L’idée vers laquelle je m’achemine est celle-ci : un intellectuel est quelqu’un qui veut partager des idées, des idées qui sont sa joie, parce que tout le monde veut “ communiquer son plaisir aux autres ”[1]. Et les difficultés qu’il rencontre éventuellement ne sont qu’un cas particulier des difficultés que rencontrent tous ceux qui désirent partager leur bonheur. Ces difficultés, qui sont celles de la civilité même, sont nombreuses ; toutefois une seule m’intéresse ici : cette communication de bonheur n’est pas immédiatement universelle, n’est pas imposable à autrui, et se propage en quelque sorte de proche en proche dans un milieu, le milieu de ceux qui partagent ce plaisir-là. Ces milieux peuvent ne pas se comprendre : le plaisir de l’un ne dira rien à l’autre, l’idée de l’un ne dira rien à l’autre. C’est cette grande idée que nous allons mettre à l’épreuve de notre petit sujet.
Un vieux scénario
Dans le conflit issu du siècle dernier entre ceux qui partageaient l’idée républicaine et ceux qui partageaient l’idée catholique, l’ “ intellectuel protestant ”[2] est certainement, même s’il s’en est souvent défendu de part et d’autre, quelqu’un à qui ces deux idées disaient quelque chose. Mais est-il possible de partager complètement deux joies lorsque celles-ci se considèrent comme incompatibles ?
Prenons l’exemple d’Auguste Sabatier, de Vallon pont d’Arc en Ardèche, professeur “ néo-kantien ”[3] de philosophie de la religion à l’Université de Strasbourg, ayant refusé en 1871 de se soumettre à l’Empire prussien (protestant), replié à Paris pour y fonder, dans le cadre de la Sorbonne et dans l’optique d’une pensée critique, la Faculté de théologie protestante. Il s’inscrit parmi les intellectuels républicains, mais protestants, attachés à une France encore majoritairement catholique. Sa solution, au tournant du siècle, préfigure ce qui sera pour le Bergson des années vingt les “ deux sources ” de la morale et de la religion : une sorte d’évolution créatrice, qui cherche dans les symboles même de la foi l’expression transitoire de l’ouverture, de la vie, du mouvement, de l’esprit. Il croit sans doute par là comprendre à la fois le sens profond de l’évangile et le sens profond de la république. Il est probablement heureux[4]. La prise du pouvoir par le camp “ scientifique ” et républicain permet à la foi de ne plus avoir à justifier les injustices sociales, et aux Églises de recouvrir la pleine liberté critique qui était celle du christianisme primitif ; et Sabatier regrette probablement que le nouveau “ clergé ” scientifique se soit empêtré dans une fonction pontificale de légitimation. Bref, il milite pour la séparation des Églises et de l’État. Mais plus tard on le verra regretter une séparation trop étanche, où la théologie ne participe plus de la continuité de l’espace universitaire, comme si une part de la culture était inaccessible à l’espace public, c’est-à-dire à l’espace critique[5]. Et comme si les sciences des religions pouvaient se constituer autour d’un noyau vidé de toute croyance, de toute part de “ dogme ”. Il ne sait pas trop comment formuler ce regret. Il est un peu malheureux, et a peut-être eu le sentiment (exagéré) que personne ne le comprenait[6].
Ainsi peut-on brosser à grands traits une scène importante et on y reviendra comme à une forme majeure de l’hésitation protestante. À tout prendre ce n’est cependant pas la seule posture historique qu’ait pris l’intellectuel protestant dans le paysage de la pensée française. Entre la posture de l’exilé comme Pierre Bayle au moment de la Révocation de l’Édit de Nantes, celle du libéral comme Benjamin Constant dans les soubresaults du centralisme monarchique, celle de l’immoraliste comme André Gide à la belle époque du nationalisme, ou celle du reconstructeur comme Paul Ricoeur dans les décombres de la guerre, celle d’Auguste Sabatier n’est qu’un épisode. Mais c’est cet épisode qui a fixé les traits de la scène dont nous parlons.
Dans la distribution française des rôles sur la scène intellectuelle, le “ protestant ” se trouve en effet à une place intermédiaire, plutôt flatteuse, mais un peu coincée. À cet égard il n’a aucun mérite, car sa situation est forcément un peu compliquée : les protestants sont en France une minorité, comme les juifs et les musulmans, tout en appartenant quand même à la tradition chrétienne “ majoritaire ”, comme les catholiques ; et ce qui complique encore les choses, c’est qu’ils se sont battus au premier rang pour construire la laïcité républicaine. C’est pourquoi ils partagent un peu tous les points de vue, peuvent à peu près comprendre tout le monde, et ne sont vraiment très mal perçus de personne[7].
