ailleurs que dans notre protestantisme français les personnes se promènent assez facilement d’une forme de spiritualité à une autre, traçant des histoires merveilleusement embrouillées, mais qui dessinent une configuration finalement assez stable. On entre en gros dans le protestantisme par l’aile évangélique, qui nous campe aux marges du monde dans l’imminence du Royaume de Dieu; on y passe par les églises qui font comme une grande famille attachée à ses filiations, et qui savent inscrire dans ce monde les signes d’un autre monde; on en sort par la grâce discrète et éblouissante d’être au monde, grâce tellement universelle que nous y sommes superflus. La période de transition entre le bassin d’alimentation et le cône de déjection est plus ou moins longue, et la configuration entière est plus ou moins puissante, capable d’attirer depuis loin et de renvoyer loin d’elle-même, ce qui suppose que chaque dimension joue à fond son rôle par rapport aux deux autres, et sans soute une certaine proportion optimale! Or c’est encore une affaire de génération, car ce transit ne peut se faire que par le passage d’une génération à une autre. C’est une dynamique trans-générationnelle.
2. L’institution d’une communauté capable d’enjamber la génération
Je voudrais recommencer par un bref développement pour exposer ce que je crois être la double dimension de toute institutionalité. Hannah Arendt, dans Condition de l’homme moderne, insiste sur le fait que les institutions donnent un cadre durable aux actions et aux paroles humaines, qui sont si fugaces et éphémères que les humains ont la tentation de les durcir pour en faire des oeuvres impérissables, ou de les ramener au travail par lequel la vie se reproduit. C’est à cause du manque d’un tel cadre que nous souffrons du sentiment de l’impuissance de nos actions, de leur futilité ou de leur décalage par rapport à nos voeux (et d’autant plus que l’on a affaire à des militants qui veulent transformer le monde)[13]. On a alors le sentiment que l’action et la parole sont vides et vaines. Dans le monde où nous apparaissons avant de disparaître, nous avons besoin d’un « habitat » plus durable que nous mêmes. L’institution, comme théâtre de l’action et de la parole, offre un cadre qui donne à chacun le sentiment d’être autorisé, par quelque chose de plus durable que ses propres pouvoirs, à prendre place, à s’identifier et à se distinguer; l’institution donne aussi à chacun le sentiment qu’il peut avec gratitude laisser place à son tour à d’autres. On peut penser cela tant pour la succession temporelle des prédécesseurs et des successeurs que pour la contemporanéité de ceux qui font partie du même cercle autour d’une centre vide, où chacun peut parler et intervenir à son tour.
Je rappelle ce cadre très général, parce que dans le plaidoyer pour l’institution, on retient actuellement surtout le souci d’une durabilité par la filiation, par la figure d’un père capable de donner la loi, de faire la séparation fondatrice entre les générations. Et par la figure d’un enfant qui fera ce que les parents n’ont pas fait. C’est certainement quelque chose de vital que l’on ne peut oublier sans perdre une dimension insitutionnelle nécessaire à nos existences. Et je crois que cette dimension généalogique du texte biblique, des figures de patriarches et de filiation, est quelque chose de très important. On suppose cependant alors trop souvent que l’institution n’a de sens que verticalement, pour assurer la filiation et le remplacement des générations, et non horizontalement pour réguler la possible conflictualité entre des égaux qui, en se distinguant les uns des autres et en s’alliant, savent qu’ils pourront avoir des différends. C’est le sens d’une autre orientation majeure du texte biblique, qui axe tout sur l’élection, sur l’alliance, sur le contrat qui place les partenaires à égalité, dans la liberté d’avoir choisi et de tenir leurs engagements. Entre le schème biblique de la généalogie et celui de l’élection, il est bon de ne pas trop vite désigner lequel doit se subordonner à l’autre. Quand je parle d’institution, je désigne donc deux orientations qui doivent ensemble donner forme à notre espace d’apparition, au cadre dans lequel nous sommes autorisés à différer les uns des autres tout en ressemblant à ceux que nous remplaçons. D’une part nous avons l’exigence d’établir une véritable égalité entre les individus, jusque dans leurs désaccords, et d’autre part celle de respecter une irréductible différence de génération, qui autorise les « petits » à prendre la place des « grands ». La première exigence institutionnelle suppose le travail de la symétrie pour traiter les autres comme soi-même, jusque dans le différend; et la seconde exigence institutionnelle suppose la prise en compte de l’assymétrie, pour ne pas faire aux autres ce qu’on nous a peut-être fait, pour faire accepter qu’entre génération la règle n’est pas la réciprocité. Cela suppose de distinguer et d’articuler deux dimensions de l’institution de la société: l’une plus horizontale, dans l’accord libre des égaux, leur conflit possible et leur alliance toujours à réinterpréter; et l’autre plus verticale, dans la durée et la protection du « petit » que demande la filiation, et qui n’est pas librement contractualisable.
