Un: l’intransmissible
Il n’est pas imprudent au préalable d’observer que la fréquente perplexité du « comment transmettre » peut faire écran à celle du « quoi transmettre ». C’est le présupposé dogmatique de toute pédagogie que de postuler la clarté, la non-problématicité de « ce que » l’on transmet, pour se fixer à celle des moyens, chemins et méthodes de la transmission. A tout prendre d’ailleurs, ce présupposé dogmatique est irréfragable, puisque la transmission dont nous parlons se passe de génération à génération, c’est à dire dans une irrémédiable dissymétrie communicationnelle : du fait de la génération il y a toujours du « dogme », une part d’indiscutable et même d' »impensé » dans le discours, l’identité, les figures transmises.
Tout le problème alors serait de ne pas être aliéné dans le « dogme » transmis, d’obtenir la maîtrise de ce que l’on transmet et de ce que l’on ne transmet pas. Il s’agirait au fond de pouvoir ne pas transmettre les malheurs, les blessures, et de pouvoir transmettre les bonheurs, les excellences, les compétences. Or c’est justement une des choses les plus difficiles de la vie. On y touche même l’impossible. Sans cesse je transmets ce que je ne voudrais pas transmettre, et je ne transmets pas ce que je voudrais transmettre.
C’est peut-être de cette stupeur que naît la philosophie, avec Socrate, en dépit des « Sophistes » qui prétendent savoir-pouvoir cela, qui se font (chèrement) payer pour leurs « leçons » (transmission), qui estiment que « tout est question de langage » et s’établissent en thérapeutes par le langage, pour guérir les transmissions ratées. Non, rétorque Socrate, l’un d’eux : malgré les séances coûteuses de sophistique, les fils de Périclès (les fils à papa) n’auront rien du talent de leur père ; ils seront politiquement nuls. Et l’aède merveilleusement inspiré par l’Odyssée d’Homère sera incapable d’enseigner l’art de naviguer ou de combattre. Non, tout n’est pas que langage, et il doit bien y avoir quelque chose d’autre. Non, tout n’est pas transmissible. Il y a des dons, des talents intransmissibles ; il y a des pertes.
Cette stupeur hante Platon, le petit-fils de Solon. Que cherche-t-il, par l’anamnèse, par la remémoration? Que cherche-t-il en se retournant vers l’oublié? Il cherche à savoir, bien sûr, il désire éperdument savoir ; c’est le sens même du mot « philo-sophie ». Mais on le sait assez : il sait qu’il ne sait pas. Pour le dire ici autrement, il se sait sujet à la génération, à la naissance et à la mort.
Platon pense après cette « tempête », ce « Déluge » initial qui a emporté toute prétention à la maîtrise intégrale de la mémoire, du pouvoir transmettre et ne pas transmettre ce que l’on veut. Avec Socrate, il a trouvé (c’est à dire trouvé qu’il fallait chercher) les Idées. Les idées ne sont pas réductibles au langage, elles sont intransmissibles. En ce sens elles se rapportent à un « sacré » et à un « inéchangeable ». Il y a pourtant en elles autre chose, une autre propriété au moins aussi singulière que celle-ci: c’est que tout le monde en a la capacité, le possible désir.
Les idées sont exactement ce qui à la fois est absolument intransmissible, et ce qui se trouve (se cherche) en chacun. De l’intransmissible, mais universel. On ne peut pas les communiquer, mais tous peuvent communiquer à leur sujet : elles sont même ces points de suspension ou de réserve qui rouvrent et qui relancent tout dialogue, jusque dans le silence.
Cette stupeur hante aussi Descartes, et Kant, et tous les autres. Certes Kant appartient au Romantisme par son esthétique du sublime, cette définition du « génie » comme « favori de la nature », doué par celle-ci de la faculté rare et merveilleuse d’exprimer un jeu libre (capable de se donner ses propres règles) de l’imagination , sans en avoir auparavant jamais connu ni appris la règle. Mais Kant appartient en même temps aux Lumières, par l’affirmation que cette expression géniale est universellement communicable, qu’elle peut être reconnue par n’importe qui, et le transporter. Le sublime est alors cet intransmissible que chacun peut soudain sentir se lever en lui.
La brève méditation qui précède est philosophique. Peut-on la reprendre, la recommencer sur le mode éthique? Oui, et la question serait alors celle de la « fidélité », peut-être la plus « grosse » question éthique dans un temps où nos vies sont fragmentées de toutes parts (compétences et emploi, habitats et art de vivre, convictions religieuses ou politiques, relations et amour, etc.). Soit chacun serait incarcéré dans des fidélités exclusives et indéclinables, soustraites aux échanges ; soit la maîtrise de chacun sur sa propre vie et la communicabilité universelle exigeraient le sacrifice de toute fidélité, de tout attachement? Effrayante alternative. C’est pourquoi il nous faut, et d’urgence, réinventer une fidélité qui lui échappe.