Cette position involontaire mais flatteuse se manifeste bien dans la différence infime mais profonde qui les séparent de leurs amis ou collègues catholiques. Paradoxalement, ceux-ci doivent assumer à la fois la culture majoritaire et la culture la plus refoulée du paysage culturel français[8]. S’attirant les reproches les plus contradictoires, la pensée (même lointainement d’inspiration) catholique a dû pour survivre se retrancher, se défendre, séparer les registres. Régulièrement certains me téléphonent : “ qu’en penses-tu ? on nous traite de vichystes ! Bientôt être chrétien sera un délit. Il faut réagir ! ” et ma réaction est alors toujours de laisser tomber, de ne pas se laisser piéger dans ce mauvais jeu de rôles, de ne pas se sentir concernés. Même la séparation méthodique des registres, le non-mélange entre l’attachement ou la militance et le métier ou la compétence intellectuelle, signifie autre chose chez les intellectuels protestants (je pense à Paul Ricoeur) : ce n’est pas un système de défense pour se protéger de l’anti-cléricalisme ambiant, c’est une vision du monde ! Depuis Calvin c’est le style protestant que d’accentuer les discontinuités, et de laisser jouer de façon autonome chacun des registres (le politique, le scientifique, la morale, etc.). Et ce vieux réflexe de discrétion critique, kantien cependant qu’irréfléchi et parfois même gênant, est une source supplémentaire de malentendus.
Il est d’ailleurs fréquent d’entendre les protestants se plaindre de l’effacement de leurs intellectuels, ou de l’affaissement des grands débats théologiques dont ils ont le sentiment, peut-être après coup, qu’ils firent longtemps la vitalité de la pensée protestante. Le public pour sa part, en dépit de rares magazines qui s’amusent à faire sensation à propos du “ pouvoir des protestants ”, ne perçoit pas la menace ni l’intérêt de cette Présence au monde moderne dont Jacques Ellul faisait la figure de l’engagement protestant. Ni l’enjeu, quelques années plus tard, de sa Fausse présence au monde moderne qui drapait l’intellectuel protestant dans sa “ protestation ”, en marge d’un monde saisi par le bluff technologique. C’est pourquoi il n’est pas inutile d’expliciter quelques problématiques, et de caractériser l’intellectuel protestant, en France, par les frontières qui le traversent et les entre-deux dans lesquels il se tient.
Disons donc que l’intellectuel protestant est dans une posture charnière, avantageuse dans la mesure où il croit pouvoir comprendre tout le monde, mais finalement assez coincée. En effet son attachement n’est vraiment accepté que parce qu’il s’attarde à une religion-musée, à une page d’histoire de France; et il n’est sympathique qu’autant qu’il s’attache à une religion gentille, une religion de pastourelle, pas trop catholique et un peu laxiste ; une religion qui s’excuse d’être encore là et qui se sent toujours encore trop différente, mais qui ne voudrait que s’effacer; une religion mourante. Et quand il sort un peu de son rôle, il arrive à des gens très bien de le remettre à sa place[9]. Il n’existerait pas on l’aurait inventé. C’est alors qu’il éprouve le sentiment lassant (et exagéré, nous l’avons dit) d’être incompris. Il voudrait sortir des ornières de ce vieux scénario. Mon hypothèse est que s’il y parvenait, si bien même les rôles étaient redistribués, il ne sortirait pas de la profonde hésitation qui le définit, et qui lui permet de se tenir à cette charnière.
Une profonde hésitation
Pierre Bayle, bien avant toutes ces histoires de la France récente, se tient dans une sorte d’écart. D’une part il est trop sceptique pour ne pas estimer que les vérités politiques ou religieuses restent fragiles, révisables, de l’ordre de la croyance bue avec les préjugés de l’enfance et du pays, et c’est pourquoi il veut fonder les droits individuels de la conscience errante, les droits de la conscience qui est dans l’erreur (qui croit être dans la vérité). D’autre part il est trop passionné de vérité historique (dont il pense, contre Descartes, qu’elle peut être plus sûre même que les vérités mathématiques), et il sait trop le caractère indépassable des dogmes, pour ne pas reconnaître dans le rapport à une vérité qui excède les circonstances individuelles, ce sans quoi les croyances et les opinions mêmes, loin d’avoir la cohérence d’une forme de vie qui nous partage, retourneraient au sable résigné des propositions possibles et vaines[10]. C’est dans cet écart entre la relativité des opinions et la passion du vrai qu’il lance une revue de recensions critiques adressée à l’ensemble du monde savant européen, comme pour se donner une communauté métaphorique à travers sa condition d’exilé : Les nouvelles de la république des lettres. C’est encore dans cet écart qu’il rédige, dans les toutes dernières années du 17me siècle, son Dictionnaire historique et critique, qui joua un si grand rôle dans la formation des Lumières.
Or cet écart se retrouve dans toutes les grandes hésitations qui signalent l’intellectuel protestant typique (je ne parle, là encore, que de sa variante française). Premier exemple. Un intellectuel protestant est toujours un peu, à quelque dose que ce soit, un intellectuel “ organique ”, j’entends quelqu’un qui ne renie pas une appartenance, une identité. Il ne se retourne pas derrière lui quand on parle des intellectuels protestants, pour chercher de qui on parle et bien faire voir qu’il ne saurait s’agir de lui. Il est fidèle en ce sens, et la tradition ne l’effraye pas, le fait de porter la dette d’une immense mémoire, qui plonge jusque dans le monde biblique, et d’y revenir sans cesse. Il aurait même un petit côté nostalgique, non seulement dans cette (parfois exaspérante) complaisance identitaire propre aux minorités qui manœuvrent pour se maintenir et se reproduire, mais dans la nostalgie plus ancienne d’un monde familier, d’un oratoire perdu, etc. : il ne faut pas oublier que Luther a été excommunié, chassé de son Église, de ce qui était toute sa vie[11]. Mais dans le même temps, pour un intellectuel protestant, l’identité n’est pas ce qui importe, l’institution-Église et sa reproduction sociale est toujours secondaire. Sa vraie tradition est celle de l’effacement, la tradition auto-nettoyante du semper reformanda, c’est celle du re-commencement. On peut toujours rompre et recommencer ; la tempête nous a lavé de toute nostalgie, nous voici non pas seuls dans une île déserte mais à plusieurs dans un nouveau monde[12]. Il faudra bien réinventer ensemble, réaménager nos traditions et nos identités.