Réfléchissant sur la filiation, le protestantisme suppose que le sujet n’est plus tenu en état de minorité[14], d’une part parce qu’il doit grandir et supporter quelque responsabilité, mais d’autre part parce qu’il est de toute façon abandonné, orphelin, et que l’Autorité est désormais absente devant laquelle il est pourtant responsable. C’est bien, mais le protestantisme doit repenser aujourd’hui son intention initiale de manière à sortir de la corrélation vicieuse entre une église qui tient ses ouailles en enfance et des petits sujets-rois qui font tous leurs caprices. De manière à mettre en place la corrélation vertueuse entre une institution qui sache faire place à l’autonomisation des sujets, et des sujets qui sachent venir d’une enfance et s’inscrire dans la génération. D’un côté en effet je comprends qu’on se dresse contre la manière « romaine » de penser la filiation: que seraient des enfants qui jamais n’en viendraient à s’émanciper, à prendre leur autonomie, que serait une autorité parentale qui bloquerait l’enfant dans son enfance? Mais d’un autre côté il faut récuser le modèle ou plutôt la fiction individualiste des Lumières, celle de l’individu sans dette, fils de personne, qui se termine aujourd’hui dans le cycle infernal de la dépression et des diverses drogues de la vie ultra-moderne (sous la figure du « je peux tout, tout seul »). C’est pourquoi il est important de repenser ce que j’appelle la part d’enfance irréductible, de repenser ce que peut signifier chez nous l’Autorité, la transmission ou la tradition. Et nous pouvons nous tenir à ce premier indice suggéré plus haut que l’Autorité est ce qui nous « autorise ».
Je veux bien croire, comme le pense mon père dans la première partie de cet article, que dans nos communautés il faille distinguer entre des énergies de reproduction et des énergies de création. Et qu’il soit important d’inventer ensemble, tous ensemble, toutes générations confondues, et nouveaux arrivants aussi: d’inventer et non pas de répéter[15]. Mais peut-on inventer sans répéter? Peut-on simplement opposer invention et tradition? Ne faut-il pas intercaler plus finement des plages d’invention entre des plages de répétition? Malraux, parlant de la création artistique et picturale disait qu' »on crée mal sur le vide ». Qu’est-ce qu’une invention qui se tiendrait effrayée à distance de la tradition, sans oser y mettre la main, sans oser y puiser de quoi réinventer? Et n’est-ce pas en inventant, en ouvrant des figures inédites, que l’on réveille des figures immémoriales et endormies, que l’on rouvre les traditions les plus anciennes?
Je sais aussi que dans la « proximité » du Royaume les disciples sont saisis dans une totale contemporanéité d’une sorte d’Instant unique, de présent électif qui rompt avec l’éternelle succession, et qui m’amène à me découvrir et à dire « me voici ». Nous sommes contemporains de Jésus, et si l’on ne sent pas dans l’instant présent cette contemporanéité, peut-on être « témoin », se dire témoin sans ridicule? Kierkegaard ici a raison dans son accusation de l’Église installée dans le monde et ses dynasties. Il a raison de montrer le scandale de transformer le message évangélique en une telle platitude que l’on ne comprend plus pourquoi Jésus a pu être crucifié pour de telles platitudes. Et mon père a également raison de remarquer que Jésus est contemporain de Dieu justement là même où il dit qu’il ne parle pas de lui-même mais d’un autre. Mais le témoignage n’est-il pas aussi ce qui se transmet de génération en génération, comme une petite histoire fameuse ou comme on se transmet une bague, selon la jolie image de Walter Benjamin[16]?
