Pour tisser un réseau de questions suffisamment serré, nous commencerons par trois remarques pour établir quelques distinctions autour du concept d' »éthique ». La première de ces distinctions est que les questions dites éthiques qui se posent avant et après l’expérience pratique ne sont pas les mêmes. Cette distinction ne disqualifie pas les questions éthiques « naïves »: l’éthique spécialisée des praticiens doit prendre en compte les motifs (même naïfs et souvent identitaires) d’une morale spontanée. Mais en retour une éthique a priori ne doit pas tracer trop vite des catégories morales qui répondraient avant même d’avoir entendu et éprouvé les questions (et d’avoir entendu ceux qui véritablement « éprouvent » la question).
Entre éthique et morale, ensuite, on pourrait broder à l’infini les différences et les préférences. De manière toute positive (et arbitraire), je propose de les utiliser à la manière de Ricoeur dans son dernier ouvrage[1]. Pour mieux les distinguer et les articuler, il leur adjoint un troisième terme, celui de sagesse.
La visée éthique prend pour point de départ le sujet désirant : c’est en ce sens un fait universel que toute activité tend vers un bien[2], mais ce bien est relatif à chacun et à chaque « fois », et c’est pourquoi cette visée s’inscrit pour chacun dans une « forme de vie » spécifique.
La norme morale prend au contraire pour point de départ la règle, la loi morale. Celle–ci a moins pour objet la visée du bien que l’interdiction du mal : elle forme un langage, et en ce sens les morales sont toujours plus « régionales » (liées à tel ou tel milieu), mais plus contraignantes, m’obligeant à tenir compte des autres.
La sagesse pratique, dans cette perspective, apparaît dans les situations–limites, tragiques, où le conflit est insoluble entre des visées éthiques et (plus grave) entre des règles morales différentes, et aussi légitimes les unes que les autres. Cette sagesse pratique doit alors se frayer un chemin entre le souci des structures communes et celui du contexte singulier, entre le respect de la Loi (qui ne comprend et ne pardonne rien) et l’amour du prochain (qui est mauvaise organisatrice de la réciprocité)[3].
Cette polarité naissante, et qu’il ne faut pas télescoper sur un plan unique car c’est le croisement de ces positions qui tisse la densité du débat éthique, peut être retrouvée sur le formes de la demande contemporaine d’éthique[4]. D’une part en effet nous rencontrons une demande de cohérence[5], de non–contradiction, entre les différentes valeurs qui déchirent notre vie[6]. Il nous faut retrouver une Loi fondamentale. Cette demande de consensus, de solidité (éventuellement de solidarité), se justifie dans un monde où l’on a perdu le sol; on a le sentiment que si l’on perd cette surface invariante, c’est-à-dire simplement saisonnière, qui est celle des travaux et des jours depuis l’aube de l’humanité, les variations ne sont plus que des dérives folles.
D’autre part, dans un monde où la division du travail et la spécialisation technique s’augmentent des conséquences lointaines (planétaires et pour les générations à venir) de nos décisions instrumentalisées, il faut une éthique qui ne s’embarrasse pas de morale générale et de bons sentiments, mais qui réponde à la hauteur des problèmes techniques, de la gravité des problèmes posés et des conséquences de nos choix et de nos conduites actuelles. D’où l’éclatement de l’éthique en éthiques spécialisées et une pluralisation de l’éthique selon les sphères d’activité, chacune ayant à développer une déontologie propre[7].
A partir de cette polarité on peut distribuer les questions sur deux plans principaux. Le premier considère l’agent et le patient (« qui » utilise, produit, agit, subit, décide, obéit, communique..), bref les modalités relationnelles et subjectives des métiers. C’est d’ailleurs la partie où l’on s’attardera le plus à la pluralité concrète des biens visés par les agents, et donc aussi à la pluralité des règles. Le deuxième plan procèdera d’une réflexion plus « civique », sur la manière d’organiser le débat éthique, la responsabilité commune, et de penser le « bien commun ». Nous voudrions ne pas conclure sans porter le débat à l’échelle planétaire : quels contrepoids éthiques pour maîtriser la croissance technique ? Ce programme peut paraître gigantesque, mais il s’agit seulement d’un programme d’interrogations ; manière de replacer telle ou telle question dans le paysage plus vaste où elle se pose.
1. La pluralité des biens.
On pourrait introduire à la diversité des règles par le biais historique de la diversité des morales, formes d’identification culturelle où s’enracine le conflit des légitimations. Mais cette pluralité–là est souvent intériorisée sous une éthique plus pragmatique et plus consensuelle, et elle ne permet pas de mettre à nu une pluralité plus immédiate, qui affecte la visée éthique dans son consensus et son universalité même : le bien visé par l’action des hommes est pluriel.
1.1 La variété dans la distribution sociale des biens :
Nous prendrons pour fil conducteur le débat sur l’unité ou la pluralité des règles de justice entre J.Rawls et M.Walzer. On le sait, dans sa Théorie de la justice, le premier cherche une règle de la justice comme équité, qui puisse être admise par tous. Son argumentation est basée sur la théorie des jeux. Une règle est juste, dit–il, si ceux qui y sont soumis auraient pu y souscrire, chacun, en calculant leur intérêt derrière un voile fictif d’ignorance quant à leurs positions sociales, et s’ils parviennent tous aux mêmes conclusions. La règle préférée sera alors celle qui n’admet des inégalités que dans la mesure où celles–ci sont quand même plus avantageuses pour les plus défavorisés qu’une règle de plus grande égalité. L’argumentation de Rawls repose donc sur un consensus, un « contrat », et suppose une universalisation possible.
