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- Herméneutique, poétique, éthique
- De la poétique à l’éthique
De la poétique à l’éthique
Dans l’ouvrage de Ricoeur intitulé Du texte à l’action, interpréter c’est imaginer un ou des mondes possibles déployés par le texte, ouverts par lui, et c’est « agir » ce monde, comme le musicien interprète la partition[1]. On peut partir des trois dernières pages du texte intitulé « la fonction herméneutique de la distanciation », et qui portent sur le thème « se comprendre devant l’oeuvre » (TA, p.115-117). Nous détaillerons les implications de de cette démarche sur trois plans relativement dissociables, mais convergents.
1. De l’herméneutique poétique à l’éthique.
Commençons par un bref rappel. Ce qui distingue Ricoeur de l’herméneutique allemande (Heidegger et même Gadamer), c’est le fait que l’appartenance herméneutique de l’interprétant au monde interprété, loin de dissoudre les problèmes de méthode et de critique historique, les rende au contraire encore plus incontournables. L’herméneutique réside dans une « critique » des conditions langagières et historiques de la communication. Elle sait la distance introduite dans la compréhension par les langages et par les temps, par l’histoire.
Or le texte est pour Ricoeur « le paradigme de la distanciation dans la communication » (TA, p.102). Il n’y a pas dans le texte une « présence » quasi-orale et magique qui permettrait d’établir une communication vive par dessus la distance: nous voici au contraire livré à la diversité littéraire et historique des formes d’expression (dialogues, accusation, plainte, récit, poèmes, etc.) dans lesquelles l’expérience humaine de la vie a pris. Du même coup les « écritures » larguent les amarres par rapport aux intentions de leurs auteurs, par rapport aux premiers destinataires. Cela veut dire que le texte s’autonomise par rapport à son contexte initial, se décontextualise. Cette autonomie du texte par rapport aux visées de tel ou tel destinateur ou destinataire marque son épaisseur propre, son hauteur, sa largeur, sa profondeur littéraire.
Le texte lui–même, dans son épaisseur de réponse, dans le conflit en lui de diverses réponses à diverses questions, mais aussi dans sa temporalité et sa spatialité propres, n’est pas pour rien dans le fait que la communication est brouillée par la distance, le temps et la diversité des langages. Le sens du texte n’est pas seulement fonction des questions auxquelles il répond, mais des questions qu’il soulève et propose, et qui font écran aux questions précédentes.
Commentant Heidegger, Ricoeur écrit : »comprendre un texte ce n’est pas trouver un sens inerte qui y serait contenu, c’est déployer la possibilité d’être indiquée dans ce texte ». Mais le déploiement de cette possibilité d’être, corrélative au déploiement d’un monde du texte, d’un monde où nous pourrions habiter, ne prend tout son sens que par l’autonomisation du texte, sa faculté d’ouvrir d’autres questions. Ce sont ces questions levées par le texte qui appellent en réponse d’autres propositions de monde, un monde autrement sensible et agissable, autrement habitable, un autre monde, où le texte enfin se vérifierait.
Sachant que le déplacement dans le texte modifie la question, modifie le point de vue et le paysage, le sujet interprétant doit sentir ce déplacement, la différence entre ce qui est « derrière » (le monde qu’il exprime, auquel il répond) et ce qui est « devant » (le monde qu’il ouvre, qu’il soulève). La question du sens est alors déplacée: non plus tant le sens d’un discours à retrouver vivant ou à replacer dans son contexte, mais l’orientation dans un paysage, dans lequel le lecteur se promène, broute, s’endort, suit les traces d’un autre passant, et revient sur ses pas (car il reste toujours quelque chose à voir). Au creux du texte ainsi s’engendre l’interprétation ou la lecture comme une manière d’habiter, d’habiter n’importe où puisqu’on habite alors le texte, puisque cet « habitat » n’est que l’envers du corps de l’interprète, où qu’il soit.
L’herméneutique se fait dans l’espace ouvert « devant » le texte, elle en déploie la possibilité d’être. La vérité du texte est en aval, soit en pointant les mondes possibles ouverts par le texte comme autant de propositions poétiques, soit en pointant l’obligation pour nos existences de faire de l’un de ces possibles notre propre interprétation, notre éthique, notre préférence, notre forme de vie. Attardons-nous encore sur ce rythme de la lecture, qui oscille entre poétique et éthique.
Ce qui est poétique dans la décontextualisation, et que Ricoeur montre aussi bien dans la métaphore vive que dans le récit de fiction, c’est la suspension du monde de la référence littérale, et l’ouverture d’une référence métaphorique. Car le texte poétique n’est pas sans référence, au contraire, il ouvre un monde, il propose des mondes possibles. Si le récit brise les cadres temporels, s’il suspend l’espace présent, c’est pour mieux ouvrir en nous une autre temporalité, pour ouvrir un autre espace. Il ouvre ainsi un quasi–temps, un quasi–espace, des variations imaginatives qui sont des variations sur le monde et l’ouverture d’un autre monde, devant lui, devant nous. Et la littérature mêle différents procédés (historiographie, mythe, roman, dialogues, drames, lois , proverbes, prophétie, psaumes, etc.) qui sont autant de manières de se rapporter au temps et à l’espace, au monde, et de mettre en intrigue des sujets qui sont à la fois souffrants et agissants.