Il doit donc y avoir une manière plus protestante de penser la filiation et la génération, qui ne soit pas seulement la tradition « auto-nettoyante » dont il m’est arrivé de parler (et qui correspond plutôt à la mystique protestante de la typologie de Troeltsch), ni cette pure (et sectaire) élection un à un d’individus très singuliers, directement dressés face à l’instantanéité éternelle du Royaume[17]. Je reprendrai l’image schopenhauérienne d’un monde d’adultes saisis dans la lutte pour la vie, c’est à dire pour la reproduction tant biologique que sociale. C’est sur les deux bords de ce fleuve qu’il faut travailler, quand on est « détaché » de cette lutte, libre, comme désintéressé de la reproduction elle-même: les enfants, qui prophétisent, et les vieillards, qui ont des songes, sont l’écart de génération qui nous intéresse. Aussi bien, à examiner rapidement les lectures, les questions ou les songes, on a bien le sentiment que la religion est une affaire de vieillards et d’enfants.
Cet écart générationnel m’intéresse particulièrement, parce que s’y rencontre avec la plus grande vivacité la demande enfantine de tradition narrative, et l’invention obligée, le bricolage sous le feu des questions neuves. Car pour les plus jeunes la Bible doit être un récit, une histoire que l’on raconte, et qui puisse être leur histoire. Si les adultes aujourd’hui perdent le sens de l’histoire et de l’action historique, c’est parce qu’ils ne prennent plus le temps de raconter, de raconter ce qu’ils font ni ce qu’ils veulent faire. C’est donc d’abord ce temps de pause, de simples veillées, ce « temps de raconter » qu’il faut trouver avec les enfants et les pré–adolescents, non pas pour y faire des études bibliques, ni pour aborder les textes bibliques avec un thème éthique ou existentiel (souvent trop abstrait), mais simplement pour raconter des histoires. Pour suspendre ce monde par un autre monde, et le rouvrir autrement. Remarquons au passage que la Bible n’est bonne qu’à petites doses, et que les overdoses donnent lieu à empoisonnement ou à rejet définitif. Raconter des histoires bibliques, cela ne veut pas d’ailleurs pas dire forcément ni uniquement lire la Bible; lire n’est pas raconter, et il ne faut pas hésiter à mélanger les récits bibliques à ceux d’autres grands textes de la littérature de tous les temps[18].
En effet cet écart générationnel est d’autant plus vif que nous aurons affaire de plus en plus à des enfants qui auront par leurs grands-parents non seulement une double, mais une quadruple appartenance, une quadruple tradition! Cela peut-être une grande richesse, mais cela peut aussi déterminer un relativisme stérile. Il faut instituer cette pluralité dans la transmission, et notre église aurait un immense « avantage » sur les autres si elle était la première à penser théologiquement et à instituer ecclésiologiquement cette pluri-appartenance. C’est un gigantesque débat à conduire, qui peut mobiliser de nombreuses autres controverses théologiques, liturgiques, catéchétiques, mais aussi philosophiques et politiques. Je crois que ce serait un bon débat!
Il nous faut en tous cas davantage d’ecclésiologie-fiction, et penser une transmission qui prenne sérieusement en compte le fait qu’à chaque génération nous préparons nos enfants pour ce que fut notre monde et qui ne sera pas le cas. Et que nous avons été préparés pour un autre monde que celui qui est le cas[19]. Car la transmission dont nous parlons se passe de génération à génération, c’est à dire dans une irrémédiable dissymétrie communicationnelle: du fait de la génération il y a toujours du « dogme », une part d’indiscutable et même d' »impensé » dans le discours, l’identité, les figures transmises. Tout le problème alors serait de ne pas être aliéné dans le « dogme » transmis, d’obtenir la maîtrise de ce que l’on transmet et de ce que l’on ne transmet pas. Il s’agirait au fond de pouvoir ne pas transmettre les malheurs, les blessures, et de pouvoir transmettre les bonheurs, les excellences, les compétences. Or c’est justement une des choses les plus difficiles de la vie. On y touche même l’impossible. Sans cesse je transmets ce que je ne voudrais pas transmettre, et je ne transmets pas ce que je voudrais transmettre. Et ce que je croyais être le bonheur peut faire le malheur de mon enfant.