Mais favorisés ou défavorisés sur quelle échelle, dans quels types d’avantages ? Ce qu’objecte M.Walzer, dans Spheres of justice, c’est qu’il y a une irréductible pluralité des types d’avantages et de biens (emploi, héritage, milieu, famille, éducation, pénibilité du travail, cadre de vie, santé, dignité civique, ou religieuse, sécurité sociale, etc.). L’équité concrète, toujours trahie au niveau d’une conception universaliste des personnes, doit être cherchée dans une conception pluraliste des biens. Ceux–ci ne peuvent pas tous être comptabilisés sur une seule échelle, dans une seule « monnaie ».
L’estimation des contributions au bien commun et des parts reçues de celui–ci est variable selon les époques, les milieux et les caractères, et d’ailleurs « les hommes et les femmes doivent leur identité concrète à la manière dont ils reçoivent et créent, donc possèdent et emploient, les biens sociaux ». L’intérêt de cette analyse n’est pas tant le relativisme introduit dans les règles de justice[8], que l’attention portée au fait que chaque agent établit sans le savoir sa propre hiérarchie de l’agir (que fait–il d’abord de son temps, quelles sont ses visées préférentielles, etc.). Surtout elle permet de redifférencier les biens, la distribution sociale de l’espace et des rôles, des identités, aujourd’hui trop marquée par la seule règle de l’argent.
En un certain sens, Rawls et Walzer se tiennent ici en respect, car l’avantage de l’argumentation de Rawls est de partir de cette idée régulatrice qu’est le pacte implicite à toute société, et par lequel une population, une génération ou une classe sociale, ne peuvent pas être sacrifiés à l’intérêt d’une autre. Il introduit ainsi une exigence de réciprocité, par laquelle je ne peux pas traiter autrui comme je ne voudrais pas qu’il me traite si j’étais « de l’autre côté du manche ». En rappelant que je peux faire à autrui, parce que je voudrais qu’il me fasse de même, quelque chose dont il n’a pas du tout envie, Walzer rappelle l’irréductible multiplicité du désir humain et des objets dans lesquels il se donne.
1.2 Les vices et les vertus spécifiques à chaque « jeu » professionnel:
Soit donc maintenant une pluralité des sphères d’activités (branches professionnelles ou type d’emploi), qui détermine une pluralité de ce qui est en priorité recherché (et évité) par les agents. Appelons « jeu » telle activité, comportant des enjeux, des moyens (objets, techniques), et des règles qui lui sont spécifiques ; c’est en effet ce qui fait la différence entre la vie professionnelle et la vie « civile ». Ce qu’on voudrait montrer ici, c’est que l’excellence professionnelle consiste pour un agent à développer les vertus, les qualités qui sont demandées par son activité professionnelle.
On pourrait ainsi établir pour chaque métier la liste des qualités requises : on s’apercevrait alors que si les mêmes qualités reviennent, ce n’est pas dans le même ordre, dans la même configuration. Chaque métier a son « style » éthique. On pourrait également procéder à cette enquête par l’autre côté, en montrant que chaque jeu (branches professionnelles ou type d’emploi) engendre des vices spécifiques. Dans cette typologie des « passions », au sens de la passion spécifique à tel ou tel jeu, on s’aperçoit que c’est la vertu même (d’une volonté adonnée à cette activité) qui par son excès ou par son vertige engendre des effets pervers. C’est pourquoi les vices spécifiques à tel ou tel métier ne sont pas du tout l’absence des qualités requises, mais la perversion inhérente à ses vertus mêmes.
Sans entrer dans le détail de l’énumération, disons d’abord que les vices ou les passions tiennent à une illusion très propre au monde professionnel (qui se tient lui–même pour un monde sérieux!): prendre son jeu pour le principal ou le seul ; prendre son jeu pour la réalité. Ainsi les enseignants vont croire que tout peut s’enseigner, les professionnels de la télé ou du spectacle que tout marche à la séduction, les ambitieux de la politique et du reste que tout est désir de pouvoir, les « thérapeutes » de toutes sortes vont croire que tout peut se soigner, les commerciaux et bien d’autres que tout peut se vendre et s’acheter –et les philosophes que tout peut se discuter[9]!
A partir de cette remarque il est possible de donner une première définition de la responsabilité professionnelle, qui serait une sorte de « vertu » des vertus, une vertu qui favorise les qualités professionnelles tout en maîtrisant les vices. Etre « bon joueur » en ce sens, reviendrait à savoir jouer le jeu, savoir se tenir à la règle (même si elle n’est pas contraignante juridiquement), savoir adopter la « configuration morale » qui fait de nous un bon partenaire dans la profession, quelqu’un de fiable. Mais ce serait aussi savoir faire pouce, savoir sortir du jeu, montrer une certaine aptitude à comprendre qu’il existe d’autres jeux, d’autres règles et d’autres enjeux[10].
Le sens éthique ici développe une intelligence essentielle à la réussite professionnelle elle–même : combien d’échecs pour n’avoir pas vu qu’un problème était « intraitable » dans le cadre du « jeu » habituel[11]? Mais en fin de compte cette intelligence s’enracine dans la capacité proprement éthique à tenir compte des autres « joueurs »[12]. Par notre manière même de tenir le jeu nous devons faire en sorte que ni les autres en soient exclus, ni qu’ils soient forcés d’y entrer. Le premier énoncé correspond en gros au voeu de J.Rawls, et le second à celui de M.Walzer[13].