Temps et Récit insiste surtout sur les variations du temps, sur le « monde » du texte, alors que Soi-même comme un autre insiste plutôt sur les variations du soi, du sujet[2]. Lire, c’est accueillir en soi une neuve possibilité d’être, la naissance d’une autre subjectivité possible. Loin d’être une conscience anesthésiée ou un sujet volontaire, la subjectivité du lecteur est comme engendrée par la lecture. Ainsi, plongés dans nos lectures, voyons nous le temps ordinaire suspendu: nous oublions qui nous sommes, et nous recevons de nos lectures des identités secondes, des identités neuves. Levant le nez de notre livre pour revenir à notre monde, nous y rapportons de neuves manières de sentir et d’agir. Nous surgissons ainsi de notre lecture autres que nous y sommes entrés, nous naissons de ces lectures, de ces milles enfances, de ce jeu délicat où nous sommes dans et hors le livre.
Un effet éthique se dégage alors: c’est d’abord que l’interprétation doit être considéré comme un art. Un art de « recréation », comme tous les arts, où l’on habite la lecture au point d’être habité par elle. Si l’écriture est un geste, un graphisme, un style, le lecteur incorpore ce geste en l’interprétant, il le reprend et le poursuit. Ceci est éthique, parce qu’interpréter devient une manière de vivre, de se comporter dans le monde et donc de le transformer; mais aussi parce que l’interprétation est à chaque fois singulière, et que l’on ne saurait forcer l’autre à jouer de la même manière, imposer un geste, un style d’interprétation.
C’est éthique aussi parce qu’au–delà de la préfiguration ou de la précompréhension éthique que j’ai du récit des actes et des passions des personnages bibliques (précompréhension par le recours immédiat à une sorte de sympathie éthique fondée sur l’unité anthropologique de l’humanité, ou précompréhension par le recours aux méthodes de critique sociologique ou historique qui me permet de comprendre leurs moeurs bizarres), au–delà de la configuration que m’offre le texte, dans un récit assez vaste et polycentrique pour me proposer plusieurs intrigues enchevêtrées, et peut–être plusieurs « mondes », je suis conduit, comme lecteur, à refigurer le texte dans mon contexte, à le recontextualiser[3].
C’est que la mimèsis poétique, à la différence de l’argumentation rhétorique qui s’adapte aux présuppositions de son auditoire, ne vise pas moins qu’à remanier et à bouleverser ces présupposés, cette préfiguration:
« La conversion de l’imaginaire, voilà la visée centrale de la poétique. Par elle, la poétique fait bouger l’univers sédimenté des idées admises, prémisses de l’argumentation rhétorique. Cette même percée de l’imaginaire ébranle en même temps l’ordre de la persuasion… »[4].
C’est ici que se greffe la dimension proprement éthique de la poétique. Si la visée poétique est de changer le monde, elle ne peut le faire que parce que les attentes propres du texte et son « monde » viennent bouleverser, suspendre et réorienter les attentes préalables du lecteur, qui change ainsi de monde.
Remarque sur l’herméneutique protestante
Il s’agit ici de faire droit à une herméneutique d’inspiration calvinienne, qui a longtemps été tenue pour un fondamentalisme par les tenants de la critique (dont les méthodes à vrai dire étaient souvent moins faites pour résoudre les problèmes de la responsabilité éthique et politique que pour les dissoudre), mais qui avait l’avantage de montrer comment l’interprétation d’un texte comporte une dimension éthique, comme l’a montré la belle étude de Gilbert Vincent sur les commentaires bibliques de Calvin[5]. C’est au niveau « pragmatique » des aspects illocutoires du texte que G.Vincent situe la rigueur de l’interprétation calvinienne. Pour Calvin les énoncés bibliques ne décrivent pas un « état de fait », de nature ou de surnature (même dans un langage chiffré), mais désignent une « forme de vie ». Ils sont moins significatifs par leur contenu informatif que par leur effet pratique: ils placent le lecteur en position de responsabilité. On a parlé de l’individualisme calviniste, et c’est peut–être là un malentendu: ce qu’il y a chez Calvin, c’est une subjectivisation qui est dans le même temps une responsabilisation, la constitution d’un sujet de lecture pour lequel la question de la vérité n’est pas celle de « ce » qu’il lit, mais celle de la lecture qu’il en fait. Loin de chercher dans les figures de Marthe et Marie l’allégorie de deux modes de vie opposés, Calvin voit dans ce texte, à l’arrivée de Jésus, la modification du comportement de Marie, ordinairement semblable à celui de Marthe, et la non–modification du comportement de Marthe[6]. Ainsi en est–il du sujet lecteur: la lecture ayant suspendu sa subjectivité ordinaire, il doit entrer dans l’espace éthique proposé par le texte.
Voici donc une manière de lire les Écritures, qui est en même temps une manière de parler, de croire et d’agir. Le sujet interprète le texte devant Dieu, il est responsable de sa manière de répondre à l’appel de Dieu, et plus précisément à la question que le texte ouvre dans sa situation. Et cette responsabilité du sujet « devant Dieu », qui lui interdit de faire le contraire de ce qu’il dit, qui l’oblige à une totale probité, à une totale véracité, se singularise pourtant à l’infini. Car il y a autant d’interprétations qu’il y a de sujets responsables, même si les variations sont réglées par les limites du texte et par les impératifs de la situation. Mieux : il y a pour chaque action et pour chaque jugement une charge de singularité qui résiste à la simple application d’une règle préexistante (comme on ouvrirait un parapluie). Le sujet se donne des règles dont il est responsable. Il est responsable de son interprétation des Écritures, et entre les diverses interprétations il se trouve dans l’obligation de choisir, c’est à dire d’accepter modestement la singularité et les limites de son interprétation. C’est ainsi me semble–t–il qu’une poétique du texte biblique peut ouvrir, bouleverser, et réorienter le champ éthique.