Deuxième hésitation profonde. Un intellectuel protestant est toujours un peu, à quelque dose que ce soit, un intellectuel “ critique ”, qui revendique fièrement une liberté de comparer sans entrave. Dans la condition de véracité où nous place le fait d’être toujours et partout devant Dieu, nous sommes tous à équidistance de la vérité, et les hiérarchies sont abattues : la communauté fait cercle dans la recherche de la vérité[13]. En France, cette revendication critique peut même adopter un petit tour gaulois, iconoclaste et frondeur [14]: la difficulté parfois agaçante à faire consensus, à trouver un centre équilibré, car ces derniers sont perpétuellement contestés, comme Jacques Ellul a si bien su le faire. Mais dans le même temps, cet esprit critique est contrebalancé en profondeur par une sorte de mystique discrète, une mystique du doute. Il y a au cœur de l’équipement critique le sentiment que la seule chose que l’on puisse vraiment mettre au centre c’est l’interrogation, l’acceptation d’une ignorance plus capitale que tous nos savoirs comparés. C’est comme une case vide qui autorise le libre-jeu du savoir. Cette mystique de l’interrogation se traduit en chacun, presque passivement, par l’étonnement d’être là[15], l’émerveillement interrogatif que quelque chose soit.
Troisième exemple de cet écart paradigmatique. Un intellectuel protestant est toujours, à quelque dose que ce soit, un intellectuel “ moraliste ”, y compris et surtout lorsque comme Gide il adopte une posture immoraliste[16]. De toutes façons il s’agit d’interpréter l’évangile dans nos existences, et non pas dans quelque théorie ou allégorie ; il s’agit de faire de nos existences les instruments (au sens musical) de cette interprétation. Et cette dimension existentielle ou morale, selon les époques et les vocabulaires, prend plus ou moins toujours la forme d’une dissidence, d’une résistance, d’un refus presque sectaire de ce qui est d’habitude récompensé ou puni dans ce monde[17]. C’est en marge du monde que l’intellectuel protestant plantera son camp, dans une posture d’insurrection. Mais dans le même temps la grâce, c’est à dire l’insouciance de savoir si on a la grâce, nous renvoie au monde le plus ordinaire comme au monde même donné par la grâce de Dieu. Car si on éprouve la gratitude même de cette insouciance, à quoi bon faire quoi que ce soit d’autre, de supplémentaire, d’extraordinaire, et à quoi bon une communauté des saints, une église ? La grâce nous retourne vers le monde de tous les jours et de tous les humains, comme étant le lieu même de notre gratitude, un monde de part en part commun, sans que rien n’y soit mis à part, sacré ni déchu[18].
Ces trois profondes hésitations se composent entre elles diversement, selon la place des accents, pour donner le profil spécifique à chacun des individus concernés. Pierre Chaunu ne ressemble pas à Jean Carbonnier, ni à Théodore Monod. Mais on verra toujours un intellectuel protestant hésiter entre le maintien de l’appartenance à une tradition, et l’effacement de toute tradition dans la faculté de recommencer. Entre la curiosité critique, et l’abandon à une interrogation plus vaste que tout savoir. Entre l’attitude morale de la résistance, et la confiance au monde ordinaire. Dans cette oscillation, le contrepoint second peut n’être à chaque fois que le comble du premier mouvement. Mais ces hésitations donnent ensemble le timbre de la pensée protestante.
Un clivage politiquement mortel
Cette profonde hésitation est parfois très difficile à soutenir, mais son achèvement, sa désarticulation, son clivage, serait mortel. Je voudrais d’abord le montrer au plan de la pensée politique, avant d’y revenir sur un plan plus proprement religieux. Je ne reviens pas sur la conception protestante de la laïcité, souvent développée ailleurs, et qui oscille entre laïcité et sécularisation. C’est qu’on ne peut pas avancer très loin en direction de la laïcité républicaine si la sécularisation démocratique est bloquée (par le monopole de fait d’une religion par exemple), et qu’il n’est pas davantage possible de pousser très loin la sécularisation si les cadres institutionnels de la laïcité républicaine n’ont pas été donnés[19]. Mais ce débat historique sur la laïcité s’adosse lui-même à un débat plus théologique sur le politique.
On peut en effet discerner dans la tradition protestante et depuis la Réforme, une oscillation profonde quant au sens même du mandat politique, du mandat confié au politique selon les diverses présentations bibliques de « la Justice de Dieu » et de son Royaume. C’est là un de ces vieux débats familiers dont le protestantisme a longtemps fait son plaisir, sa polémique jubilation ; et j’essaierai d’en rendre le ton. D’une part le mandat politique ne consiste pas à faire le Bien ni le Bonheur des citoyens, mais plus sobrement à maintenir l’ordre le moins pire, le moins injuste possible. Et dans le même temps il doit exprimer la possibilité d’un « Royaume de Dieu » auquel aucun régime humain ne saurait s’égaler, et il porte ainsi le sens du possible et de la critique de l’ordre existant.
