Dans cet ensemble en hommage au philosophe, je voudrais, pour mieux exprimer la gratitude de la Faculté de Paris, explorer le lien discret par lequel Ricœur s’inscrit encore dans la filiation de ce que l’on a appelé l’ « école de Paris », fondée dans la lignée du néo-kantisme (un néo-kantisme français) par Auguste Sabatier et Eugène Ménégoz — qui forgea le nom de ce « symbolo-fidéisme ». Je dis cela avec un brin d’humour, car Ricœur s’inscrit dans de nombreuses filiations, comme héritier et ascendant de plusieurs écoles, et lui-même remarquait que le problème avec Paris c’est que dans toutes les disciplines on pouvait nommer une ou plusieurs « écoles de Paris », ce qui relative un peu la dénomination ! J’en profiterai pour donner une brève évaluation de la loi de 1905, comparée dans son contexte philosophique et dans le nôtre : on verra que la problématique entière de la laïcité, tout en gardant les même notions, s’est profondément inversée. Mon propos, sur ces diverses questions, sera seulement suggestif, et ses lignes seraient à développer.
Le néo-kantisme de l’école de Paris
Je vais tenter de rappeler quelques lignes de cette tradition critique. Lorsque Lichtenberger et Sabatier quittent la Faculté protestante de Strasbourg tombée au mains des prussiens, ce n’est pas seulement qu’il préfèrent poursuivre à Paris une tradition néo-kantienne parallèle à la tradition néo-kantienne allemande : on peut soupçonner les français républicains ici d’avoir eu au moins l’arrière pensée que la République française était la vraie héritière du kantisme. C’est donc un geste de militance républicaine. C’est aussi une victoire pour la pensée protestante, qui pour la première fois de l’histoire se trouvait place au sein de la Sorbonne[1].
Le symbolisme critique d’Auguste Sabatier, notamment exposé lors d’une leçon d’ouverture à la Faculté en 1890[2] et dont on trouve le plus ample développement dans son Esquisse d’une philosophie de la religion (1897), part d’une philosophie des limites : les dogmes sont des symboles, et non des savoirs immuables. Dans le même temps, on n’a pas d’autre accès ni expression que ces symboles[3]. Trouver un chemin entre le scepticisme et le dogmatisme[4], en donnant au langage religieux sa place légitime et ses limites, tel était le projet de Sabatier. Sa solution, au tournant du siècle, préfigure ce qui sera pour le Bergson des années vingt les « deux sources » de la morale et de la religion : une sorte d’évolution créatrice[5], qui cherche dans les symboles même de la foi l’expression transitoire de l’ouverture, de la vie, du mouvement, de l’esprit. Sabatier reprend le vieux geste calviniste d’une sorte d’histoire des religions, de dynamique des cultures, depuis les plus fermées et autoritaires, jusqu’aux religions pures de l’esprit[6]. Il croit sans doute par là comprendre à la fois le sens profond de l’évangile et le sens profond de la république. Il est probablement heureux[7]. Il pense comme Ferdinand Buisson (1841-1932) qu’ « une religion de l’idéal moral, sans dogme, sans miracle, sans prêtre » et une liberté religieuse entière sont possibles dans la laïcité qui s’ouvre[8].
La prise du pouvoir par le camp « scientifique », progressiste et républicain permet à la foi religieuse pure de ne plus avoir à justifier les injustices sociales, et aux Églises de recouvrir la pleine liberté critique qui était celle du christianisme primitif. Bref, il milite pour la séparation des Églises et de l’État. Mais plus tard on le verra regretter une séparation trop étanche, où la théologie ne participe plus de la continuité de l’espace universitaire, comme si une part de la culture était inaccessible à l’espace public, c’est-à-dire à l’espace critique. Et comme si les sciences des religions pouvaient se constituer autour d’un noyau vidé de toute croyance, de toute part de « dogme ». Il regrette probablement que le nouveau « clergé » scientifique se soit empêtré dans une fonction pontificale de légitimation. Il ne sait pas trop comment formuler ce regret.
Mais Sabatier (1839-1901) s’inscrit lui-même dans un réseau et dans une histoire. Du côté français, on a des auteurs « criticistes » comme Charles Renouvier[9] ou Charles Secrétan (nés en 1815). Victor Duruy, ministre de l’Education Nationale sous Napoléon III, et pour lequel Felix Ravaisson (1813-1900) rédige un important rapport en 1867, a nommé en 1864 Jules Lachelier (1832-1918) à l’Ecole Normale Supérieure. Lachelier propose une philosophie du symbolisme, où le sensible symbolise l’intelligible au sens mécanique et mathématique, qui symbolise la vie, qui symbolise la liberté et l’esprit. Ces ordres symboliques, le sensible, l’intelligible, etc., sont donc comme des voiles mais nécessaires. De l’enseignement de Lachelier et de ses collègues comme Fouillée sort une pléiade d’élèves comme Emile Boutroux ou Jules Lagneau (1851-1894), mais aussi Poincaré, Ribot, Hamelin, Liard, Brochard, Séailles, Durkheim, Bergson (1859-1941), Lavelle, Blondel, tous marqués par la tradition réflexive française et par le kantisme, et qui firent les cadres philosophiques et moraux de la Troisième République, jusqu’à la guerre de 14-18 qui marque leur ébranlement radical.