De toutes façons il s’agit d’interpréter l’évangile dans nos existences, et non pas dans quelque théorie ou allégorie; il s’agit de faire de nos existences les instruments de cette interprétation. Et cela n’est pas sans rouvrir diversement le rapport au monde. Car cette dimension existentielle ou morale, selon les époques et les vocabulaires, prend d’abord plus ou moins toujours la forme d’une dissidence, d’une résistance, d’un refus de ce qui est d’habitude récompensé ou puni dans ce monde[7]. C’est en marge du monde que le lecteur plantera son camp, dans une posture d’insurrection, de détachement. Mais dans le même temps la grâce, c’est à dire l’insouciance de savoir si on a la grâce, nous renvoie au monde le plus ordinaire comme au monde même donné par la grâce de Dieu. Car si on éprouve la gratitude même de cette insouciance, à quoi bon faire quoi que ce soit d’autre, de supplémentaire, d’extraordinaire, et à quoi bon une communauté des saints, une église ? La grâce nous retourne vers le monde de tous les jours et de tous les humains, comme étant le lieu même de notre gratitude, un monde de part en part commun, sans que rien n’y soit mis à part, sacré ni déchu[8].
2. Le grand code: pour un décloisonnement des lettres bibliques.
Nous ouvrons ici un deuxième plan, apparemment sans rapport avec le premier. Dans ce premier parcours du texte vers l’action, nous avons d’ailleurs fait comme s’il n’y avait pas de différence intrinsèque entre les textes bibliques et l’ensemble de la littérature et nous sommes passés insensiblement de l’une aux autres. Nous verrons plus loin pourquoi il est utile de risquer qu’il n’y a pas une telle différence, mais la lecture du texte biblique, et ses incidences éthiques, n’en posent pas moins de nombreux problèmes spécifiques. En effet, la Bible est encore le « Grand Code », non seulement de la littérature occidentale, comme Northrop Frye l’a rappelé, mais bien souvent des « sciences » morales et politiques: si l’on remonte vers les schèmes qui font que l’on peut « suivre une histoire » ou « se représenter une société possible », la place des scènes bibliques est considérable dans ce qui a éduqué, préparé ou déformé notre regard. Elle structure largement les formes de vie morales, et même sociales, économiques, politiques, juridiques de nos sociétés. Elle y joue là aussi le rôle d’un « code », au sens linguistique d’un lexique, d’une grammaire, d’un inconscient collectif, mais aussi au sens normatif d’une réserve de règles; elle joue comme une scène qui précède toute distribution des rôles dans la vie, une scène originaire, un scénario gigantesque où les grandes situations de l’existence sont répertoriées et remises en scène.
C’est sous cette idée que nous devons procéder à un élargissement, à un décloisonnement de la culture biblique par rapport au reste de la culture littéraire. Les uns doivent accepter que le texte biblique soit aussi une partie du patrimoine culturel de nos sociétés, et non la propriété exclusive de « ceux qui y croient ». La familiarité littéraire avec la Bible permet une familiarité avec la littérature et les arts, et il faudrait pouvoir la lire simplement comme une littérature, et d’abord comme un « conte », sans hésiter à mélanger les récits bibliques à ceux de l’Odyssée, de Gilgamesh, de la légende d’Isis, et d’autres grands textes fondateurs. On s’aperçoit alors que le Deutéronome ou les lettres de Paul sont moins « racontables » que certains grands textes de la Genèse ou de l’histoire de Joseph. Et la toute simple histoire du reniement de Pierre nous fait ensuite descendre (ou monter) vers des drames moins classiques, moins présentables, plus singuliers ou plus universels. Au début de sa Mimesis, Erich Auerbach a montré dans ce petit drame un mélange des genres (pas assez royal pour être tragique, trop grave pour être comique) qui permet de représenter ce qui n’était pas représentable, de briser la clôture du monde « présentable » pour atteindre un réel moins présentable. C’est à son sens toute l’histoire de la représentation de la réalité dans la littérature occidentale qui obéit à cette recherche, d’ouvrir notre « monde » à des dimensions inaperçues, d’élargir le spectre de notre capacité à sentir et de notre capacité à formuler (par exemple à formuler le plaisir, mais aussi à formuler la plainte). Nous y reviendrons car c’est très important pour notre sujet. Ce décloisonnement extérieur par rapport au reste de la littérature concerne finalement la dimension traditionnelle de la culture biblique, et fait sentir combien ces textes sont plus « vastes » que chacune des traditions. Si la Bible fait partie de la mémoire ou de l’identité d’une culture, elle est plus que cela. Son histoire fait qu’elle comprend plusieurs mémoires, plusieurs identités, et même plusieurs langues.
