La dignité que nous cherchons

 

On nous dit : respect de la dignité humaine. Et on place cette dignité dans une image de l’Homme, qui est celle de l’individu moderne, assuré de sa forme physique et de sa formation professionnelle, de sa conscience, sujet maître de ses objets et mesure du monde. Jamais morale ne fut plus impérieuse et plus normative que celle–là ! Comme si la dignité pouvait être définie, et définie comme une supériorité (de l’Homme sur l’animal ou sur les choses, par exemple)! Comme si l’image de la dignité était toujours la même, à tous les âges, pour tous les types de maladies ou de handicaps ou simplement d’existences, pour toutes les créatures.

N’est–ce pas au contraire dans ses variations, là donc où cette image de la dignité se met à trembler, que se révèle sa structure intime ? N’y découvre–t– on pas des dignités qui ne tiennent pas toujours à une "conscience" ni à une "forme", mais qui attestent que tout "corps" peut aussi être sujet, et que nous n’en savons rien. La dignité tient alors à la possibilité d’une reconnaissance de sujet à sujet, qui n’est pas seule–ment reconnaissance de conscience à conscience, mais plus fondamentalement reconnaissance de corps à corps, de créature à créature.

C’est là où la dignité est invisible qu’elle commence. Là où nous ne savons pas quelle est la "dignité" de l’autre, parce que nous n’avons pas à la savoir, mais à la respecter. Là où il n’y a parfois plus de langage, parce que le langage des mourants, comme celui des naissants, comme celui de ceux qui souffrent, et de ceux–là mêmes qui ne le savent pas (qu’ils naissent, souffrent et meurent), est un langage simplement sonore, indéchiffrable. La dignité des créatures, les humaines parmi les autres, humaines parfois de savoir simplement qu’elles ne savent pas, c’est d’être à l’image de Dieu. Et elle tient précisément à ce que nous n’avons pas d’image de Dieu.

Pour commencer je ne saurais assez vous dire l’émotion et la confusion dans laquelle je me tiens de présider une si vénérable assemblée, et j’espère seulement que cette confusion ne rendra pas mon discours trop confus ! En tous cas il sera bref, parce que je l’ai écrit ; sans quoi j’ai tendance à faire des parenthèses interminables, et comme il y a un rayon de soleil dehors, il vaut probablement mieux sortir le plus tôt possible en profiter ensemble.

Mais en attendant, puisque la parole est à moi et que je devrai bientôt la passer et la faire passer à d’autres, je vais tenter de rassembler l’éthique que nous cherchons dans une parole toute simple.

Admettons que la grande loi morale de la vie soit la loi de la réciprocité, depuis la règle de l’échange et du troc jusqu’au respect des plus hauts principes de réciprocité universelle. La réciprocité est ainsi le rythme fondamental de toutes les activités humaines.

Cependant, pour être soumis à cette règle de la réciprocité, encore faut–il pouvoir être entré dans cet échange permanent qu’est la vie, et encore faut–il savoir en sortir ! Y entrer parce que si chacun d’entre nous possède quelque chose, personne n’a tout, si chacun fait quelque chose nul ne fait tout, et si chacun est quelque chose personne n’est tout ; y entrer aussi parce que l’échange c’est d’abord l’échange des biens. Mais il faut savoir en sortir parce qu’il y a des échanges de maux et de méchancetés ; en sortir aussi parce que tout dans la vie n’est pas échange ni juste rétribution, il y a des pertes, de la souffrance injuste et de l’absurde, il y a des possibles perdus et de la mort.

L’éthique que nous cherchons aurait ainsi une structure toute simple: il s’agirait d’abord du courage d’entrer dans l’échange, malgré toutes les difficultés, de commencer à vivre, d’accepter la vie. Il s’agirait ensuite de persévérer dans l’échange, de maintenir la réciprocité (et la justice). Il s’agirait enfin de savoir sortir de l’échange, de savoir pardonner ; et cela peut–être afin d’accéder à un autre échange. Telle est la courbe simple et difficile de l’existence éthique, de toute existence éthique. On pourrait d’ailleurs aussi dire que c’est la courbe du moindre acte éthique : commencer, persévérer, terminer.