Tenir compte de ce décalage exige de transmettre quelque chose qui soit vraiment « réinterprétable », librement réinterprétable, interprétable diversement et de façon pour nous imprévisible. Et cela exige à chaque génération notre capacité à interpréter ce qui nous est transmis, et d’abord notre existence même. Car notre existence même tient à ce que nous avons été convoqués à l’existence, à la parole, à l’agir, et c’est pourquoi nous pouvons nous révéler à notre tour parlants, agissants, imaginants, traçants ainsi des figures possibles qui sont autant d’interprétations de ce qui nous a été donné. Au fait d’être venu au monde, nous répliquons par un acte ou une parole d’initiative, par laquelle nous interprétons notre existence. Et de même qu’une demeure, un habitat, porte toujours en elle les traces et la mémoire des demeures antérieures portées par l’habitant, une culture n’est vivante que par sa capacité à recréer en elle les cultures toujours croisées dont elle est issue. Ricoeur l’a assez montré: l’interprétation est à la fois sédimentation des apports successifs et innovation, écart singulier. Interpréter consiste à rouvrir dans le passé des promesses enfouies et jamais encore tenues. Loin de s’enfoncer sous l’aile protectrice du passé, mais loin aussi de se tenir à distance horrifiée d’un passé tenu pour mort, la vie s’interprète par sa capacité à en faire surgir de nouvelles figures. Les plus importantes trouvailles de l’école « herméneutique » (de Schleiermacher à Gadamer et Ricoeur) sont ainsi à reverser à ce dossier d’une nécessaire pensée « protestante » de la filiation.
Concluons. Rien de durable ne s’est fait dans l’histoire sans compromis. Et il est possible que la « nervosité » actuelle de notre société, son impuissance à disposer d’une mémoire vivante qui la dispenserait de se commémorer indéfiniment, son impuissance à proposer un horizon d’attente partagé qui donne à chacun le sentiment qu’il a le temps, viennent de cette incapacité à inscrire des compromis dans la durée. Elles viennent également de la difficulté proprement démocratique à penser ce qui nous « autorise » à nous succéder en différant, ce qui nous en donne de quoi. Et ici nous nouons les deux dimensions de l’institution, non seulement pour nos églises d’ailleurs, mais pour notre société et notre politique. Pourquoi les Français se sentent-ils tellement à l’aise avec le mythe de la Résistance? Pourquoi est-ce le modèle du politique, de telle sorte que l’action politique est si souvent pensée comme du dehors du pouvoir, dans la posture facile de la dénonciation[20]? Pourquoi par ailleurs ont-ils à ce point besoin d’un État paternel et tutélaire? Si le compromis durable est ce qui écarte la violence, c’est parce qu’il suppose de la part de tous le consentement à instituer le conflit. Le compromis consiste à détourner le face à face par le détour apaisant à un monde des choses. Il installe des objets ambivalents, qui peuvent être employés comme ceci et comme cela, et qui servent donc à transiger sur les vues des uns et des autres, à intriguer, à retarder, à faire écran. Les frontières, les réseaux de déplacement, les institutions, les codes et le langage entier ainsi sont des médiations qui obligent à cohabiter, et qui autorisent la cohabitation. Mais aussi c’est cela qui permet aux générations qui se succèdent de réinterpréter à leur tour le monde dans lequel ils se trouvent. Et le « canon » biblique représente bien à la fois ce désaccord fondateur, et ce code généalogique.
Il y a un problème politique actuel de la représentativité et de la représentation, prise entre les contraintes de la gestion administrative et l’impératif souvent démagogique de la démocratie directe[21]. Je voudrais rapporter ce problème à celui de la déficience dans notre culture du conflit: notre culture politique entière n’est à l’aise que dans le consensus résigné ou dans l’unanimité enthousiaste. Or il me semble qu’il faut plutôt chercher les désaccords vraiment représentatifs, sans croire qu’on les connait déjà, car souvent un conflit ou un désaccord n’est que le symptôme d’un conflit ou d’un désaccord plus profond mais qui n’a pas trouvé d’autre langage pour s’exposer, se raconter, se mettre en scène. Et cela prend du temps, et du « temps à plusieurs ». Pour trouver les désaccords vraiment représentatifs, ceux dans lesquels tout le monde se reconnaîtrait, pour trouver les désaccords optimaux sur lesquels on puisse refonder le politique, il faudra bien se mettre au travail, et accepter de ne pas savoir ce que l’on cherche, de ne pas savoir ce que l’on représente, de ne pas savoir ce qui peut nous représenter.