1.3 Le désir du « mieux »:
Tout agent professionnel cherche à parvenir à l’excellence : en termes de jeu, il cherche à pouvoir continuer à jouer tout en dominant complètement le jeu, sans effort. Il cherche donc à supprimer les obstacles, à transformer les contraintes rencontrées en simples données du jeu : il cherche à augmenter sa marge de jeu. Il ne faut pas se hâter de condamner cette ambition, car la joie de jouer à fond, de recevoir et de donner au maximum, et même la joie d’augmenter sa place dans l’universel échange[14], est d’abord une joie légitime.
Un problème apparaît toutefois avec ce désir d’excellence, ce désir de toujours mieux ou toujours plus : c’est qu’au lieu de s’arrêter juste avant ce qui n’est plus du jeu, juste en–deçà du point où l’agent ne parvient plus à jouer, à faire marcher le jeu, le désir s’arrête juste après ce seuil. Comme le montre le principe d’incompétence de Peter, par exemple, l’agent s’arrête dans la « hiérarchie » des responsabilités professionnelles juste après le dernier poste où il était encore compétent (ou performant), le dernier poste qu’il dominait. Car il ne savait pas que c’était le dernier ! Il y a un seuil à partir duquel le mieux est l’ennemi du bien.
Ce problème explique en partie la perversion d’une vertu professionnelle en vice : c’est bien ce qui se produit lorsqu’un jeu se transforme pour un agent en réalité sans issue. Les règles de ce jeu deviennent pour lui une contrainte universelle, dont il est incapable se sortir pour percevoir autre chose et agir autrement, et qu’il se bornera dès lors à reproduire. Cette analyse toutefois se tient sur la seule échelle d’un type d’activité et d’excellence. Or on doit semble–t–il compléter le principe d’incompétence par un principe de « surcompétence » non moins essentiel à la compréhension du comportement professionnel, de ses vertus et de ses vices.
Dans une branche professionnelle ou un type d’emploi, la performance d’un agent repose sur une compétence optimale liée à cette activité, et toute compétence qui dépasse cette compétence utile, toute compétence supplémentaire ou différente et inemployée, se transforme en énergie pertubatrice. Ces autres compétences, ces aptitudes à jouer d’autres jeux, ne sont plus pour l’agent qu’une énergie à dépenser, à gaspiller, à « détruire ». Qui peut le plus ne peut pas toujours le moins. Notre société est ainsi non moins perturbée par des praticiens « surcompétents » par rapport à leurs emplois et rôles sociaux, que par ceux qui ont atteint leur seuil d’incompétence.
Cette perversion aide à désigner bien des troubles dans les relations professionnelles ; à l’extrême, on trouve de véritables cordons sanitaires autour de ces personnes, pour les isoler, ou bien on les voit sortir d’elles–mêmes du jeu. La complexité du problème tient au fait qu’il y a fréquemment (mais pas toujours) un rapport entre seuil d’incompétence et surcompétence : c’est au moment où l’on atteint (et d’une manière ou d’une autre cela arrive toujours) les limites de sa capacité à jouer sur une échelle professionnelle, que l’on découvre en soi (ou que l’on retrouve) des ressources de compétences autres. On peut d’ailleurs se demander si ce n’est pas la capacité d’un milieu professionnel à utiliser cette énergie[15], à lui donner d’autres buts et d’autres moyens, qui détermine sa capacité d’innovation.
1.4 Une éthique de la responsabilité individuelle :
Ici peut se greffer une éthique de la responsabilité. On connaît l’opposition weberienne entre éthique de responsabilité et éthique de conviction, qui suit d’abord l’opposition entre le sens éthique des résultats de nos actions et le sens éthique des finalités de nos actions. Pour rendre toute son épaisseur à ce débat, l’éthique de responsabilité wéberienne développe le souci de la complexité, de la systémicité, de la totalité dans laquelle l’action s’inscrit ; tandis que l’éthique de conviction développerait plutôt le souci des éléments, des « rouages » de ce complexe, par son refus de toute argumentation sacrificielle.
En dernière analyse, l’éthique de la responsabilité cherche plus à éviter le pire ou le mal qu’elle ne vise le « bien »: c’est une éthique qui développe le sens des procédures de discussion par lesquelles une légitimation commune peut être établie. L’éthique de conviction résiste à cette éthique de discussion (de « réponses » réciproques) en s’enracinant dans un désir du bien qui est toujours déjà pour elle de l’ordre de l’appartenance, de la croyance, non totalement explicitable. L’éthique de conviction apporte une véhémence presque corporelle qui manque à une éthique de discussion un peu cérébrale et trop « bien élevée ».
Rendre de la vigueur à ce débat nous interdit de chercher une synthèse entre ces deux pôles de l’éthique. Mais le « dérapage » que nous avons conduit d’une éthique de la responsabilité à une éthique de la discussion, et l’opposition entre discussion (argumentation) et conviction (témoignage) nous permet de mettre à nu une structure de responsabilité plus profonde. On a parlé de l’individualisme protestant : il procède du postulat « nominaliste » des Réformateurs qu’il n’existe que des individus. Serait–ce que la société n’est qu’un contrat second, une association utilitaire[16]? Mais le nominalisme protestant est un nominalisme éthique (et non pas ontologique, portant sur la nature de la société): il n’existe de responsabilité qu’ancrée dans des points de vue individuels. Et cette responsabilité individuelle n’a rien d’individualiste[17].