Ici je m’intéresserai aux deux extrémités de la courbe, là où l’éthique que nous cherchons se met à trembler, aux limites de l’existence. Qu’est ce qui nous donne le courage et la force de rentrer dans l’échange, d’approuver la vie ? Et qu’est ce qui nous donne la force de pardonner, de sortir de l’échange ?

A La Force, vous vous battez sur ces limites–là, qui sont en fait les frontières de toute existence éthique. Voyons–les l’une après l’autre.

La "force", que certains appellent "valeurs", vertu, courage, ou que d’autres appellent "foi", c’est ce qui permet de résister au malheur, c’est-à-dire de sortir de soi. Pourquoi ? Parce que le malheureux tend à devenir méchant, à prendre son malheur, sa douleur, pour le centre du monde : à l’endroit de sa douleur, sa subjectivité enfle. Et la foi, la confiance, c’est ce qui le "décentre", le tourne vers ailleurs, vers autre chose que lui, comme on le voit dans le finale du livre de Job.

Or cette force, cette confiance, manifestent me semble–t–il une capacité à dire "oui", à dire oui à la vie en dépit de ses injustices, et finalement à dire "oui" à quelque chose de plus vaste que mes malheurs privés. Ainsi, avant même l’éthique des choix, des décisions et de l’action, il y a une éthique du "subir", une éthique du simple "recevoir" l’existence des choses et des autres, une éthique de la perception.

Cette capacité à dire oui, cette force d’approuver est d’autant plus importante que nous sommes dans une société où cela manque. Jadis la forme du problème moral était : "je suis impuissant à faire ce que j’approuve", comme dit l’apôtre, et même si je sais où est le bien je n’arrive pas à le faire. Aujourd’hui, c’est plutôt : "je suis impuissant à approuver ce que je fais", et même si je ne fais rien de bien mal je ne suis pas très sûr que ce soit bien. Rares sont ceux qui approuvent pleinement ce qu’ils sont et font.

Mais c’est peut–être précisément parce qu’ils cherchent à approuver ce qu’ils sont et font, à s’approuver eux–mêmes ! Or approuver ce que l’on fait, en vérité, cela veut dire être capable de répondre de ce que l’on fait, d’en être responsable. Non pas responsable devant soi–même, mais responsable devant les autres, et devant Dieu. Nos "oui", nos approbations, nos valeurs, ne sont que des manières de répondre, de nous tenir debout–devant (et d’en être responsable même et surtout là où l’on n’a pas de réponse).

Telle est la première limite sur laquelle vous vous tenez à La Force. Je l’appelle le "courage". Voyons la seconde, celle que j’appelle "pardon".

Si nous n’aimons que ceux qui nous aiment, nous ne faisons rien de bien extraordinaire, comme dit l’autre ; encore que rendre le bien pour le bien (et même le mal pour le mal) soit sans doute nécessaire à une certaine stabilité du monde (je veux dire du monde des sociétés humaines, régies par la règle de l’échange). Mais le pardon est bien l’extraordinaire qi’il nous a été donné d’attester dans ce monde ordinaire, la force surprenante qui nous a été donnée, de répondre au mal par le bien, de sortir de la loi de l’échange.

Mais pour bien comprendre la force du pardon, il faut en comprendre la fragilité. Même si le pardon est une parole rare et surprenante où dire c’est agir, il n’y a pas une vertu magique enclose dans ses syllabes, et le pardon dépend de conditions hors desquelles il n’a pas de sens ni de force. La première est que celui qui pardonne ait été celui qui a subi le tort. Je ne peux pas pardonner à la place des autres, pour eux je dois demander justice, et eux seuls ou le "Jugement Dernier" peuvent me délivrer de cette responsabilité. Mais ce qui m’a été fait je peux le pardonner : je le puis parce que moi–même j’ai été pardonné, une "autre" fois, et combien plus !

La seconde condition est que celui qui est pardonné reconnaisse dans le même temps son tort. Sinon le tort n’appartient pas au passé, mais au présent le plus menaçant, aussi ancien aussi refoulé soit–il. La force du pardon, c’est celle de l’aveu, ce sont l’endroit et l’envers d’un même geste, par lequel avant et après rien n’est pareil, et par lequel nous nous délivrons mutuellement du passé.