Si je distingue, en prolongeant une distinction faite par Moltmann, Ricoeur et d’autres au tournant des années soixante: 1) la dimension koinoniale de l’église comme communauté, comme creuset où les cortèges des langues et des identités se mêlent et se refont; 2) la dimension kérygmatique de l’église comme cercle d’écoute et de recherche autour d’une vérité; 3) la dimension diaconale de l’église comme réseau d’équipes d’information et d’action ayant dispersé ses tentes au quatre coins de la nuit, je distingue du même mouvement des formes de vie et d’institutionalité différentes: l' »église-institution » de l’identité partagée, la « mystique » de l’effacement de soi dans une vérité qui me délivre du souci de mon identité ou de mon salut, la « secte » de l’action (du pardon) sur le monde. Elles déterminent des rapports différents au temps. Je crois que nous avons besoin d’un bon rythme entre les trois.
Olivier Abel
Notes :
[1] Père d’Olivier, Jean Abel, après des études à Montpellier, Richmond et Chicago, a été pasteur à Saverdun, Lamastre, Robinson et Manosque. Il habite actuellement en Ardèche près de Privas.
[2] Voir mon commentaire à partir de Luc Boltanski dans « post-scriptum sur les conflits », qui termine « Pouvoir, amour et justice. Considérations à partir de Tillich, Ricoeur et quelques autres » ETR 1997/4.
[3] « C’est ainsi que la république (puritaine) fut rapidement peuplée non seulement de saints et de laïcs -le premier groupe gouvernant le second- mais aussi de laïcs qui étaient les fils et filles de saints et de saints qui étaient les fils et filles de laïcs. Le gouvernemet de la grâce ne pouvait pas survivre à ce résultat entièrement prévisible et entièrement inattendu » M.Walzer, Sphères de justice, Paris: Seuil, 1997, p.347.
[4] Il était très éloigné des vues plus psychanalytiques et plus récentes d’un Pierre Legendre, estimant que l’institution est ce qui permet la reproduction symbolique, sans laquelle la génération ne fait plus généalogie, et ne laisse que des individus « désafiliés ». Un jour peut-être aurons-nous besoin d’un peu de sobriété calviniste contre les débordements de nos attentes thérapeutiques ou identitaires envers la Loi ou l’Institution.
[5] Comme Louis Simon disait en parlant du Roi, par différence du Prophète, Autres Temps 1987 n°15, p.52.
[6] Paris Les Belles Lettres 1961, tome 4 p. 169
[7] Cf. Jean Abel, « L’autorité », Le lien- Trèfle (EUF-FFE) 1971.
[8] Comment dans un « temple », être partout chez soi mais aussi pas chez d’auitres: comment rendre tangible par l’architecture et par la liturgie l’universel singulier qu’est l’église (ce que n’est pas le Mac Donald ni l’Ikéa, qui sont universels sans singularité, où l’on est mensongèrement partout chez soi).
[9] Remarquons au passage que cette technocratie, qui a supprimé des services publics tout ce qui n’était pas instrumentalisable, n’a pas encore compris comment il se fait qu’elle ne trouve bientôt plus en face d’elle que des mafias, des clans, des réseaux où l’on ne pense qu’à ses proches.
[10] Je pense à la description de la fête de la fédération au livre III de l’Histoire de la Révolution française de J.Michelet.
[11] On pourrait trouver chez Rousseau des ressources pour répondre à cette objection hégélienne, comme le montre Victor Goldschmidt dans Antropologie et politique, les principes du système de Rousseau Paris: Vrin, 1974.