Ce sont des sujets qui sont « responsables », c’est à dire capables de répondre à des appels, à des situations, à des défis, à des questions ; et capables de répondre de leurs réponses (réinterrogables). Répondre, c’est prendre sur soi, là même où il n’y a pas d’imputation juridique possible, et c’est donc rompre avec la logique infinie des excuses, justifications et alibis ; c’est dire « me voici ». Répondant « de », le sujet responsable n’est cependant pas maître de lui : il répond « à » cet appel, cette situation, ce défi, cette question ; la responsabilité n’est pas autofondatrice, elle apparaît « devant » autrui. Par le premier trait la responsabilité permet le débat éthique, l’échange de réponses ; par le second la responsabilité s’apparente au témoignage, à une attestation « devant l’interrogeant ».
Telle est le structure de la responsabilité que l’on peut proposer à ce stade. Peut–on aller plus loin vers le ressort intime du sens des responsabilités ? Il faudrait peut–être chercher du côté de l’imagination. En effet c’est l’imagination qui permet de rentrer dans la discussion éthique, d’inventer d’autres réponses possibles, de réinterpréter autrement les réponses qui nous précèdent (les grands textes de la tradition)[18]. C’est l’imagination également qui nous place devant ceux qui, proches ou lointains, subissent notre agir et notre conduite, et pour qui et devant qui nous devons témoigner ; sans nous contredire. Interprétant une Loi dont nous n’avons jamais le texte intégral, témoignant pour d’autres dont nous ne connaissons pas les visages, nous imaginons. La responsabilité (de, devant) est un exercice d’imagination. Par là nous rassemblons également les remarques du dernier paragraphe sur l’innovation et la surcompétence.
2. La communauté du bien.
Le deuxième plan procèdera maintenant d’une réflexion plus « civique », sur la manière de penser le « bien commun ». Les questions d’éthique professionnelle touchent à ces problèmes plus « politiques » par le biais de la communication, du rapport entre experts et public. Mais aussi par celui du rapport entre l’éthique et le droit.
2.1 Responsabilité et communication :
La distribution du sens éthique, on vient de le voir, suit probablement d’assez près celle des responsabilités. Ce à quoi l' »éthique de l’entreprise » réagit, notamment, c’est à l’irresponsabilité professionnelle, au fait que les agents ne soient pas intéressés par les résultats du travail, c’est à dire également au fait que ces résultats ne puissent pas leur être « imputés », sauf au titre des responsabilités pénale ou civile (qui n’ont rien à voir avec la responsabilité éthique)[19]. Remarquons en passant que cette augmentation du sens de la responsabilité individuelle suppose une certaine polyvalence des agents.
Mais toute augmentation dans la répartition des responsabilités doit avoir pour contrepartie une augmentation de la communication. Il faut intensifier les réseaux de communication, les flux d’information, pour que les agents puissent exercer leur responsabilité, assumer les conséquences de leurs choix. Or cette augmentation peut avoir des effets pervers. D’abord une différenciation excessive du tissu social entre le centre et la périphérie ; comme tous les échanges, la communication accélère la spécialisation des agents (cette remarque fait paradoxe avec celle qui termine le paragraphe suivant).
Ensuite l’excès de communication, qui devait favoriser la décentralisation des responsabilités, peut finir par l’inhiber. Pour prendre des initiatives ou inventer, en effet, il faut cesser de tenir compte de tout : sans quoi, la meilleure répartition des responsabilités a pour résultat paradoxal un excès de la reproduction sur l’innovation. Enfin (c’est la combinaison des deux phénomènes précédents) il se produit une séparation dans le partage de l’information : une inflation d’informations inutiles et inhibitrices envahit la vie professionnelle et publique, mais les informations vraiment décisives, difficiles à capter dans cette masse et souvent chères ou confidentielles, se concentrent entre les mains des experts.
Pour résumer ce paradoxe, le souhait éthique de mieux répartir les responsabilités individuelles peut n’aboutir qu’à concentrer l’éthique au niveau des décideurs, seuls aptes à percevoir les conséquences lointaines de leurs choix. Il faudrait donc trouver un « juste milieu », un seuil optimal entre le manque de partage des responsabilités, et l’excès de communication. La recherche de ce seuil ressemble un peu à celle, par John Rawls, des règles de justice de la société la plus équitable possible. Et elle se heurte à un obstacle du même type : ce seuil varie selon les sociétés, les époques, les milieux professionnels et le type de responsabilité considérés.
On peut néanmoins avancer deux propositions. La première est que cette recherche du juste milieu demande une vertu de « prudence », au sens fort du terme : la prudence est cette vertu déontologique qui accepte le mixte, les qualités et les défauts mêlés, qui ne cherche pas le « mieux » à tout prix, qui sait qu' »il faut de tout pour faire un monde »[20]; c’est en mixant les procédés, en gardant ce regard large qui laisse et voit venir ce que l’on n’attend pas, que la prudence fait avancer les « affaires ». La seconde proposition est que le lieu d’élaboration de cette prudence reste le débat interne et externe à la branche d’activité considérée.