Deux: la fidélité
Recommençons autrement. La fidélité exprime bien ce geste par lequel on se retourne. On se retourne vers l’oublié, vers l’intransmissible. On se retourne du langage vers celui ou celle qui parle, interroge ou répond. On se retourne de la multiplicité, de la brillance ou de la vanité des représentations de soi, vers une présence oubliée, absentée. On se retourne de l’image du miroir ou des relations vers un visage derrière soi, les yeux fermés. Bref, on se retourne vers un passé ou un « futur intérieur ».
Car la fidélité, c’est Ulysse renonçant à l’immortalité d’entre les bras de Calypso pour revenir à sa Pénélope, à sa finitude, à son Ithaque. Mais on peut dire aussi que c’est Moïse sortant de son Egypte natale pour se tourner vers une promesse apparemment impossible. Ces figures archaïques de la fidélité pourtant n’ont plus guère cours. La fidélité n’est plus ce qu’elle était, si elle marquait le moment où un « parcours » jusque là cumulatif, sinon conquérant, s’infléchit sous une discontinuité soudaine, comme intérieurement brisé ou convaincu de sa vanité, ou soudain retourné et transporté vers autre chose, préférable à tout.
Cette figure du retour (au « même » ou à l' »autre », peu importe encore ici) correspondait à un âge du territoire et de l’identification marqué par un centre et une marge, une marche qui s’éloigne, tente, essaye, et de guerre lasse un jour revient au foyer ; ou bien une marche qui promet (et accomplit la promesse toujours déjà antérieure) de fonder un nouveau foyer. Mais la fidélité n’est plus ce parcours, ce retour, ce retournement des figures de soi essayées vers celui, celle, ou cela qui nous porte et nous permet d’essayer. A l’âge de l’amour-passion, qui est aussi l’âge où les territoires se délimitent les uns les autres sans vide, sans le moindre interstice, comme des propriétés ou des Etats-Nations, la fidélité devient l’exclusivité d’une appartenance, incompatible à toute autre. Et si l’universel marché, le brassage des cultures et la multiplication des réseaux, des liens possibles entre les individus, rendent cette exclusivité impossible, la fidélité devient une entrave ou une impossibilité. Remarquons au passage que dans le cas particulier de la conjugalité, l’adultère disparaît, puisque ceux qui y croient ne le pratique pas, et ceux qui le pratiquent n’y croient pas! Deux populations se côtoient sans plus même appartenir au même monde. Mais on pourrait trouver des équivalents pour les fidélités confessionnelles, ou pour les convictions politiques en tant qu’elles sont toujours liées à des promesses qu’un jour on lança, à soi ou aux autres.
Nous en sommes là. Et c’est sous cette polarisaton que la fidélité est devenue un enjeu majeur. Il y a d’une part ceux qu’elle fascine, et qui font tout pour assurer ce sol, cette solidité, cette constance et cette continuité avec le cher pays de leur enfance. c’est la « bonne vieille terre » du Capitaine Haddock, qu’on n’aurait jamais dû quitter. C’est l’Autorité du passé, seule capable de contrebalancer la corruption de la génération présente, de tenir les générations successives au plus près de leur modèle en dépit des défauts qui s’y glissent (un peu comme les générations de photocopies ou d’images-vidéo perdent peu à peu en définition, en information). C’est la fidélité bétonnée, exclusive, jalouse, à une mémoire, à une tradition, à un projet, à une nation, à une confession, à un paysage, à un habitat, à une amitié, à un amour. On comprend cette importance.
Sur le pôle antinomique, il y a ceux qui, face à la fragmentation de leurs vies, adoptent une stratégie inverse. Pour amalgammer et grossir le trait, ils « jettent » toute fidélité, toute identité, toute continuité, toute exclusivité qui les alourdirait dans la tempête. Les convictions, les liaisons, les habitats, les emplois peuvent se succéder : ils leurs sont relativement équivalents, indifférents. Ou plutôt : toute position est bonne à prendre, dans un jeu sans fin de substitutions. On comprend aussi cette légèreté. Et qui jettera la pierre aux uns et aux autres?
Mais qui ne cherchera à échapper à ce piège redoutable, qui fait la force et la complicité des traditionnalistes et des libertaires. Si la dialectique de l’aventure et du retour ne correspond en rien à nos modes de vie, si l’alternative de l’exclusivité et du « jetable » nous dégoûte, n’est-ce pas que nous en sommes à ce point, où il nous faut réinventer la fidélité, une fidélité vivante et vivable aujourd’hui? c’est probablement ce que propose le philosophe Alain Badiou dans son admirable petit livre sur L’éthique (Paris: Hatier,1993). Je ne l’ai pas assez « digéré » pour en parler maintenant. Que dire, et quoi suggérer?