Si donc le jeune Ricœur, encore étudiant à Rennes, pupille de la Nation (son père est mort dès 1915 à la guerre), consacre en 1934 son mémoire de maîtrise au problème de Dieu chez Lachelier et Lagneau, ce n’est pas tout à fait un hasard. Il cherche à tenir ensemble sa foi protestante radicalisée par la lecture de Barth et le néo-criticisme approfondi à la lecture des Deux sources de la morale et de la religion (Paris : Alcan, 1932) où Bergson oppose la religion statique de la société close à la religion dynamique de la société ouverte. Ricœur s’inscrit par là dans une filiation qui vient de Maine de Biran, peut-être de Spinoza ici entendu comme un philosophe réflexif « français », et qui en passant par Lagneau s’infléchit vers Nabert. A la Sorbonne enfin, Ricœur reçoit l’enseignement de Léon Brunschvicg, encore un autre grand lecteur de Kant.
Il ne serait cependant pas inutile de rappeler le versant allemand du néo-kantisme, non moins important pour comprendre je crois la forme prise par l’herméneutique de Ricœur. Du côté de l’école de Marburg, la synthèse proposée par Natorp entre Platon et Kant est tout à fait similaire à ce que l’on trouve chez Lachelier et tant d’autres, et le geste typiquement critique de Hermann Cohen, proposant une sorte d’approximation infinie, est très parent de « l’interminable détour » par lequel procède Ricœur. On trouve d’ailleurs aussi chez Cohen un rappel de la finitude, y compris du fait que toute ouverture est aussi une fermeture, qui sera centrale dans la démarche de L’homme faillible de Ricœur, et qui nous rappelle que ce n’est pas Heidegger qui pense ce thème, mais d’abord Kant. Cependant ce sont surtout des auteurs comme Cassirer ou Dilthey qu’il faudrait ici évoquer, car la polémique par laquelle Heidegger ridiculise ses prédécesseurs ne saurait faire oublier tout ce que son herméneutique ontologique leur doit. C’est à la fois l’importance accordée au langage, qui vient de Wilhelm von Humboldt, et la théorie de l’imagination transcendantale. Cet art caché, racine commune de l’entendement et de la sensibilité, se manifeste pour Cassirer pleinement dans la pensée symbolique, à la fois signifiante et expressive. C’est sur les signes et les mythes que la pensée peut se comprendre.
On voit l’influence de ce genre d’idées sur Karl Jaspers, et par là sur Ricœur (voir par exemple La Symbolique du mal, Paris : Aubier, 1960). Et la séparation d’esprit typiquement kantien entre les sciences de la nature et les sciences de l’esprit, proposée par Dilthey et approfondie par sa polarité expliquer-comprendre, même si Ricœur ne cesse de la compliquer, de la relativiser, reste essentielle à son « herméneutique critique » (c’est ainsi qu’il l’appelle), qui se démarque de l’herméneutique de Gadamer et plus encore de celle de Heidegger justement par cet aspect critique. Ricœur dit de Heidegger qu’il ne tente pas de résoudre les problème historiques et linguistiques posés par la distance et les mésinterprétations, mais de les « dissoudre ». Il prend ainsi d’une certaine manière la défense de Cohen et Cassirer contre Heidegger, qui ne veut plus entendre parler d’un néokantisme obsédé de connaissance scientifique, et qui prétend être le seul vrai lecteur de l’imagination selon Kant. Et si Ricœur refuse une polarisation fatale (vérité vs méthode, herméneutique vs critique), il rejoint Cassirer pour maintenir du kantisme « une direction dans la position des problèmes », et plus généralement un sens kantien de la discontinuité des problèmes, qui ont des conditions de possibilités et des domaines différenciés[10].