De l’autre côté il faut accepter que des fragments de Bible égarés dans les mentalités les plus sécularisées sont peut–être encore plus sacrés, encore plus intouchables, que dans les milieux où l’on a de quoi les critiquer[9]! Nous sommes au point de reconnaître ensemble, étonnés, qu’il y a toujours en nous un « noyau » dogmatique, comme de sommeil, ou de rêve, ou de mythe, que nous traînons de l’enfance, et de tout ce qui dans nos vies a touché à l’enfance. Mais n’est-ce déjà ce qui faisait la largeur philosophique de Platon, qui fait place au mythe, comme pour suspendre et réorienter le dialogue? Nous sommes au point de reconnaître que, peut-être du fait de la génération, il y a toujours une part de dogme, d’indiscutable, d’impensé dans le discours, l’identité, les pratiques et les images transmises. Qu’il y a toujours une part d’intransmissible, c’est à dire où la maîtrise de ce que nous transmettons, ou non, ne nous appartient pas. Qu’il y a toujours une part où la parole résiste à la communication générale et ne peut plus être échangée comme une chemise, où elle nous tient au corps.
C’est pourquoi il nous faut inventer ensemble une nouvelle manière de faire place, dans notre culture, à la connaissance des « cultes » qui en forment les noyaux mythiques, les vieux scénarios[10]. En pour terminer cette longue parenthèse sur la situation du « grand code » dans notre culture, on peut dire qu’à l’instar de la séparation de Églises et de l’État, la séparation entre la Théologie d’une part et les Lettres et Sciences humaines de l’autre répondait correctement à un problème grave. Elle s’est pourtant avérée ruineuse non seulement pour la « mémoire » publique, mais pour la recherche elle–même: les lettres ont besoin de connaître la littérature biblique, comme la philosophie a besoin de sa mémoire théologique, et les sciences sociales confrontées aux faits religieux s’effondrent si elles n’ont qu’une cohérence négative autour d’un objet vide. C’est donc d’abord notre propre inculture qu’il nous faut travailler par cette anamnèse, et l’élargissement surgira en creusant les racines de ce que nos propres « noyaux » comportent de plus vif et de plus singulier. Car les textes bibliques participent de l’intérieur à toutes les cultures encore actuelles du Proche-Orient, et la culture du polythéisme grec consonne aussi avec les cultures africaines. Ce qui nous fait défaut, dans l’espace tendu entre l’herméneutique des textes bibliques et la philosophie morale et politique, c’est un travail et une expérience de décloisonnement, oui, d’élargissement: non seulement de déchiffrement de l’imaginaire commun mais de recréation capable de le réinventer.
3. Figures bibliques et postures éthiques chez Ricoeur
Nous ouvrons maintenant un troisième plan, qui vient s’intercaler entre le plan proprement herméneutique et poétique et le plan politique et culturel de rapport à une mémoire collective.
Dans cette double-perspective, l’originalité des propositions de Ricoeur est de montrer qu’il existe une grande diversité de genres bibliques (récits, lois, fables, psaumes, prophéties, proverbes, dialogues, liturgies, lettres, etc.), dont chacun d’eux développe un rapport spécifique au temps: l’antériorité de la « torah » qui est toujours déjà là s’oppose au temps brisé de l’irruption prophétique, et à l’éternelle quotidienneté de la sagesse[11]. Chacun d’eux déploie une manière spécifique de camper les personnages mais aussi les lecteurs, dans leur rapport au prochain, à Dieu, au monde. Entre l’extrême singularisation dans l’interprétation de la Loi pratiquée par Jésus, pour qu’elle soit juste avec chacun, et cette sorte de cosmos représenté dans l’Apocalypse d’où tout individu a disparu, le sujet n’a pas la même place.
Et puis il n’y a pas que la morale explicitement édictée qui compte: il y a aussi la distribution des rôles que l’intrigue narrative met en scène, ou bien ce que le texte fait faire pragmatiquement au lecteur, et sur lequel Calvin a tellement insisté. Le sujet moral est en quelque sorte engendré par ses lectures, et reçoit d’elles (et de la pluralité des positions pronominales: tantôt « je », tantôt « tu », tantôt « nous », tantôt « il », « eux, « on ») une identité plus subtile et plus large. On découvre alors dans les textes bibliques une grande diversité de postures éthiques, qui vont des plus directement normatives jusqu’aux plus poétiques, voires amorales (c’est à dire où la morale n’est plus du tout le problème).
Ce mélange littéraire offre à notre existence la diversité des registres sur laquelle elle peut s’exprimer et se former. Mais aucun lecteur ne lira tout cela de façon égale. Les lecteurs que nous sommes s’attachent à certains passages, à certains styles, se promènent rapidement à côté puis reviennent. Le regard s’attarde à ce qui nous intrigue. Les mains feuillettent les pages comme le regard feuillette le paysage. Quand on regarde la tranche salie par le glissement des doigts, on y voit le spectre de nos lectures préférées, qui donne le « code-barre » de nos identités de lecteurs toujours mêlées, et toujours singulières. Des identités elles-mêmes feuilletées!
Qu’est-ce que cette approche permet? Elle permet d’abord de compliquer de manière inextricable le maniement des références bibliques destinés à légitimer une morale[12]. Car elle implique que l’articulation entre la Bible et l’éthique ne sont pas univoque. La diversité des genres littéraires, des procédures narratives ou pragmatiques, pluralise cette articulation, qui n’est ni de pur « embrayage » moral, ni de simple « débrayage ». Ainsi n’est-on pas obligé d’adopter une position dogmatique dans laquelle on saurait ce qu’est l’éthique chrétienne, ni d’adopter la position inverse qui prétendrait que l’Évangile est sans aucun effet éthique.