2.2 La forme du débat public :
Si l’on considère les questions d’éthique professionnelle soulevées par les progrès techniques et les complications de leur inscription dans le contexte économique et social, il faut distinguer deux éléments du débat. Le premier consiste dans le dossier technique, qui apporte les éléments d’information nécessaires. Ici des experts sont possibles ; à vrai dire ce n’est pas seulement à titre d’experts de la question technique considérée qu’ils prennent part au débat, mais à titre de praticiens, d’agents, d’usagers : ils sont souvent les premiers à rencontrer les questions et à se les poser. Mais ils ne participent à part entière au débat éthique que dans la mesure où ils acceptent qu’il n’y a pas de solution purement technique au problème soulevé. Il y a un point où la passion éthique pour le possible diverge de l’exploration technique des possibles.
Le deuxième élément réside justement dans ce débat proprement éthique qui met en jeu des convictions, des préférences, des droits ou des intérêts divers, et parfois incompatibles. Ici il n’y a pas d’expert qui puisse se substituer au débat, où se structure le respect des autres, le respect du conflit même. Certes il peut y avoir des débats d’experts, et il faut mettre les experts en débat, mais c’est un débat d’un autre type: les procédures argumentatives du vrai (ou du probable) ne sont pas les mêmes que celles du juste (ou du préférable). C’est le risque de dérapage des divers Comités d’éthique qui viennent, avec plus ou moins de pouvoir, de prestige ou de succès, chapeauter la Santé, les Média, etc.: une sorte de cooptation, sanctionnée par la capacité à produire ensemble des normes applicables, les soustrait aux pressions du débat public, pour le meilleur et pour le pire.
Ce qui vient compliquer le problème, c’est cette inscription des nouveautés techniques dans un contexte économique et social, qui interdit la séparation étanche entre les deux éléments ci– dessus distingués. Les évolutions historiques et sociales pèsent lourdement sur l’articulation entre le volet technique et le volet éthique des débats. La Santé et l’Education, par exemple, étaient des sphères jusqu’ici très liées au développement de l’Etat moderne, et plutôt en marge du marché et de l’industrialisation. L’émergence des objets et techniques qui permettent l’automédication ou l’autoformation, parce qu’elle est en phase avec une évolution des mentalités, court–circuite le débat éthique sur les bienfaits et les méfaits de cette évolution. Les techniques prennent force de moeurs, et le débat éthique doit tenir compte de cette évolution des représentations sociales.
Quelle peut être, dans ce contexte, la forme du débat public en matière éthique ? Et cette forme peut–elle répondre à peu près correctement au paradoxe désigné par le paragraphe précédent ? Il semble d’abord qu’en matière éthique la question soit au centre, c’est à dire capable de tenir en respect et à équidistance les diverses réponses qui lui sont proposées. La première forme est donc celle d’un cercle, sans hiérarchie, sans experts, sans point de vue a priori plus légitime que les autres. Dans le cadre de cette figure, le débat est indépassable : non pas parce qu’il serait impossible de construire un consensus, mais parce que ce consensus reste soumis à une interrogation plus radicale, devant laquelle les réponses les plus élaborées ne sont encore que des convictions, des opinions, discutables à l’infini.
C’est pourquoi cette figure, en attendant un jugement dernier absent, engendre en son centre une réponse[21] dont le statut n’a pas de légitimité éthique particulière, mais une simple valeur juridique : en effet il faut bien (par « politesse » car il n’y a pas de dernier mot) conclure le débat dans une règle qui l’exprime, le figure, le symbolise, et qui ait force de loi à titre pragmatique, provisoire, révisable, interprétable. Mais cette réponse, qui organise le consensus (c’est à dire qui donne une règle au dissentiment), est à son tour en débat avec d’autres règles du même type, et se retourne alors vers (et l’on retourne ainsi à) la figure première. Cette forme de communication, qui équilibre le consensus par le dissentiment, la consultation par la décision, la commune responsabilité (légitimation) par la responsabilité individuelle (initiative), propose une organisation générale du travail[22] qui épouse l’articulation entre l’éthique et le juridique.
2.3 l’éthique fonde le droit et y résiste :
Cette question (de l’articulation entre éthique et droit) est de celle que l’on peut légitimement poser dans le cadre de l’Europe, comme « balance » entre des Traditions éthiques diverses et le fond commun des Lumières universalistes, ou comme laboratoire entre des styles juridiques différents et le besoin de construire un minimum de législation commune. Il s’agit de répondre à deux risques principaux et qui sont circulaires.
Trop légiférer reviendrait à imposer un consensus, et le fait qu’il soit imposé par une « majorité morale » (la morale néo– chrétienne de Jean–Paul II) ou par une majorité démocratique ne change rien au fait que ce consensus risque d’écraser les différences culturelles et les préférences individuelles, au nom d’une identité morale européenne. À l’inverse ne pas légiférer, et déréglementer les droits existants, reviendrait à pulvériser la diversité des sensibilités et des moeurs, et finalement à laisser faire les plus forts (économiquement ou démographiquement). L’éthique intervient donc pour tirer le droit dans deux directions.
A un niveau infra–juridique, l’éthique apparaît comme cette parole convaincue mais fragile, et forcément plurielle, qui résiste à l’intégration juridique. Sous la pression de cet irréductible partage des voix, le droit doit s’en tenir à un minimum de règles communes, dont la visée est de permettre la coexistence de diverses formes de vie dans la même société. Mais le droit positif peut ainsi devenir trop modeste ou trop pragmatique, construisant des règles utiles sur des conflits particuliers, et sans souci de cohérence.
