L’Ecole des Roches, une école de la gratitude
Jadis le scandale de l’existence même du mal, reproché à Dieu jusqu’à nier son existence, a ébranlé la foi chrétienne. Aujourd’hui un nouveau doute ronge toutes les religions : c’est la prétention de chacune à être le seul chemin de la vérité. Certes la conviction absolue d’avoir raison est fascinante, parce qu’elle nous délivre du chaos de l’incertitude, et que nous sommes prêts à croire sur parole quelqu’un d’aussi convaincu d’avoir raison. Mais cette prétention a toujours porté dans ses flancs, à plus ou moins long terme, la justification de la violence et de l’intolérance.
Le pluralisme de la tolérance contemporaine comporte cependant un péril inverse et non moins grave, le sentiment nihiliste qu’il n’y a que des petites opinions individuelles, qui flottent à côté les unes des autres, et que tout se vaut. Cette situation d’ailleurs encourage le prosélytisme le plus agressif, puisque seule la force numérique d’une opinion fera sa vérité, réduite à son efficacité. On est d’autant plus fanatique qu’au fond on a peur de son propre scepticisme.
Pour éviter ce double écueil, il est bon de repartir de la superbe affirmation johannique que « la vérité vous affranchira » (Jean 8-32). C’est ici que nous rencontrons ce qui fit le cœur du projet éducatif des Roches, celui qui anima Edmond Demolins, Georges Bertier, Henri Trocmé et Henri Marty, Louis Garrone, André Charlier ou Elie Abel, et tant d’autres. Le rapport à la vérité suppose des sujets libres, libres de la reconnaître, libres justement d’avoir pour la vérité non seulement un rapport de connaissance mais quelque chose comme de la reconnaissance. La faculté de gratitude est la marque des esprits émancipés.
Puisque je viens de le nommer, et juste à titre d’exemple, je voudrais dire deux mots de gratitude à l’égard de mon grand-père Elie. Formulant cette gratitude je sais exprimer celle de beaucoup d’entre vous. Et quand je dis Elie, je sais que j’enveloppe dans ce nom propre de nombreux autres qui « viennent avec », non seulement Jacqueline présente parmi vous, mais tant que je ne saurais nommer ici, des professeurs, croyants ou pas, des prêtres et des pasteurs aussi, dont le souvenir m’émeut. Elie, on le raconte jeune élève de l’Ecole Normale de Privas, en Ardèche, faisant le malin sur le parapet du pont au dessus de l’abîme, pour épater les filles, sans doute. Moi je le vois encore, tous les étés du Breuil au plateau de Saint Agrève, rassemblant ses petits enfants comme une classe, pour nous faire des dictées, des interrogations de calcul mental, et demandant « pardon ? », lorsque nous nous trompions, d’une voix qui nous terrorisait ! Mais quand j’étais enfant, je l’entends encore, sa Bible de calviniste dans une main et La légende des Siècles de l’autre, me confier songeur : « je ne parviens pas à imaginer que le salut ne soit pas universel » ! Quelle autorisation ! Quelle augmentation une âme d’enfant peut recevoir d’une telle parole ! Quand je pense à ces mots, j’entends le Requiem de Duruflé, j’entends le ton à la fois épique et humble qui est pour moi celui de tout témoignage.
A quoi reconnaît-on un bon témoin ? C’est d’abord la cohérence de son témoignage, la cohérence existentielle par laquelle une vie, loin de contredire le discours affiché, en atteste la probité. C’est l’exemple que j’ai reçu de mon grand-père, comme de mon père. C’est ensuite la place qu’il laisse aux autres témoignages, car il ne cesse de montrer autre chose que lui-même, de s’effacer devant autre chose que lui-même. Là encore c’est son exemple. Un témoin qui se prétendrait le seul bon témoin et qui écarterait les autres ferait rire, comme si son témoignage contenait la vérité à quoi il se réfère. Le témoin a donc à la fois le courage de se confronter, de ne pas craindre de dire sa vérité, et l’humilité de s’effacer, de ne pas prétendre dire à lui seul toute la vérité.
Oui, nous devons sans cesse renoncer à unifier et totaliser trop vite le Vrai : peut-être même que toute parole qui prétend enclore la vérité est une forme insidieuse de mensonge. Le philosophe Paul Ricœur, parlant des religions, reprenait l’image de Théodore Monod, que celui qui n’a pas encore fini de gravir son côté de la montagne ne saurait prétendre voir ou connaître les autres côtés. Et il parlait lui-même de sa conviction protestante comme d’un « hasard transformé en destin par un choix continu (…) une religion est comme une langue dans laquelle ou bien on est né, ou bien on a été transféré par exil ou par hospitalité ; en tous cas on y est chez soi ; ce qui implique aussi de reconnaître qu’il y a d’autres langues parlées par d’autres hommes »[1].
Nous avons ici la base d’un œcuménisme solide. Celui qui permit à des enfants de cultures et pays différents de trouver leur place, respectée, à l’Ecole des Roches. Disons le avec le Psaume : Dieu aime la multiplicité de la création, quand la création chante l’unité de Dieu. Oui, nous demeurons dans le multiple de l’histoire, et l’unité est une figure de ce que nous espérons, et qui appartient à Dieu. C’est comme un horizon commun, visé au travers de la diversité des témoignages. Et comme lecteurs des Ecritures nous faisons nous-mêmes cercle autour d’une vérité plus vaste que nos interprétations. Si je dis cela, c’est que nous avons une conception trop plate et étroite de la vérité comme monologue. Si la vérité est logos, verbe et parole, elle n’est pas un discours unique. Elle se tient dans la conversation même. A lire la Genèse, on voit Dieu lui-même préférer le risque de la libre conversation humaine, plutôt que le silence et le monologue de la solitude. Qu’est ce d’autre qu’une véritable Ecole ? Merci à nos pères de nous avoir transmis cela, merci à vous de continuer.
Olivier Abel
Paru dans le Site de l’Ecole des Roches
Note :
[1] La critique et la conviction, Paris : Calmann-Levy, 1995, p. 219