En simplifiant beaucoup, on peut dire ainsi que le mandat accordé dans le monde protestant au politique oscille historiquement entre le « maintien de la cité » et la « révolution des saints ». Dans la première orientation, qui correspond davantage à la tradition luthérienne dite de la théologie des deux règnes, la cité est soumise à un ordre de conservation, qui ne prétend plus jouer aucun rôle religieux de Rédemption ni d’établissement d’un Règne de Justice. Cet ordre civil prend le monde tel qu’il est, cherche simplement à éviter les maux, respecte les Eglises et les Etats tels qu’ils sont. Il vaut mieux un ordre injuste que pas d’ordre du tout. On pourrait dire que cette cité maintenue est ce qui reste de la cité traditionnelle après la rupture, la profonde délégitimation introduite pas la « grâce » (seule justification). Il s’agit d’un mandat de conservation critique, qui légitime et autorise l’ordre social non par son caractère absolu, mais au contraire par sa fragilité et sa relativité: les humains en ont simplement besoin, et il faut « faire avec » pour le mieux, avec le sentiment aigu que la fidélité au contrat oblige plus que toute force au monde.
La cité que propose la révolution des saints, dans la tradition calviniste du puritanisme, par exemple, est ouverte à la critique, à l’imagination des formes de cité possibles. Elle vise le monde tel qu’il pourrait être, et elle est le fait de minorités exilées, réfugiées, ou de « colons » légiférant pour des cités neuves et quasi utopiques. On peut critiquer et même révoquer un ordre existant au nom du contrat fondamental qui est le droit égal à contracter. C’est l’annonce d’une nouvelle forme de légitimation civile où la force du contrat est fondée sur le voile d’ignorance intangible que figure la prédestination (l’irréductible ignorance des humains quant à leur salut), et sur la distribution équitable de la responsabilité que cette ignorance implique. Il s’agit donc d’un mandat de réinvention partagée de l’espace commun, visant à convertir l’imaginaire politique, à suspendre les présupposés établis, à ouvrir le sens du possible et de la plasticité des institutions: les humains y ont absolument droit, parce qu’ils sont libres d’imaginer à travers des règles de vie qui restent leurs interprétations et leur responsabilité, une Justice à la fois plus universelle et plus singulière, plus aimante que toutes nos justices humaines.
Chacune de ces figures a ses effets pervers. L’idéologie de la cité maintenue risque de n’être plus que l’idéologie du maintien de l’ordre, l’opium du peuple dont parlait Marx, le mensonge qui dissimule les conflits et les rapports sociaux sans possibilité de les exprimer et de les déplacer. C’est le danger d’un protestantisme purement « conservateur » et ne se mêlant en rien aux « affaires » de ce monde, comme le fit trop souvent l’Eglise luthérienne officielle dans l’Allemagne nazie ou stalinienne. L’utopie de la révolution des saints risque de n’être plus qu’une alternative du « tout ou rien », une fuite du réel qui dissout le corps social en le privant de tout appui dans les traditions, normes et symboles de son intégration ; et qui interdit toute action en interdisant tout compromis, tout palier intermédiaire. C’est le danger d’un protestantisme « sectaire », prêt à se battre pour dresser le camp du Royaume de Dieu au milieu du monde moderne. Pour être citoyen d’une cité en crise, il faut que ces deux orientations éthiques se corrigent l’une l’autre. Il faut en même temps se remémorer le sens de nos institutions, venir au secours de leur fragilité et de leur relativité, tout faire pour qu’elles puissent se transmettre et continuer malgré l’ébranlement, et imaginer une autre cité possible, plus réelle déjà que celle–ci, parce que la prophétie et la poétique du possible a bouleversé les attentes, l’espérance, l’horizon même du sentiment politique.
Une charnière théologiquement menacée
Dans son “ tombeau de l’intellectuel ”, il y a une quinzaine d’année[20], Jean-François Lyotard, si je me souviens bien, distinguait plusieurs fonctions de l’intellectuel. Autre en effet est la figure de l’intellectuel proprement dit, librement attaché à une communauté, et qui inlassablement cherche à tisser un langage commun, avec des mots et des problèmes qui soient vivants pour tous, un peu comme Pénélope tisse à longueur de jour son histoire inachevée. Autre est la figure du chercheur, qui invente ou qui découvre une petite connaissance ou une petite pensée qui manquait à la communauté scientifique ou à la République des Idées, et qui s’éprouve dans l’amitié pour la recherche universelle. Autre enfin est le rêveur qui songe et médite, et qui relisant les vieilles écritures tente de se dépouiller de son langage pour laisser passer en lui une Parole plus souveraine, capable d’ébranler jusqu’à ses présuppositions.