D’un autre côté, cette approche permet d’élargir les ressources et les formes de la morale, et du point de vue de l’éthique philosophique, de ne pas réduire l’éthique à la norme morale[13]. On a déjà vu que le texte ne parlait pas directement à la volonté d’agir, mais indirectement à l’imagination, qui propose une autre manière de sentir et d’agir, d’habiter le monde, et qui nous y dispose. Ce détour est important, au sens où Ricoeur opère ainsi sur une morale kantienne de type plutôt argumentatif (comme l’éthique de la discussion de Habermas) la même démarche que Platon sur le dialogue. La rigueur même du dialogue pointe des apories, conduit à des silences, qui amènent à ouvrir d’autres manières de parler, de formuler la plainte, l’accusation, la promesse, le désir, la gratitude. On pourrait dire en ce sens que la lecture des textes littéraires de tous les temps, et celle des textes bibliques parmi eux, autorise le lecteur à « formuler » ce qu’argumentativement il n’aurait pas pu dire. La lecture abrite ainsi la capacité d’expression de points de vue argumentatifs faibles, et leur donne voix. Je pense particulièrement au Mal, qui dans une perspective déontologique (éviter le mal) a pris la place qui était celle du Souverain Bien dans les perspectives téléologiques: mais le mal est pluriel, et le différend quant au mal est peut-être plus irrémédiable encore que le différend quant au bien. Et la pluralité des textes et des genres textuels autorise une diversité de manières de formuler la plainte quant à un malheur lui-même divers.
Dans Soi-même comme un autre, Ricoeur cherche à distinguer: 1) ce qui est estimé « bon » et qu’il appelle la « visée éthique », la promesse partagée d’une vie accomplie, la confiance aux vertus, aux désirs et aux finalités qui animent notre agir; 2) ce qui s’impose comme obligatoire et « juste », et qu’il appelle les « normes morales », le recours aux règles qui limitent le mal que nous pouvons nous faire les uns aux autres; 3) ce qui est « sage », simplement praticable dans une situation complexe et difficile où les impératifs moraux semblent contradictoires, et c’est ce que Ricoeur appelle la « sagesse pratique ». Cette pluralité des angles d’attaque correspond à la diversité des manières d’entrer dans l’expérience éthique et de la communiquer, à la diversité des langages susceptibles de retenir notre responsabilité, d’augmenter notre perception du malheur et notre aptitude au bonheur.
Or ces trois parties de l’éthique philosophique développée par Ricoeur dans Soi-même comme un autre (visée éthique, norme morale, sagesse pratique) me semblent pouvoir être mises en correspondance, discrètement mais résolument, avec quelques-uns des plus importants genres littéraires qui traversent la Bible, et que Paul Ricoeur commente philosophiquement dans Penser la Bible. Il faut mettre au centre la « norme morale », car il correspond à cet axe de la justice caractéristique de la grande tradition deutéronomique. C’est celui des prescriptions de la Torah, exposant des différences fondatrices (de sexe, de génération, du pur et de l’impur, etc.) et les formes de réciprocité qu’elles organisent et qui sont diverses formules pour ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse. Remarquons que la Loi y est racontée, rattachée à des circonstances (Sinaï) et à une tradition, rapportée en quelque sorte en l’absence du Législateur, et qu’inversement le récit fondateur comporte une dimension morale de fidélité à la parole donnée, et de répartition des rôles dans un scénario constitutif des identités.
L’axe de la Loi et de la norme morale est soumis à un double débordement. D’une part, rompant avec cette tradition normative, et cette sédimentation de commentaires, de controverses et de fables rabbiniques sur le juste, les figures prophétiques font voir un présent plus réel que celui de l’idéologie dominante, l’imminence du terrible, et rouvrent les promesses écrasées et oubliées. Elles rappellent ainsi les espérances premières, l’horizon d’attentes, la « visée éthique » plus originaire que toutes les règles et tous les contrats. Elles racontent aussi, mais autrement: elles ne cherchent plus à légitimer ce qui s’est passé ou ce qui est le cas. Elles montrent la possibilité d’un autre présent. D’autre part, face à l’énigme insoluble de l’excès du mal pour une logique de l’équivalence (dont la Loi est la « règle d’or »), la sagesse délaisse ce qui est grand, bon et juste, pour s’attacher à tout ce qui est « petit », qui se sait petit devant la mort, et pour relever les moindres plaintes. Ses narrations sont des petites fables de la vie quotidienne, ou de la quotidienneté de la création du monde. A chaque jour suffisant sa peine, la sagesse proprement immémoriale ne méprise pas les petits arrangements du savoir-vivre, et développe ce sens du présent qui caractérise la sollicitude de la charité ou d’un amour pur qui n’attend plus rien. Ou bien elle se retourne vers la Création dans l’attitude de la louange et la gratitude que « cela soit ».