[12] Qui se présentait sous la forme d’un dialogue avec mon père. Cette seconde partie est dédiée à mes parents, et je n’hésiterais pas à expliciter les remarques que je leur dois; ce sera ma manière d’illustrer ce que la génération est aussi.
[13] Dans la première partie du texte, mon père parlait de la communauté comme d’un théâtre; c’est ainsi que je le comprends.
[14] « jusques à quand abreuveront-il leurs enfants d’un même lait? Car s’ils ne grandissent jamais jusques à supporter quelque légère viande, il est certain que jamais ils n’ont été nourris de bon lait » Calvin, Institution de la religion chrétienne, op.cit. tome 4, p.145.
[15] C’est ce qui explique la position de mon père qui disait à propos du Baptême: « Prenons l’exemple du Baptême. C’est un signe, et il n’y a pas de message sans signe. Mais il n’y a pas de signe pour quelqu’un qui n’y cherche aucun message, qui n’y voit aucun sens. Si c’est le signe d’un dépouillement, d’un renoncement à ma vie, à choisir moi-même ma vie, qu’est-ce que ce signe peut voloir dire à un enfant? C’est un exemple de ce que je crois être l’erreur de la transmission traditionnelle, comme transmission passive. La transmission ne peut être signifiée que par un acte, un acte conscient, libre, un prendre acte de ce qui nous a été donné, une action de grâce. Sans cette actualité, c’est un mensonge, et la répétition du signe vide le dévalue. Je ne veux pas dire que je refuse de faire des baptême d’enfants, je l’ai toujours fait, mais j’ai toujours tenté de rompre ce que ce geste avait de machinal et même de superstitieux, de religieux, pour que les parents prennent acte de ce qu’ils font, pour que le Baptême soit vraiment un signe »
[16] Pour ma part, je crois que le baptême signifie en même temps ce que peut reçevoir un enfant et ce que peut choisir un adulte. Ce dont on n’est jamais complétement contemporain parce que cela nous précède, et ce dont on décide de se faire contemporain parce que c’est le coeur même de notre actualité. Et je crois qu’il faudrait faire de cette ambiguïté une structure liturgique.
[17] Comment faire pour réinterpréter autrement l’opposition platonicienne entre la participation à l’immortalité par la génération et la génération purement spirituelle, ou l’opposition paulinienne entre ceux qui sont « nés selon la chair » et ceux qui sont « nés selon l’esprit »?
[18] Par ailleurs de nombreux textes bibliques sont susceptibles d’être mis en scène. Le théatre présente l’avantage d’introduire pour les acteurs un jeu entre identification dramatique et distanciation historique, et ce jeu définit au mieux le « bon » rapport aux figures biliques. Mais en outre un certain nombre de scènes bibliques traversent nos gestes et nos comportements, les brisent ou les magnétisent: pour explorer cet imaginaire immémorial et qui fait que nous partageons le même rêve, il faudrait inventer une sorte de théatre sacré. Le but d’un tel théatre serait d’interpréter les textes, au sens même de l’exercice calvinien : en ramenant le texte à sa plus simple expression, débarassé ds constructions littéraires et des rationalisations ultérieures qui l’ont recouvert. Non pas qu’il y ait un degré zéro du texte biblique: tous les textes n’apparaissent que dans des conflits entre plusieurs rédactions, ils ont été brisés, repris dans des élaborations ultérieures. Mais le théatre sacré ferait ressortir les tensions qui traversent ces textes. Un tel exercice nous apprend à nous « désapproprier », à démythologiser le texte: à ne pas y voir une simple allégorie du Moi, un langage privé, un mythe qui nous appartient.
[19] J’ai souvent entendu ma mère parler de ce décalage essentiel, comme quelque chose d’à la fois malheureux et heureux.
[20] De l’intérieur, le pouvoir est alors pensé comme la bonne gestion des diverses contraintes, et non comme un choix à plusieurs.
[21] J’ai souvent entendu ma mère pointer avec ironie cette perpétuelle « cooptation » de ceux qui sont déjà connus et reconnus, et qui manque à donner droit à chacun de paraître, ce qui serait pourtant le propre de l’espace public d’apparition que devraient être nos églises, à défaut de nos cités.
Publié dans Autres Temps n°61 (p.5-15) et n°62 (p.61-69)