Dans ces trois figures, l’ “ intellectuel protestant ” est contesté, et il a envie d’abandonner le terrain, de s’effacer. L’intellectuel rencontre dans son église l’objection que son langage est compliqué. C’est une objection qu’il faut prendre au sérieux[21], pour ce qu’elle désigne de hiatus entre la communauté et ses intellectuels, et de tendance un peu « anti-intellectuelle », sinon poujadiste, qui revient à intervalle régulier dans notre pays[22]! C’est peut-être qu’un langage vivant, celui d’une communauté donnée, n’est par définition pas encore devenu habituel, sédimenté dans les usages, et qu’il faut du temps pour le partager complètement. Le chercheur rencontre parmi ses pairs universitaires l’objection que sa recherche véhicule des croyances religieuses. Pour se préserver de cette objection il sera tenté d’en rajouter sur les étanchéités, sur le cloisonnement des disciplines, ou au contraire sur la volonté comparatiste de montrer qu’il n’y a rien d’incomparable, d’absolument unique. C’est peut-être parce que le discours « scientifique » s’est constitué (de manière illusoire, je crois) autour d’un contenu vide, en éliminant la question de la vérité ou du bien. Le méditatif ne rencontre aucune objection, peut-être parce que tout le monde redoute de lever les yeux vers le désoeuvrement dans lequel nous jette la grâce, ou que personne ne veut changer quoi que ce soit au monde ni même le percevoir autrement, ou peut-être parce que tout le monde s’en fiche! C’est peut-être la pire des objections, que cette indifférence à ce que j’appelais en commençant le simple plaisir de l’idée, qui remet le monde en jeu et élargit nos manières de voir.
La tentation ici est de laisser tomber la tension entre ces différentes composantes, et de ne garder qu’un seul de ces trois offices. Or une telle simplification serait mortelle pour l’intellectuel comme sujet pensant, parlant et écoutant. Et elle serait mortelle pour la théologie comme théâtre intellectuel.
Le sujet pensif qui m’intéresse n’existe qu’à se tenir à la charnière ici examinée sur toute sa longueur. Tantôt il apparaît à la première personne, du singulier ou du pluriel, sur le mode du “ je ” ou du “ nous ”, il indique ici son adhésion, sa libre-appartenance, son libre-attachement, son identité (même problématisée au point de pouvoir être entièrement recommencée[23]). Tantôt il apparaît à la troisième personne, comme de cet être un peu bizarre dont on parle, que l’on doit traiter comme n’importe qui d’autre (et dont il se trouve qu’en même temps c’est nous) : c’est le protestant dit historique ou “ sociologique ”, qui se laisse à la troisième personne plus ou moins gentiment affubler l’étiquette protestante selon les circonstances[24], même si au fond sa vérité est de n’être sûr de rien. Tantôt enfin il n’apparaît qu’à la deuxième personne, même s’il ne proteste que faiblement[25], ou s’il ne rougit pas trop de le reconnaître, lorsqu’un autre leur fait remarquer que ce qu’ils viennent de dire ou de faire est “ tellement chrétien ”, ou “ bien protestant ” (même si ce n’est peut-être pas du tout son but). Il faut qu’il puisse soutenir, un tant soit peu, ces différentes postures, pour exister pleinement comme “ intellectuel protestant ”, si tant est que ce soit son ambition !
Désastreuse pour le sujet pensif et communicatif, cet abandon du terrain, cet affaissement de la tension constitutive de l’ “ intellectuel protestant ” serait consternante pour les perspectives de la théologie. Or il est certain que la théologie est actuellement menacée d’écrasement entre: 1) sa réduction à une formation pieuse aux rituels de la reproduction et du langage privé commun, où l’on apprend à bien rassembler tous ceux qui se ressemblent ; 2) sa réduction à une discipline cloisonnée parmi diverses sciences humaines et littéraires, entre lesquelles elle pourrait être redistribuée, et qui peuvent se trouver en d’autres lieux académiques ; 3) sa réduction à une instruction sectaire, chargée de préparer des militants capables de répondre à toutes les « demandes », de déplacer les foules et les montagnes. Cette menace est renforcée en France par le retour en force de la rituelle opposition entre le camp anticlérical et celui des bonnes vieilles traditions. Certes la théologie est un langage, une discipline, et une militance.
Mais je crois que plus fondamentalement la théologie est un théâtre[26], un espace où nous sommes autorisés, par le caractère particulier de ce qui y est en jeu, à nous montrer les uns aux autres autrement. Car il nous faut un espace commun d’interprétation, un peu comme un théâtre est un lieu où l’on s’exerce à interpréter ensemble les grands drames. Pour cela il faut à la fois être « autorisés » à différer, à interpréter autrement de génération en génération, les uns après les autres, les mêmes textes; et être « autorisés » à cohabiter dans nos désaccords, à nous rendre contemporains les uns des autres dans la même communauté. C’est ce que permet le canon biblique et théologique. Et la théologie se tient à cette charnière vitale, qui nous permet de dire « nous ». Si nous pouvons « rendre grâce », interpréter différemment la grâce qui nous a été donnée, l’interpréter de manière crédible et en acceptant de différer ensemble, l’espace de la théologie est précisément ce qui manque le plus à notre société. La théologie est ce théâtre qui nous donne de quoi nous montrer, de quoi interpréter notre existence, notre partition, de manière singulière, et qui nous donne de quoi nous retirer, de quoi nous effacer devant quelque chose que nous ne savons pas, et qui nous permet de ne pas nous accrocher à nos paroles et à nos actes en les durcissant, en les imposant aux autres par l’efficacité de nos formes de communication.