C’est ce mélange entre un pôle de prescriptions plus ou moins argumentées et discutées (Abraham discutant avec Dieu pour voir à partir de combien de « justes » Sodome peut être sauvée), un pôle narratif, qui raconte et refigure sans cesse le présent de diverses manières, et un pôle poétique où les psaumes de plainte ou de louange sont tressés avec les chants de l’amour, c’est ce mélange littéraire qui offre à notre existence éthique la diversité des registres sur laquelle elle peut s’exprimer et se former. Quant à Jésus, reprenant à son compte et comme adoptant tour à tour des styles de traditionalité venus de cultures aussi multiples, des postures et des formes de langage et de vie aussi diverses, il semble en les mêlant à un point surprenant les avoir portées chacune à incandescence, jusqu’à les bouleverser de manière qui parut insoutenable, et non subsumable sous un récit[14]. Ricoeur étudie le récit de la Passion comme un lieu où l’on voit se briser le « grand » récit théologique où la Bible entière ne serait qu’une Histoire du Salut, une unique Théologie de l’Histoire qui donnerait à chacun sa place et résoudrait tous les problèmes[15].
Conclusions:
Je conclurai par trois séries de remarques. La première porte sur la cohérence morale que suppose ce pluralisme des textes, et sans lequel il vire à l’éclectisme qui croit pouvoir panacher tous les « bons côtés » des postures éthiques ci-dessus décrites, ou au relativisme qui justifie de « manger à tous les râteliers » et de juxtaposer sans le moindre conflit des morales différentes. C’est au contraire parce que le conflit est là, que nous vivons dans le « différend », qu’il faut trouver une modus vivendi durablement acceptable[16].
Les travaux les plus récents des biblistes insistent inlassablement, sans que l’on en ait tiré toutes les conséquences, sur cette observation simple. Que les moments de réaménagement, de rédaction, de montage canonique viennent clore des périodes de conflit. Tout se passe en effet comme si l’on avait à chaque fois canonisé ensemble les régimes de langage et de communauté entre lesquels le conflit était devenu mortel: le canon est alors ce geste vital par lequel une communauté, au bord du déchirement irrémédiable, place dans la même « boîte noire » les versions antagonistes, et ouvre ainsi un espace de cohabitation plus dense, plus tendu, qui oblige les rescapés (les vivants) au passage, au compromis, à réinterpréter autrement chacune des traditions, les promesses fondatrices, les différends eux-mêmes, et jusqu’à l’irréversible de ce qui a été souffert. Le canon autorise et ouvre un espace d’interprétation où les antagonistes sont obligés d’honorer leur conflit, de le porter à sa plus grande intelligence, à sa plus grande créativité.
La deuxième série de remarques tient à la ressemblance, souvent pointée par Ricoeur, du texte et de l’action, qui s’extériorisent dans le monde commun, laissent des traces et des conséquences, qui se sédimentent et s’autonomisent par rapport aux intentions initiales, et qui ne se bornent pas à refléter une situation mais la modifient et ouvrent un monde (TA, p.196). Il est possible d’élargir cette comparaison à la parole, qui n’est pas si différente à cet égard de l’écriture, et dont on peut dire ce que Ricoeur dit de l’action: « le faire fait que la réalité n’est pas totalisable » (p.270). Comme le disait J.L. Austin de la promesse: « our word is our bond », notre parole est notre engagement, elle nous tient (ou nous retient, nous lie ou nous relie), non par nos faibles intentions (le prescriptif n’est pas le descritptif d’un état intérieur), mais justement parce que rien dans le langage ne nous y oblige. C’est un libre-jeu, la possibilité d’une nouvelle alliance, d’un pacte ouvert par la rupture d’une soumission au monde (il faudrait étudier la troisième critique de Kant dans cette perspective). Or ce rapprochement se fait par un troisième terme, celui de l’imagination, qui permet de glisser entre le texte et l’action un moment de trouble, d’intrigue, de fiction, qui ne permet pas seulement de redécrire la réalité mais de refaire le monde de l’action, de le refigurer autrement.
Faisons ici une brève parenthèse et souvenons-nous de l’extrême diversité des nominations de Dieu selon les genres littéraires de la Bible. La suite de l’histoire des religions et des dogmes est extraordinaire: avec Dieu, tant quant au problème du malheur et du bonheur que quant au problème de l’unité et de la pluralité, de l’identité et de l’altérité, un peu comme dans le Parménide de Platon, tout a été essayé. Et d’abord par les enfants, pour qui Dieu permet d’ébranler le monde, de le jouer autrement[17].
L’imagination se tient ainsi entre la parole et l’action; et l’interprétation ici illustrée, si elle fait l’aller-retour du texte à l’action, ne s’en tient pas au suspens poétique entre des « possibles », mais y arrête notre préférence. Apparaît ici l’action comme choix, comme décision, mais aussi comme acceptation d’une finitude, d’une singularité (on n’agit pas sur des généralités). Philosophiquement, une telle approche exige de dissocier l’interprétation de l’orbe de la philosophie du langage. Il serait plausible de le faire en rapportant les paroles et les actions, ensemble, à cette condition humaine dont parle Hannah Arendt, de devoir répliquer au fait d’être né par l’initiative, le fait de commencer quelque chose. Si l’on peut dire qu’il s’agit d’interpréter le fait d’être né, de rendre grâce d’être là, les paroles et les actions mêlées sont autant d’interprétations, de manières de différer ce qui nous est donné avec la vie, et de différer les uns des autres. L’interprétation est une condition de l’agir autant que du parler.