A un niveau supra–juridique, l’éthique rappelle alors l’exigence d’une certaine non–contradiction du droit, le droit comme cohérence régulatrice, sans laquelle le sentiment de légitimité et de justice est bafoué : elle fonde ainsi la rationalité juridique dans son autonomie. Cette autonomisation du droit peut toutefois le conduire à la prétention exorbitante de régler intégralement le Bien commun, et l’éthique retrouve alors sa posture initiale.
Dans la circularité entre cette fondation éthique du droit et cette résistance éthique au droit, on perçoit le rapport croisé entre pluralisme éthique (sensibilités différentes) et monisme juridique (intégration sociale) d’une part, et d’autre part pluralisme juridique (pragmatique des conflits) et monisme éthique (critère d’universabilité). Ces deux postures de l’éthique sont finalement d’ailleurs nécessaires l’une à l’autre, car il semble souvent que la fécondité pratique d’une éthique soit inversement proportionnelle au soin qu’elle porte à la cohérence formelle de sa fondation.
2.4 La norme et la sollicitude :
Enfin la production des règles juridiques n’est pas sans rapport avec celle des normes et standards économiques, et pour trouver sa place entre les deux types de normes la perspective éthique se modifie encore. Car la technique a partout fait progresser un bien–être auquel nous sommes accoutumés, et qui nous place dans une situation de dépendance par rapport à cette forme de bien commun. Or l’importance prise par les structures techniques de la reproduction a conduit à renforcer les critères de standardisation et de normalité des produits et services proposés. En ce sens le facteur humain est resté loin derrière, entaché d’imprécision, d’irrégularité, d’imprévisibilité.
Pour le rendre régulier, pour le normaliser, deux formes de contraintes principales ont été essayées : le développement de l’Etat et de ses réglementations, et le développement du marché par l’offre et la demande. Dans le premier cas la normalisation se fait de l’extérieur, et dans le second de l’intérieur. Mais dans les deux cas, la normalisation se fait au nom d’un « bien commun », d’une plus grande cohésion et efficacité. C’est pourquoi l’Etat et le marché sont à ce point concernés par l’évolution des moeurs dans la société moderne (qui mêlent solitude ou éclatement de la famille et néo–tribalismes, demande insatiable de sécurité sociale et policière et « après moi le délugisme », etc).
Il y a ainsi un paradoxe, dans la montée contemporaine de l’individualisme, c’est que sous les apparences d’un individualisme extrême s’est développé une féroce censure de tout ce qui n’était pas normal. Tout cela est (trop) connu, mais à vrai dire on réalise mal combien le fait de ne percevoir et de ne manipuler, jour après jour, que des objets images ou produits conformes aux normes, nous a donné l’habitude de traiter les autres humains (et nous–même) de cette manière. Il suffit de considérer le mot « forme »: que veut–on dire (parlant de formation) quand on dit se « former », ou (parlant de santé) quand on dit être « en forme »?! On finit ainsi par se donner subrepticement une image de l’homme[23] à l’image de quelque César, ou plus simplement à l’image de la monnaie même.
De même que la prudence était la vertu déontologique de la complexité, du regard large, la « sollicitude » apparaît alors comme la vertu déontologique de la singularité des agents. La sollicitude a ce regard fin qui perçoit, au–delà des règles, de la rentabilité, des normes et des qualités, ce qui fait la singularité des personnes, l’irrégularité de leurs situations. La sollicitude les perçoit éventuellement à travers la pénombre et l’anonymat même des structures administratives ou des circuits économiques les plus longs, les plus lourds. Par elle l’agent sent qu’il y a, à l’autre bout de son action, non pas seulement d’autres agents, des partenaires, mais des « patients », des victimes peut–être.
Ainsi la sollicitude est ce qui permet de comprendre que la réalité est susceptible de plusieurs règles du jeu, de sortir de la règle du jeu actuelle, de tenir compte de la possiblité d’autres règles. La sollicitude, en abandonnant apparemment les règles générales pour aller chercher l’individu écrasé, les résidus de la production, découvre en fait des « ressources » nouvelles du système. Mais c’est parce qu’elle accepte au départ que ces ressources sont inexploitables. Par la prudence nous entrions dans la considération du bien commun ; par la sollicitude nous nous attachons à ceux qui restent en bordure de la communauté du bien.
Éthique et technique.
Les rapports entre éthique et technique travaillent l’ensemble du champ de l’éthique professionnelle, et nous les avons rencontrés à plusieurs occasions. On peut retenir globalement que ce n’est pas telle ou telle technique qui est l’objet du jugement ou de l’enquête éthiques, mais son usage, son contexte d’application et de diffusion. En conclusion il n’est donc pas inutile de replacer ces questions dans le contexte « dernier », dans le monde où elles se posent : non pas à l’échelle de l’agir individuel dans ses passions et sa responsabilité, pas davantage à l’échelle des structures lourdes de la communication et de la production commune des normes, mais à l’échelle des enjeux planétaires de notre croissance.
Quel est le moteur de cette croissance ? On peut hasarder une hypothèse, moins archéologique que d’éthique–fiction, fable destinée à faire voir le problème que nous voulons poser : admettons ainsi que les sociétés indo–européennes soient fondées sur un équilibre des instances dans un système d’échange dont l’idéal est l’autarcie. Dans cette structure d’échange, quelque monothéisme aurait introduit l’idéal inverse, celui de l’infini. Nous avons donc un « infini » placé dans l' »échange », et voici notre moteur : les échanges, de violences autant que de biens ou d’informations, sont destinés à augmenter à l’infini, avec la démographie qui lui est annexée.