Une communicativité délicate
Notre époque est marquée par un profond bouleversement des modes de communication, de transmission, qui n’est pas sans évoquer celui du temps des Réformes. On l’a souvent dit, le protestantisme (français) est traditionnellement plus à l’aise avec l’écrit, avec la galaxie Gutemberg. Il ne faudrait cependant pas exagérer l’importance de l’écrit, car il y a un art protestant de l’éphémère (une tradition auto-nettoyante, remarquions-nous plus haut) : la prédication comme interprétation quasi-théâtrale d’un texte, l’ornement musical des cantates ou la polyphonie des psaumes, le jazz ou le blues des spirituals, sont diverses figures de l’improvisation, de la fugacité de l’interprétation.
Que peut donner, pour la situation présente de l’ “ intellectuel protestant ”, ce bouleversement, cette industrialisation des formes de communication, cette concentration “ cathodique ” de la représentation comme dirait Régis Debray[27], mais aussi cette foisonnante diversification des modes de transmission, des canaux par lesquels les informations transitent ? On peut raisonnablement penser que loin que l’un remplace l’autre (la radio supprimant le livre, etc.) la pluralité des canaux assure au contraire une meilleure communication. Et on peut raisonnablement supposer que certaines tâches de reproduction assumées désormais à moindre coût par des techniques de diffusion plus industrielles ou plus automatisées, les êtres pensifs et communicatifs[28] que nous sommes pourront s’attacher à des formes de communicativité plus délicates.
Ce qui tempère cet optimisme, toutefois, c’est que pour que l’information passe, toutefois, et qu’elle donne un sentiment stéréoscopique de “ réalité ”, il n’empêche qu’elle doit passer, avec le bon tempo, simultanément sur plusieurs canaux différents (presse, télé, revues, internet, radio, conversations, livres, etc.). Et cela induit une grande concentration des puissances de diffusion, qui n’est pas sans menace pour la diversité des idées et des plaisirs. Car il est certain que les trois figures de l’intellectuel (plus ou moins “ organique ”, “ critique ” ou “ moraliste ”) ou bien de l’intellectuel, du chercheur, et du méditatif, que nous avons campées correspondent à des modes de communication différents, mais qui doivent demeurer compossibles. Et si l’existence même de l’intellectuel protestant, comme une espèce un peu rare, tient au maintien d’une possible équivoque entre ces figures, d’une hésitation profonde, alors nous avons bien affaire à quelque chose de fragile.
Cette fragilité est augmentée par la coïncidence, dans la génération qui est la mienne, de plusieurs vagues de “ sorties ” du protestantisme. Tous ceux qui ont suffisamment compris l’identité protestante pour voir que ce n’est pas elle qui importe, tous ceux qui ont suffisamment acquis de savoirs critiques pour en revenir à une interrogation plus vaste, tous ceux qui ont milité jusqu’à rejoindre le monde de tout le monde, sont partis sans être encore remplacés[29]. C’est ce qui fait la très faible densité démographique de ce protestantisme, dont Ricoeur se demandait naguère s’il n’était pas passé au-dessous de sa masse critique de reproduction, de capacité à autoriser l’apparition d’intellectuels crédibles.
Dans la nouvelle configuration qui est en train de s’établir, toutefois, une chose demeure certaine : c’est qu’une idée, qui est toujours un joie, un bonheur de rencontre, demande à être communiquée, à être partagée. Elle est communicative, ou bien elle s’étiole. C’est ce qui retient l’intellectuel de s’isoler de toute forme de communauté, ce qui le conduit à chercher une communauté à la hauteur de ses propres hésitations. Si le sentiment du plaisir esthétique, remarque Colas Duflo sans son commentaire de Kant, “ c’est la réconciliation du soi tout entier, c’est la satisfaction d’être un ” dans l’accord des facultés[30], ce sentiment de ne faire qu’un avec sa vie est lié à la possibilité d’un accord entre les humains, à la possibilité d’un bonheur partagé. Kant n’hésite pas à dire que la communicabilité universelle de ce sentiment est ce qui rend possible le plaisir esthétique, et qu’un homme abandonné sur une île déserte ne chercherait pas la beauté, puisqu’il ne pourrait pas en partager le plaisir. La civilité “exige de chacun qu’il tienne compte de cette communication universelle en raison d’un contrat originaire pour ainsi dire, qui est dicté par l’humanité elle-même ” et elle “ n’accorde de valeur aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées ”.
Mais ne pas pouvoir partager un tel plaisir, voir l’autre indifférent à la musique qui nous transporte, ou voir que l’idée qui vient de faire notre bonheur ne lui dit rien, et c’est la déception, la tristesse, la haine peut-être. Souvent le plus grand malheur résulte du plus grand désir de bonheur. Kant appelle civilité justement aussi l’acceptation que l’on ne puisse pas forcer quelqu’un à avoir du plaisir, comme le fait “ celui qui tire de sa poche un mouchoir parfumé (qui) régale tous ceux qui se trouvent autour et à côté de lui contre leur gré, et les oblige, s’ils veulent respirer, à jouir aussi de ce plaisir ”. Cette prise en compte des difficultés qu’il y a à penser ensemble, à partager les idées, détermine justement un élargissement des capacités de communiquer, dans les deux sens. Elle nous fait mieux accepter de participer aux bonheurs des autres, même si on ne sait pas encore si ces bonheurs sont compatibles ou pas. Elle nous amène à nous y prendre mieux pour faire part de notre propre bonheur, sans vanité ou envie, mais sans désir débordant d’unanimité immédiate. On ne peut participer sans faire part ni faire part sans participer.