Ici commence notre dernière série de remarques. Le courage d’agir est inséparable du courage de sentir, de ne pas s’insensibiliser. De ne pas s’insensibiliser à ses propres souffrances pour (ou parce que) s’insensibiliser à celles des autres. De ne pas s’insensibiliser à ses propres joies pour (ou parce que) s’insensibiliser à ses souffrances. Quel est le rapport avec notre sujet? C’est que le courage de sentir suppose celui de communiquer, de partager ce que l’on ressent, et que cette capacité à communiquer, à exprimer, est quelque chose de fragile, qui se cultive et qui doit être « autorisé ». C’est le rôle de la littérature ici que d’autoriser, d’ouvrir des ressources d’expression, à ce courage de sentir et d’agir. C’est le rôle de la lecture que d’augmenter le spectre de notre perception et le schématisme de notre agir, de nos possibilités d’être. De faire voir ce que l’on ne voit pas. Plus urgent peut-être encore: de faire sentir ce que l’on fait. On peut dire que c’est déjà un motif suffisant pour rouvrir, sinon le « livre », du moins la question.
Quelle est cette question, finalement? Je la rattacherai encore au problème d’un parole commune, que Hannah Arendt évoque de manière saisissante quand elle dit: « Il paraît évident que partager de la joie est absolument supérieur de ce point de vue, à partager de la souffrance. C’est la joie, et non la souffrance, qui est loquace, et le véritable dialogue humain diffère de la simple discussion, en ce qu’il est entièrement pénétré du plaisir que procure l’autre et ce qu’il dit -la joie, pour ainsi dire, en donne le ton »[18]. Cette question politique est celle de l’approbation. La parole de Dieu serait alors le « c’est bon », le « c’est si bon » qui scande les jours de la Genèse. Et c’est le problème de la confiance, de ce qui nous permet d’approuver ce que nous faisons et ce que nous disons. Le problème n’est pas tant de faire ce que nous approuvons, ou de dire ce que nous voulons, que d’approuver ce que nous faisons, et de vouloir-dire ce que nous disons.
Olivier Abel
Publié dans Revue internationale de philosophie,
n°225, sur Philosophie analytique et religion, Bruxelles 2003, p.369-385.
Notes :
[2] Refusant l’alternative entre un code sans sujet et un sujet sans code, cherchant au contraire à montrer la constitution réciproque du sujet par le texte, avant de développer les trois études sur l’éthique, la morale, et la sagesse, il montre l’imbrication d’au moins trois niveaux: 1) le niveau sémantique où le sujet est un personnage du texte, identifiable (de qui parle-t-on, que fait-il, que dit-il qu’il fait) et la morale est explicite, locutoire en quelque sorte. 2) le niveau pragmatique où le sujet est énonciateur ou énonciatiaire (qui parle dans ce texte, à qui, et que fait-il en s’adressant ainsi, que fait-il faire), la charge morale étant ici illocutoire (qu’est-ce que le texte nous fait faire, qu’en faisons-nous?). 3) le niveau narratif de la sémiotique actantielle, où le récit distribue des rôles actantiels, des relations, des modalités, et où l’intrigue est constituée par le conflit entre plusieurs programmes narratifs, qui déterminent l’identité-ipse comme une variation de reconnaissances-relations du même être (et la morale comme la cohérence/conflit entre plusieurs responsabilités, quand l’identité se définit face à plusieurs altérités).
[3] Dans Temps et Récit 1, Ricoeur propose de distinguer trois niveaux de mimésis du temps, et plus généralement du monde des passions et des actions humaines: celui de la préfiguration (précompréhension proprement herméneutique), celui de la configuration (la cohérence poétique du texte), celui de la refiguration (du monde du lecteur par le jeu de la lecture).
[4] « Rhétorique, poétique, herméneutique », L2 p.487, sur lequel nous reviendrons à la note n°420. On n’est pas très loin de ce que dit Meyer (Ph p.31), ni de ce que dit Gadamer parlant de l’application (PhH p.104). Mais le propos de Ricoeur dans cet article est de marquer les visées et les limites spécifiques de chacune de ces disciplines: « La difficulté du thème ici soumis à l’investigation résulte de la tendance des trois disciplines nommées à empiéter l’une sur l’autre au point de se laisser entraîner par leurs visées totalisantes à couvrir tout le terrain. » (ibid. p.479). Le « terrain », au niveau du discours, sera ainsi parcouru par une typologie irréductible à celle des speech-acts, qui sont pertinents au niveau de la phrase (voir aussi La métaphore vive, études n°3, 4, et 8). Et Ricoeur termine: « La rhétorique reste l’art d’argumenter en vue de persuader un auditoire qu’une opinion est préférable à sa rivale. La poétique reste l’art de construire des intrigues en vue d’élargir l’imaginaire individuel et social. L’herméneutique reste l’art d’interpréter les textes dans un contexte distinct de celui de leur auteur et de leur auditoire initial, en vue de découvrir de nouvelles dimensions de la réalité » (MV p.493-494).
[5] Gilbert Vincent, Exigence éthique et interprétation dans l’oeuvre de Calvin, Genève: Labor et Fides, 1984.
[6] Voir aussi le beau commentaire par Calvin de la parabole du bon samaritain, qui se termine par l’inversion de la question que Jésus renvoie à ses interlocuteurs (qui s’est montré le prochain de l’homme tombé à terre?)