Or ni la sphère des échanges économiques, ni celle des échanges militaires, ni celle des échanges culturels, ne peuvent supporter une telle augmentation, une telle accélération[24]. Pour le dire d’un mot, l' »habitat » humain (l’espace de vie d’un individu, d’une société, de l’humanité) est irréductiblement fini. Ce que ces sphères peuvent supporter, par contre, c’est une complexification des échanges, une différenciation des types d’échange. Mais là encore plusieurs arguments peuvent être avancés (certains l’ont été un peu plus haut dans cette étude) pour soutenir que cette complexification ne peut être infinie. Que pouvons–nous donc faire de notre volonté d’infini ?
Il semble que si l’on pouvait dissocier les sciences et les arts des pouvoirs économiques, politiques, ou médiatiques, les faire diverger, on pourrait y placer l’infini sans que celui–ci soit réinvesti dans l’échange. Les sciences et les arts[25] offrent un champ illimité à la création, c’est à dire à la surcompétence et aux loisirs (temps libre ou perdu) dégagés par le progrès technique. Or ce champ présente l’immense avantage de permettre l’identification des agents dans d’autres objets que le seul argent, de pluraliser les biens et les règles, sans mettre en danger la cohérence du corps social.
On conclura par deux considérations d’écologie éthique ; quelque légitimité que l’on donne à une morale, en effet, il faut toujours vérifier que les conséquences planétaires n’en soient pas désastreuses. Disons d’abord que la diversité (biologique et culturelle) est une catégorie éthique. Nous devons cesser de nous croire propriétaire de la planète, des êtres vivants, des objets, de nous–mêmes. Nous en avons seulement l’usage (un usufruit conditionnel) et nous sommes des habitants parmi d’autres de ce monde. La brevetabilité du vivant par exemple est l’indice d’une espèce de folie logique[26]. Si l’on continue sans modifier notre comportement global, non seulement bientôt les humains seront seuls véritablement habitants, mais parmi les humains, seuls les riches habiteront (et cela porte en germe une catastrophe économique). Pour ne pas laisser éroder la diversité des habitats et des formes de vie, le sujet éthique doit accepter qu’il est un « sujet pluriel », un sujet qui porte dans son point de vue la possibilité d’autres points de vue possibles qui lui sont contemporains.
On peut compléter cette pluralité contemporaine par une pluralité dans le temps, et affirmer que les générations aussi sont une catégorie éthique. Nos choix doivent être solidaires de la possibilité (et de la liberté de choix) des générations à venir. Il faut donc, comme le montre Hans Jonas[27], réintégrer au circuit de la responsabilité, au–delà de la responsabilité courte des intentions, la responsabilité longue des conséquences, des résultats de nos choix et de nos conduites. Surtout à l’âge où les conséquences de notre agir instrumentalisé sont si lourdes et complexes. Le sujet éthique doit accepter qu’il est un sujet « trans–générationnel », qui enjambe les générations. Il doit porter dans son projet de vie, dans sa forme de vie, la possibilité de sa mort[28], et la possibilité d’une autre (forme de) vie après lui.
Olivier Abel
Publié dans Autres Temps n°31 Nov.1991, p.5-19.
Notes :
[1] Paul Ricoeur, Soi–même comme un autre, Paris Ed.du Seuil 1990.
[2] C’est la première phrase de l’Ethique à Nicomaque d’Aristote, phrase qui ne vise aucun contenu normatif, mais énonce ce qui est le propre du désir inspirant l’agir.
[3] Paul Ricoeur, dans Amour et Justice , montre comment les deux propositions sont contenues ensemble dans le Sermon sur la Montagne.
[4] La forme de l’alternative éthique aujourd’hui est du type : soit la limite éthique est solide, et correspond aussi à une limite juridique, et même si possible à une limite naturelle et religieuse ; soit tout est relatif, tout est permis, il n’y a de limites que celles de nos possibilités techniques et de nos envies, bref il n’y a pas de limite éthique. C’est ainsi que l’on est renvoyé, par un débat complice, d’une morale excessivement solide à un excès de relativisme en matière morale.
[5] Prenons un exemple professionnel : il est incohérent de proposer un produit d’une excellente qualité sans y adjoindre le « service » de mise en main et de maintenance qui lui serait homogène. Ou bien il est incohérent de traiter les salariés en travailleurs temporaires (d’en faire des travailleurs temporaires) tout en leur demandant un travail qualifié (c’est à dire motivé).
[6] Concurrence économique et sens de la citoyenneté, par exemple, ou bien discontinuité entre les moeurs qui régissent la vie scolaire, la vie professionnelle, la vie familiale, l’univers des vacances ou du tourisme, l’univers médical et hospitalier, etc.
[7] Ce sens de la pluralité des règles éthiques, à vrai dire, s’est développé d’abord avec la remise en cause des hiérarchies classiques du travail : en s’exerçant très tôt à tenir compte de « points de vue » exprimés dans des langages et des systèmes de valeurs différents, les entreprises qui ont su accepter cette pluralité ont eu un savoir–faire d’avance dans la capacité à inclure le point de vue du client ou du concurrent dans la production. Il vient ensuite de l’internationalisation et du métissage des activités économiques : car les diverses cultures ont un style moral différent, même dans les affaires. Il vient enfin de la capacité à mettre en oeuvre, sur un objectif donné, une pluralité de compétences, sans trop vite définir celle qui aura le pas sur les autres.