C’est ce travail de la pensée et de l’imagination qui sera toujours au foyer de la communauté humaine, et que rien jamais ne pourra faire à notre place. Parce que chacun de nous et chaque milieu rencontre au long de son histoire une suite de problèmes singuliers dans un ordre également singulier, une question est parfois incommunicable, inexplicitable, et plonge dans une mémoire inéchangeable. Et pourtant, si on creuse soi-même ses propres questions, en élargissant le cercle, on découvre peu à peu que l’on en a fait le tour, que ce n’est pas infini, que personne n’est vraiment plus avancé que les autres. On se découvre contemporain de tous ceux qui ont fait, chacun à sa manière, le même travail. La maxime de la “ pensée élargie ”, comme Kant l’appelle, de “ penser en se mettant à la place de tout autre ” anime l’esprit et l’imagination de tous ceux qui sont assez expérimentés pour reconnaître dans le partage des idées les plus incertaines quelque chose comme une occasion poétique, qui “ élargit l’âme ”.
Olivier Abel
Publié dans Esprit n°3/4 2000, p.71-85
Notes :
[1] E.Kant, Critique de la faculté de juger, § 41.
[2] C’est un peu un pléonasme, dans la mesure où les protestants français ont fréquemment une petite tendance rationaliste, qu’il faut comprendre chez eux comme la nécessité, pour survivre, d’avoir une certaine crédibilité. Et puis le protestantisme s’est développé, au moment de la diffusion de l’imprimerie, au rythme du colportage de livres, tant comme un retour aux seules Écritures bibliques contre le poids de la tradition, que comme une explosion du droit d’interpréter, d’un conflit des interprétations issu de cette nouvelle densité de communication, pour permettre à la communauté de supporter davantage de désaccords. Les protestants sont un peuple de lecteurs, parfois un peu myopes, et qui prennent souvent le monde du texte autant au sérieux que le monde physique.
[3] Dans le sillage de l’école initiée par Victor Duruy (Lachelier, etc.), mais ayant certainement rencontré le néo-kantisme allemand de la même époque.
[4] Il a trouvé une issue au problème kantien de l’unité du monde, une fois que la critique a distingué la possibilité de la science et celle de la foi.
[5] Ayant donné leur réseau d’écoles à la République, les protestants de l’époque (très attachés à l’éducation comme Ferdinand Buisson) sont opposés à une instruction confessionnelle séparée.
[6] Un autre “ intellectuel protestant ” très caractéristique de ce paradoxe, quoique dans un contexte historique assez différent, c’est Jean-Jacques Rousseau. Le “ Newton du monde moral ”, comme disait Kant, croit trouver une solution au conflit qui s’annonce, et dont il a personnellement souffert à Paris, entre les Lumières et la foi du cœur simple, et finalement il se sent (exagérément là encore !) rejeté de tous.
[7] En outre, à l’échelle européenne, les protestants français sont dans une situation particulière parce qu’ils appartiennent en même temps à l’Europe latine du Sud, à la fois plus catholique et souvent plus laïque, et à l’Europe du Nord, plus protestante et souvent plus sécularisée.
[8] Culture majoritaire et culture dominée: c’est ce qui fait le paradoxe, car il ne faudrait pas croire que l’on puisse impunément la laisser sans contre-pouvoir de parole, sans droit de réponse (comment répondre à des préjugés séculaires qui vous enferment dans la figure du réac ou de l’enfant de chœur, sans céder à la tentation de caricaturer ces figures?), mais il faudrait aussi bien que les clercs qui représentent son magistère acceptent que la majorité ne soit qu’une majorité, renonce à tout monopole et fassent preuve du plus résolu des pluralismes.
[9] Car il y a toujours aussi l’image d’une foi austère, puritaine, sinon fondamentaliste, marquée par l’obsession d’une prédestination qui nous interdit de savoir ce que nous sommes, et par un rêve incessant de « réveil », de purification morale, où le protestantisme prend le visage d’une nébuleuse de sectes campant en marge du monde, mais prêtes à l’agresser dans une insurrection permanente. On dira alors: au secours! Le puritanisme américain nous envahit avec sa sale bouffe, ses sectes aux moeurs incroyables (regardez leurs féministes!) et son individualisme anorexique. Et cela fait pourtant aussi partie de son identité, de son hésitation.
[10] Empiriste d’un côté, platonicien de l’autre, il sait en même temps qu’on ne peut plus croire fanatiquement que l’on a la vérité, mais qu’on ne peut pas davantage réduire la vérité à la petite opinion qu’on en a. Entendre les apologètes de la France toute catholique dire “ j’ai raison donc vous êtes dans l’erreur, et pour votre bien je vais vous obliger à croire à la vérité ” est tellement ridicule qu’on ne pourra plus jamais le dire soi-même, et finalement qu’on se taira, qu’on disparaîtra peut-être. Comment en effet ne pas mourir de rire, comment survivre à un éclat de rire aussi tragique ?