On pourrait d’abord distinguer une fidélité générale et une fidélité singulière. La fidélité « générale » serait la fidélité à la place que l’on prend dans une suite de générations, qui se remplacent peu à peu les unes les autres : la fidélité à sa place, dans la fidélité aux ancêtres illustres comme à la postérité bénie, donnerait justement cette place et cette identité, à la fois finie, mortelle, et s’effaçant presque avec bonheur devant la suivante. La fidélité « singulière » serait à l’inverse l’attachement infini dont on peut s’éprendre pour ces visages, ces corps, ces voix singulières qui restent sur le bord de la route des générations, et que rien ne relève jamais ; la fidélité alors tient à ce qu’on ne puisse pas se lasser de quelqu’un, qu’on ne le connait jamais, que l’approche en est infinie. Le texte biblique me semble de part en part traversé par la tension entre ces deux fidélités, probablement non entièrement compatibles.
Après avoir ébranlé l’alternative dominante par une alternative plus terrible et probablement plus vraie, on pourrait ensuite suggérer que la fidélité vivante que nous cherchons joue précisément entre l’un et le multiple, sans se bloquer sur une unité exclusive, ni se perdre dans une multiplicité qui ne se rapporterait à aucune cohérence. Ce que l’exclusivité méprise et où elle se méprend, c’est qu’une appartenance ou une relation, si importante et privilégiée soit-elle, n’est jamais à elle seule le tout, l’intégrale de toutes les appartenances et de toutes les relations d’une personne. On ne peut pas être tout pour quelqu’un. Ce que la dispersion méprise et où elle se méprend, c’est que la vie de quelqu’un a toujours encore la cohérence et l’unité que lui donne sa finitude, ce profil de préférences qui définit sa singularité. Parce que chacun a ses attachements singuliers, il porte aussi les détachements qui lui laissent les plis, rides et sourires, qui singularisent son visage.
Autrement dit, si nos relations, nos appartenances et nos attachements sont multiples, et parfois contradictoires, comme si nous étions déchirés entre plusieurs fidélités dont nous ne savons pas a priori si elles sont compatibles dans le même monde ou dans la même vie, la fidélité vivante que nous cherchons voudrait à la fois combattre pour les rendre le plus « compossibles » (comme dirait Leibniz), et attester du point où nous acceptons, dans le tragique, le comique, ou le simple dévouement, de perdre l’une ou l’autre d’elles quand il faut choisir. Ce n’est ni une fidélité exclusive à l’autel de laquelle il faudrait a priori tout sacrifier, ni le rêve de ne jamais rien sacrifier qui dévoile surtout qu’on n’est fidèle à rien qui nous dépasse un peu sinon son propre plaisir.
La fidélité un peu poétique en général, et courtoise en particulier à propos des relations amoureuses, que nous proposerions ici, consisterait à vivre de sorte à pouvoir toujours rapporter à l’un, c’est à dire à celui, celle ou cela qui fait l’unité de ma vie, et sans l’y effacer, la multiplicité des relations ou appartenances par lesquelles j’essaye d’interpréter mon existence. Cela ne veut pas dire qu’il n’y ait pas de secret, pas d’obscurité : au contraire, cette narration réciproque, cet entretien infini, ne prend tout son sens que parce que l’on sait qu’on ne pourra jamais tout rapporter, jamais tout savoir l’un de l’autre (ni de soi-même, évidemment). Mais la fidélité consiste justement à le tenter quand même, jusque dans le silence. Elle consiste à rapporter toute la situation, dans sa complexité et sa multiplicité, à la simplicité d’un évènement capable d’orienter la pensée, l’action, le sentiment.
Ce peut être l’amour d’un être pour nous irremplaçable, la promesse d’une foi qui rouvre les lettres mortes d’une vieille religion, l’action qui discerne une cité enfin honorée par ses propres conflits, la recherche d’une vérité qui bouleverse nos préjugés, le tâtonnement créatif d’une forme qui nous fait habiter le monde autrement, etc. C’est toujours quelque chose de rebelle à la communication, à la transmission, et qui néanmoins peut se lever en n’importe qui. Quelque chose de curieusement communicatif. Interroger, aimer, supposent en l’autre la capacité à interroger ou à aimer à son tour ; non pas en retour car ce ne sont pas choses qui s’échangent sous la loi de réciprocité, mais à son tour parce que ce sont choses qui peuvent être suscitées par leur supposition même.