[8] C.Perelman lui–même ne disait–il pas que tout se fait selon des règles, mais qu’il peut y avoir un conflit des règles ? Walzer intro–duit seulement l’idée que ce conflit n’est pas négociable, parce qu’il n’y pas de terrain commun pour l’affrontement.
[9] Cf.l’éthique de la discussion de J.Habermas.
[10] Un partenaire peut–il être fiable s’il est borné, et peut–il même être fiable s’il ne prend aucune initiative et reste aveuglément fixé à son but et ses méthodes habituels ?
[11] Si par ailleurs le jeu est une forme spontanée de l’apprentissage, n’au–rait–on pas intérêt à davantage poser les questions de formation professionnelle en termes d’intelligence des jeux ?
[12] On peut jusqu’ici garder cette métaphore de la théorie des jeux employée par J.Rawls, si l’on garde à l’esprit le sentiment que la distribution des positions sociales et professionnelles n’est pas une joyeuse loterie où chacun a sa chance, mais une situation tragique où nous sommes otages de structures lourdes.
[13] C’est l’intérêt d’un approche ludique, qu’elle contourne l’opposition entre une approche exclusivement « procédurale » (qui s’attache aux procédures formelles et aux conditions de formation de règles de justice) et une approche exclusivement « téléologique » (qui s’attache à la diversité des biens justiciables). Dans le jeu en effet, la distinction aristotélicienne entre les moyens et les fins s’abolit ou plutôt se redistribue de manière plus complexe.
[14] Ce qui est proposé dans ces quelques lignes est une brève métaphysique en style spinozien (la recherche universelle de joie) ou leibnizien (les monades tendent à augmenter leur perception et leur action).
[15] La capacité à confier à l’individu la responsabilité (et donc la liberté pratique, c’est à dire les moyens) de sa propre « surcompétence ».
[16] Cf. Michel Villey, in Seize essais de philosophie du droit, Paris Dalloz 1969 p.185sq., où il affirme que le Léviathan (le Loup central dans une société où l’homme est un loup pour l’homme) est au bout de cette conception.
[17] C’est un individualisme de conscientisation, sans vie privée, remarque Michael Walzer, La révolution des saints, Paris Belin 1987.
[18] On peut trouver une relecture de Calvin en ce sens, dans mon travail sur « Les racines protestantes du sujet de droit », in Archives de philosophie du droit n_ 34 (Sirey 1989).
[19] Il faut dire tout de suite que jamais l’éthique ne pourra être instrumentalisée pour donner une « motivation » satisfaisante à un simple surplus de travail ou de conscience professionnelle. Que cette motivation soit négative ou positive. D’une part parce que les règles éthiques ne sont pas contraignantes comme les règles juridiques. D’autre part parce que l’éthique ne saurait sans mentir associer un avantage à la simple exigence de « faire bien ».
[20] La vertu de prudence est par excellence la vertu de l’intelligence écologique : pour prendre un exemple dans notre sujet, elle traite le milieu de travail comme un écosystème ; détruire entièrement un adversaire (un facteur négatif), elle le sait, comporte un risque de contre–effets non prévus ; porter son attention sur le coût d’un produit au détriment de sa qualité ou de sa maintenance, ou sur sa qualité au dé–triment de sa place possible sur le marché, ou sur son marketing au détriment de son usage véritable par l’habitant, etc., manque cet équilibre essentiel à sa durée et finalement à sa diffusion.
[21] C’est-à-dire aussi un « responsable », un porteur de réponse : celui qui en répond et en est l’interprète. La question est de savoir si celui qui est le plus à même d’interpréter la « réponse » choisie est celui qui l’a proposé (qui en a la « compétence conceptuelle ») ou un exécutant (qui aurait la « compétence performative » de la mettre en oeuvre). Peut–être faut–il toujours les deux, à parité.
[22] Cette organisation de cercles, dont la représentation dans des « points de vue » centraux entre à leur tour en cercle, etc., propose un schéma d’organisation d’entreprise qui ressemble assez à l’organisation des Eglises presbytériennes. Ce n’est au fond que l’idéalisation méthodologique de cette organisation.
[23] Je croyais que l’homme était à l' »image » de Dieu..
[24] D’abord pour la simple raison que l’échange suppose les différences, et même au départ augmente ces différences, mais qu’à partir d’un certain seuil au contraire l’échange réduit ces différences et finit par les supprimer.
[25] Les sports sont ici traités comme des arts.
[26] En substituant l’action chimique à l’action mécanique, on a été plus loin dans la complexité des bienfaits et des dégâts obtenus de (ou infligés à) l’écosystème. En substituant le génie génétique et l’action biologique à l’action chimique, nous allons encore plus loin dans ce sens : les conséquences lointaines de nos actions, qui nous échappent, sont à la mesure de leur puissance de transformation sur l’environnement. C’est pourquoi les biotechnologies exigent un contrôle très strict.
[27] Hans Jonas, Le principe responsabilité, Paris Ed. du Cerf 1990.
[28] La mort est le chiffre de la limite : nul ne peut tout vouloir, tout désirer, tout réaliser.