[11] D’où toute la veine “ historiographique ” de l’intelligentsia protestante en France, depuis les historiens du dimanche pour qui l’histoire est une généalogie familiale, jusqu’à de vrais savants comme Elisabeth Labrousse.
[12] Cette figure de la robinsonade est à rattacher à l’histoire, bien racontée par Stevenson, de la flibusterie puritaine issue de l’échec de la révolution anglaise après Cromwell. C’est encore l’image qui débute le texte de Kant cité en commençant.
[13] D’où la veine “ cercles de recherches bibliques ”, et plus généralement “ éducation, formation, recherche ” de l’intelligentsia protestante.
[14] Le protestantisme français est historiquement provincial, en rond de champignons à bonne distance de Paris et de la société de cour.
[15] Pour reprendre une belle formule du pasteur André de Robert. Quant à Ellul, il résumait lui-même son œuvre en disant qu’il cherchait à répondre à la question de savoir ce qu’était “ aimer Dieu de toute sa pensée ”.
[16] Denis de Rougemont, qui logea chez lui, fait bien voir cette dimension profondément morale de l’œuvre d’André Gide (le neveu, je ne parlerai pas ici de son oncle Charles, qui chercha à penser les formes de la solidarité économique), dans “ Un complot de protestants ”, Les mythes de l’amour.
[17] D’où la veine “ christianisme social, œuvres et mouvements ” de l’intelligentsia protestante. Gilbert Vincent, de l’Université de Strasbourg, a bien montré cette dimension pragmatique de l’interprétation biblique chez Calvin. Institution, mystique, secte, j’ai tenté de raccorder mes trois figures aux trois formes religieuses distinguées par E.Troeltsch, qui correspondent à des formes de communauté et de communication (transmission) différentes.
[18] La légèreté de cette insouciance de savoir si on a la grâce a probablement d’ailleurs éliminé ces protestants-là en les renvoyant vers le monde de tout-le-monde, un monde où il n’est religieusement aucun besoin de religion, je veux dire de technique ou d’appartenance salvatrices ; et en ce sens il est possible que ce soient eux qui aient « inventé » (les grandes inventions culturelles sont réitératives, dans des contextes différents) la possibilité de ce monde religieusement irreligieux, de ce monde ordinaire tel que “ nous ” le connaissons.
[19] La sécularisation suppose la pluralisation effective du tissu social, à la fois la subjectivisation des croyances, mais aussi leur participation sans entrave au débat public, à l’élaboration des codes (droit civil, éducation, information, etc.). Les lois laïques fondamentales sont par exemple celles du mariage civil, d’une légitimité juridique non–gagée sur la religion, d’une totale liberté des cultes tant que ceux–ci ne cherchent pas à empiéter sur la souveraineté nationale ni sur les droits élémentaires. La sécularisation pense la pluralité sous le régime de la continuité, quand la laïcité pense l’unité sous le régime de la séparation.
[20] Article paru dans Le Monde et repris ensuite dans un recueil dont je ne sais plus l’éditeur.
[21] Même si, comme disait Rousseau, “ je ne sais pas l’art d’être clair pour qui ne veut pas être attentif ”.
[22] Il y a un “ intellectualisme ” latent de cet anti-intellectualisme, qui tient au désir de tout comprendre, que tout soit clair et distinct, que chaque terme soit explicité sans reste d’obscurité. La difficulté le plus souvent ne réside pas dans les termes isolables, pas plus que la majesté de Dieu selon Calvin ne se tient “ es syllabes enclose ” : elle est dans la pensée, dans ce dont il est question, c’est à dire dans la difficulté à partager (faire partager et recevoir en partage) la pensée, le plaisir de penser ensemble.
[23] Jean Carbonnier rappelait, parlant de l’identité et des racines, que “ de ces pierres Dieu pourrait faire des descendants d’Abraham ” (Mt 3-9).
[24] Ce qui montre que le protestantisme français (dont il s’est agi exclusivement ici, et qui diffère à bien des égards du protestantisme allemand ou anglo-saxon) est aussi, simplement, une communauté historique et culturelle, un peu comme on parle des bretons ou des corses.
[25] C’est là l’indice de l’intellectuel protestant, il “ proteste faiblement ” ! Il ne proteste que de toute sa faiblesse, c’est par elle qu’il s’avance, ou bien il proteste de sa faiblesse, il s’abrite derrière.
[26] Je voudrais rappeler ici que je ne suis moi-même pas théologien de formation, dans aucun des trois sens que je viens de donner. Je suis philosophe. Mais quand on me parle de théologie protestante, je ne me retourne pas vers d’autre, parce que ce théâtre est notre théâtre à tous.
[27] Il peut y avoir une image du Pape, mais il n’y a pas si facilement d’image d’un peuple.
[28] Dans Qu’est-ce que s’orienter dans la pensée, Kant insiste sur le fait que l’on ne pense pas si l’on ne communique pas sa pensée, si l’on ne pense pas à plusieurs.
[29] Par ceux qui sont venus au protestantisme pour y avoir trouvé une nouvelle identité, une tradition critique, ou un grâce qui permette d’agir.
[30] Colas Duflo, Le jeu, Paris: PUF, 1997, p.86. À partir d’ici, toute la fin de ce texte, revenant au motif initial, est un commentaire des §9,40,41, 53 et 59, de la Critique de la faculté de juger de Kant.