Trois : l’interprétation
Le premier volet de cette méditation était philosophique, le second éthique, et le troisième sera « herméneutique »: il portera sur notre capacité à interpréter ce qui nous est transmis, et d’abord notre existence même. Car notre existence même tient à ce que nous avons été convoqués à l’existence, à la parole , à l’agir, et c’est pourquoi nous pouvons nous révéler à notre tour parlants, agissants, imaginants, traçants ainsi des figures possibles qui sont autant d’interprétations de nous-mêmes, du fait d’exister. Au fait d’être venu au monde, nous répliquons par un acte ou une parole d’initiative, par laquelle nous interprétons cette existence , notre existence.
Incidemment, j’ai ici recours à une petite théologie de la grâce. Dans cette optique, en effet, la grâce de Dieu n’est pas seulement ce qui répond au péché: plus radicalement elle est ce qui répond au néant. Dans l’esprit de la Réforme, et très manifestement chez Calvin, la grâce ne vient pas couronner la nature, ce qu’elle aurait d’inachevé ou d’imparfait; la grâce est un commencement absolu. Le fait que Dieu ait créé ce monde est déjà une grâce. Toute apparition d’une existence, si fugace soit-elle, à la face du monde, est déjà un grâce. Et ce fut apparemment un plaisir pour Dieu que cela soit, puisqu’il dit que cela était bon.
Notre réponse à ce plaisir de Dieu que cela soit, c’est d’abord et simplement notre plaisir d’être. Mais ce plaisir ne saurait pas plus être rendu tel quel à Dieu que nous ne « rendons » des cadeaux exactement identiques à ceux qui nous en ont fait. La forme originaire du plaisir d’exister comme « rendre grâce » ou « action de grâce » se décline toujours-déjà dans une extrême et infinie diversité. Ce que nous appelions à l’instant « interpréter notre existence » suppose une capacité à différer ce plaisir: on peut analyser cette capacité dans le langage, l’imagination, la volonté, les échanges, par exemple, mais elle s’atteste en créant des différences, et d’abord des plaisirs différents. C’est d’ailleurs ce qui fait que l’éthique ne peut se réduire à la simplicité de « se faire plaisir les uns les autres ». Faire plaisir: mais ce faisant je peux imposer à autrui, en voulant lui faire le bien que je voudrais qu’il me fasse, ma propre interprétation du plaisir. Et lui faire mal.
Ce n’est d’ailleurs pas pour autant une raison d’oublier tout à fait cette orientation originale de l’éthique par le plaisir d’être.
Mais revenons à notre sujet. Si l’obligation d’interpréter se fonde à ce niveau de radicalité, qu’est-ce que la fidélité pour l’interprétation? En quoi se rattache-t-elle à un intransmissible mais qui se trouve (se cherche) en chacun? Ce serait une fidélité interprétative, qui traduit diversement une grâce, un plaisir premier. Dans cette oeuvre de traduction, elle sait qu’elle laisse un reste d’intraductible, et pourtant elle traduit, elle trahit, « courageusement » comme dirait Luther.
Cette fidélité interprétative comprend la « tempête ». Elle sait les ruptures,les discontinuités, introduites par le temps, la distance, l’absence. Que devient la fidélité pour celui jeté par la tempête sur une île déserte? Et l’ultra-moderne solitude n’est-elle pas cette tempête? La fidélité à l’intransmissible même, dans la transmission, se marque par le courage et la capacité à interpréter en dépit de la tempête, à réinterpréter l’existence après coup. De même qu’une demeure, un habitat, porte toujours en elle les traces et la mémoire des demeures antérieures portées par l’habitant, une culture n’est vivante que par sa capacité à recréer en elle les cultures toujours croisées dont elle est issue.
Et une relation est un perpétuel exercice de réinterprétation, dans lequel l’amour ou l’amitié atteste sa capacité à traverser la tempête, et sans lequel rien ne dure que le durcissement sur une position ou l’éclatement dans l’éphémère. Mais durer, persévérer dans l’existence, suppose cette capacité à interpréter, c’est à dire à ressaisir autrement le passé, le présent, et le futur, en le rapportant à autre que moi-même. Interpréter suppose cette capacité à supporter et à désirer l’écart entre mon interprétation et celle des autres. Je ne puis continuer à interpréter que dans l’espace habitable et différencié que cet écart construit.
Ricoeur l’a assez montré : l’interprétation est à la fois sédimentation des apports successifs et innovation, écart singulier. Interpréter consiste à rouvrir dans le passé des promesses enfouies et jamais encore tenues. Loin de s’enfoncer sous l’aile protectrice du passé, mais loin aussi de se tenir à distance horrifiée d’un passé tenu pour mort, la vie s’interprète par sa capacité à en faire surgir de nouvelles figures. Ce désir d’interpréter, de réinterpréter, n’est pas vraiment transmissible ; et pourtant nous devons bien le supposer en chacun.
Olivier Abel
Publié dans Autres Temps n° 48 Déc.1995