[7] D’où la veine “ christianisme social, œuvres et mouvements ” de l’intelligentsia protestante. Gilbert Vincent, de l’Université de Strasbourg, a bien montré cette dimension pragmatique de l’interprétation biblique chez Calvin. On peut rapporter les trois formes religieuses distinguées par E.Troeltsch (Institution, mystique, secte) à des formes de communauté et de communication (transmission) différentes.
[8] La légèreté de cette insouciance de savoir si on a la grâce a probablement d’ailleurs éliminé ces protestants-là en les renvoyant vers le monde de tout-le-monde, un monde où il n’est religieusement aucun besoin de religion, je veux dire de technique ou d’appartenance salvatrices ; et en ce sens il est possible que ce soient eux qui aient « inventé » (les grandes inventions culturelles sont réitératives, dans des contextes différents) la possibilité de ce monde religieusement irreligieux, de ce monde ordinaire tel que “ nous ” le connaissons.
[9] C’est à cause de ce refoulement et de cette inculture que nous découvrons effrayés la multiplication d’un religieux diffus, parfois sectaire, parfois simplement superstitieux, ou la reviviscence des formes les plus intégristes de nos religions traditionnelles. Car l’athéisme pur est une ascèse difficile, qui ne se borne pas à l’amnésie, mais qui passe par une remémoration critique des dogmes qui nous tiennent là même où nous ne les voyons plus.
[10] Une telle culture permettrait seule de répondre à l’inquiétude de ceux qui déplorent l’absence d’identité, l’amnésie d’une société incapable de se souvenir d’elle–même (et d’ailleurs non moins incapable d’oublier), comme à l’inquiétude de ceux qui redoutent le retour de traditions intégristes et exclusives
[11] Cf. Paul Ricoeur, « Temps biblique », dans Archivio di filosofia 1985 n°1. Quant à l’irréductible pluralité des façons de se rapporter à Dieu, voir « Nommer Dieu », dans Etudes théologiques et religieuses 1977.
[12] En coupant court à toute tentative de fonder une morale chrétienne, la théologie luthérienne des deux règnes place la Bible au–dessus de toute prétention à monopoliser une interprétation légitime. Il faut dire l’éthique est humaine comme on dit l’erreur est humaine. Du même coup il n’y pas de législation juridique, ni de projet politique, qui puissent se donner pour fondés sur la Loi de Dieu. Dans la théologie de tendance plus calviniste, la grâce ouvre un agir possible, une nouvelle forme de vie, et tout est éthique, tout dans la vie est interprétation dont le sujet est responsable. Ces deux théologies se corrigent l’une l’autre, d’ailleurs: sans la critique luthérienne, l’éthique protestante pourrait virer à l’utopie, à l’alternative totale qui veut changer de monde; sans l’affirmation calviniste, l’éthique protestante pourrait virer à l’idéologie conservatrice, qui renonce à rien changer du monde.
[13] Elle permet aussi de sortir d’une conception positiviste de la morale, sur une ligne évolutionniste de développement par « stades moraux » successifs. Et d’étayer la conception « réitérative » des grandes découvertes ou inventions morales, qui ne sont pas cumulatives comme les inventions techniques, mais doivent être plus ou moins réinventées autrement à chaque génération.
[14] Il y a des textes (des milieux) pour lesquels il était un thaumaturge, à la manière d’Apollonios de Tyane; en voici d’autres pour lesquels il était ce maître de sagesse, quelque part entre Qohéléth et Diogène de Sinope, et dont les convives appréciaient particulièrement les réparties; en voici d’autres pour lesquels il était ce Messie enfin apparu, cet homme public à la trajectoire fulgurante; pour certains encore, qui le suivaient comme des disciples, c’était un fabuleux rabbin, un subtil interprète de la Loi; mais d’autres ont suivi l’itinéraire de sa vie comme une liturgie ou comme un dialogue initiatiques, comme la Voie ou comme une transfiguration; et beaucoup encore ont applaudi à ses controverses, à sa capacité à retourner ses interlocuteurs par ses questions ou les dilemmes dans lesquels il les place; d’autres enfin sont saisis par l’imminence eschatologique, la proximité d’un autre monde transformée en injonctions invivables.
[15] Voir « le récit interprétatif », dans Recherches de science religieuse, 73/1 (1985) p.17-38.
[16] Michael Walzer, Traité sur la tolérance, Paris: Gallimard, 1998.
[17] Lalé: « la réalité, c’est le rêve où Dieu choisit de se mettre » -Timour: « et il choisit le plus beau des rêves ». Timour, que tu laisses toujours tes jeux sans les finir? ». Timour: « Personne ne peut terminer une action. Même Dieu ne peut pas finir une action. Sans ça, ce serait déjà le paradis! ». Lalè, sept.98: Toi, ton bureau, moi, tout cela, ce ne sont que des dessins de Dieu, mais comment fait-il pour que, quand on les touche, cela paraisse dur sous la main? ça je ne sais pas. Lalé, mai 1999: -Quand j’avais 4 ans j’avais un peu raison, je pensais qu’en fait Dieu n’existait pas et que c’était nous qui donnions des noms aux animaux, et que ce serait tellement mieux si nous étions dans un monde où rien n’a de nom, parce que ça fait chier.
[18] Hannah Arendt, « De l’humanité en de sombres temps » in Vies politiques, Paris: Gallimard/TEL, p.24. Je remercie Myriam Revault d’Allonnes de m’avoir signalé ce passage remarquable, dont j’annonçais le ton (voir note 521).