Jusqu’ici j’ai toutefois tenu le mal, je veux dire le malheur, pour coextensif à la culpabilité. Comme s’il y avait toujours un coupable. Or les humains sont globalement plus malheureux que méchants. Il y a de la souffrance absurde, des malheurs sans rétribution. C’est ce que nous avons le plus de mal à admettre. "Nous préférons la condamnation morale à l’angoisse d’une existence non–protégée et non–consolée", écrit Paul Ricœur. Nous ne pouvons pas supporter une existence sans rétribution ni sanction, une existence où la souffrance et la mort n’ait aucune signification. Eh bien seul le pardon peut tenir debout en face de cette expérience du malheur absurde. Seul le pardon peut nous faire sortir d’une vision pénale ou mercantile du monde, seul il peut nous faire sortir de la loi de l’échange, pour accéder à une autre sorte d’échange et de communication. Seul le pardon est à la hauteur d’une expérience totale de la vie.

Maintenant, pour rassembler les deux morceaux de mon petit discours, celui sur le courage et celui sur le pardon, je dirai qu’il est relativement facile d’exister, d’être tranquillement planté dans les échanges de la vie ; et qu’il est relativement facile de ne pas "exister", d’être totalement en marge des échanges qui constituent l’existence humaine. Mais ce qui est plus difficile, c’est de passer de l’un à l’autre, de se tenir sur cette frontière entre l’existence et la non–existence, entre les échanges et le non–échange ; et d’aider les autres à y passer. C’est exactement l’endroit où vous vous tenez à La Force.

On me dira : vous nous annonciez une parole toute simple ! Tout ce que vous nous avez raconté n’est pas précisément simple !

Ce qu’il y a de précisément simple dans ce que je voulais dire pourrait être éclairé par la figure des "anges". Non pas certes en développant une opinion sur "le sexe des anges", je manque de documents, mais en évoquant la figure de l’"ange du Seigneur" sur les deux limites que j’ai proposées.

Je perçois l’intervention d’un ange dans le courage, parce que le courage est tourné vers l’autre, répond oui à autre que soi, qu’il se tient devant–Dieu. Et je perçois l’intervention d’un ange dans le pardon, parce que le pardon lui non plus ne prétend pas se fonder lui–même, se justifier lui–même, et qu’il s’efface devant un autre pardon, qui le précède. L’ange ni n’existe ni n’existe pas : il se tient aux limites de l’existence, il aide à tous les passages. Il n’est que l’ange du Seigneur, il disparaît dans son acte. Comme l’écrit Calvin, les anges sont les mains de Dieu. Je crois qu’il y a beaucoup d’anges à La Force, qui apparaissent et disparaissent sans même avoir eu le temps de prendre conscience d’eux–mêmes (ou bien peut–être disparaissant par le simple fait de prendre conscience d’eux–mêmes !)..

Précisons encore : quand on pense ange, on pense "esprits", c’est à dire consciences, capacité à retenir tous les passés et à prévoir tous les futurs. Quand on pense ange, on pense à une communication totale, simultanée, et sans entrave : bref, l’idéal de l’ère des sociétés de communication dans laquelle nous entrons. Mais l’ange, c’est souvent beaucoup plus proche des corps simples, si simples qu’ils ont peu de mémoire et peu d’anticipation. L’ange, c’est le plus souvent une communication infime, "discrète", interrompue, un simple contact. L’ange du courage, c’est une autre manière d’être au "présent" que de se rassembler autour de son propre malheur ou de ses propres forces ; et l’ange du pardon, c’est une autre manière d’être au présent que de se rassembler autour de ses chères dettes, celles que l’on a ou celles que l’on nous doit. L’ange c’est une manière d’être présent.

Ce que je voulais dire de si simple, afin de pouvoir passer la parole aux autres, c’était peut–être quelque chose comme : "Le Royaume de Dieu est proche".

Olivier Abel

Publié dans John Bost, Ed. du Signe Horbourg–Wihr 1990, plaquette de la Fondation.