Ricœur et la faculté de Paris
Ricœur est nommé à la Sorbonne en 1957. Il accepte simultanément de donner les cours de philosophie à la Faculté protestante. Il y enseignera pendant plus de 10 ans, jusqu’en 68-69, au début à raison de deux cours de philosophie, l’un pour les étudiants de première et seconde année, l’autre pour les étudiants de troisième et quatrième année. A partir de la rentrée 61, il est secondé par André Dumas, qui finira par occuper entièrement la chaire de philosophie et morale, celle que j’occupe actuellement. Ricœur donne des cours sur la notion d’âme en philosophie, sur le problème de la vérité (57-58), sur la psychologie des profondeurs (Freud, Jung, etc), et sur la liberté (58-59), thèmes prolongés l’année suivante. Il donne une leçon d’ouverture de la Faculté en 1960 sur le péché originel, étude de signification[11]. De 61 à 63, ses cours portent sur le problème de la philosophie de la religion, et à partir de 64 son séminaire se concentre : en 64-65 sur lectures et discussions de textes philosophiques et méthodologiques contemporains concernant le problème herméneutique, en 65-66 et 66-67 sur la philosophie et le débat herméneutique contemporain, en 67-68 sur le langage et l’herméneutique[12]. Je manque d’informations sur les autres intitulés des cours et conférences donnés dans le cadre de la Faculté, mais on voit bien, tant à ses publications qu’aux témoignages des étudiants d’alors[13], qu’il introduit notamment Freud, Bultman, Tillich, Bonhoeffer, Ebeling, Moltmann, dans une Faculté en gros plutôt barthienne, et où il se trouve collègue de Lods, Michaeli, Cullmann, Stauffer, Suss, Bosc, Dumas, Casalis, etc[14]. Les 11 et 12 mai 1968, Ricœur encore président du Mouvement du Christianisme social se trouve au dernier grand colloque à Valence ; ensuite, happé par d’autres charges à Nanterre et ailleurs, il devra abandonner son enseignement à la Faculté et ses responsabilités protestantes.
Puisque j’en suis à ce stade narratif, il n’est pas inutile que je raconte comment moi-même, camarade de classe de son fils au lycée de Châtenay dans les années 66-69, j’allais l’interroger sur sa théologie épique[15] qui me fascinait, ou sur son « chemin du consentement »[16] qui avait été pour moi une lecture décisive. Je ne m’attarderai pas à mes études avec lui, maîtrise, DEA (avec Lévinas aussi car ils travaillaient alors en tandem), doctorat, mais je voudrais montrer combien Ricœur n’a cessé de soutenir la Faculté de Paris. Non seulement par sa philosophie, qui irrigue depuis longtemps les travaux de notre équipe parisienne, mais aussi par sa présence physique : si je fais un tour d’horizon de ma mémoire depuis 1984, je trouve une pastorale organisée sur les sens du temps biblique en 1988, une leçon d’ouverture donnée à la Faculté à l’occasion d’un doctorat honoris causa en 1989 sous le titre « éloge de la lecture et de l’écriture »[17], un remplacement pendant mon semestre sabbatique post-décanal en 1991 où il donne une série de cours sur la Genèse qui constitueront « penser la Création » dans Penser la Bible, Paris : Seuil, 1998, une magnifique leçon sur la question de « l’autorité du Canon » et de nombreuses conférences jusqu’à deux encore l’an dernier. Enfin le don de sa bibliothèque, qui doit constituer (avec l’ensemble de son œuvre publiée et de ses cours et manuscrits inédits) le Fonds Ricœur, vient couronner une générosité constante, et s’inscrit magnifiquement dans le sillage du néo-kantisme du plus vieux fond de la bibliothèque initiale, mais enrichi, élargi par les ouvertures herméneutiques, poétiques, éthiques et politiques que lui apporte Ricœur.
Venons-y donc. En quoi Ricœur est-il foncièrement kantien ? Il l’est bien sûr par sa formation, on y a fait allusion. Dans Réflexion faite il en parle à plusieurs reprises[18]. Mais quels en sont les grands thèmes, au delà de la pluralité et de la discontinuité des registres dont nous avons déjà parlé ? Là encore je ne ferai que de brèves suggestions, à déplier et discuter ailleurs. D’abord nous avons, à l’une des charnières de son œuvre, L’homme faillible, un petit bijou d’anthropologie kantienne, où les différents registres de la pensée de Kant, le penser, l’agir, le sentir sont revisités mais après Hegel et Kierkegaard. Ce kantisme post-hégelien est sans doute un peu plus tragique que Kant, comme habité par un combat intime, une discordance, une disproportion entre l’ouverture infinie et la fermeture de la finitude. Je pense qu’il faudrait s’y attarder davantage car c’est le cœur de son entreprise., et il porte la marque conjointe de Hegel et de Kierkegaard. Cependant le thème du conflit coextensif à l’histoire et à la condition humaine est bien un thème kantien, que l’on trouve tant dans ses petits textes sur la philosophie de l’histoire que dans La religion dans les limites de la simple raison. Le titre du Conflit des interprétations (Paris : Seuil, 1969) est d’ailleurs la reprise d’en titre de Kant, Le conflit des facultés. On ne comprend pas l’herméneutique critique de Ricœur sans cette idée d’un pluralité d’interprétations irréductibles, et dont on peut seulement articuler la pluralité à la façon kantienne, par une analyse transcendantale des limites propres à chaque registre, sans synthèse ni réconciliation.
Que puis-je espérer ? telle est la question à la fois historique, et donc politique, mais aussi esthétique et téléologique, avant d’être la question religieuse par excellence. C’est une question qui nous oblige à penser la limite, limite de la pensée, limite de l’action. Il n’y a pas d’espérance sans pensée de la limite, et même de l’impasse. Parce que les plus grandes fraudes dans l’histoire des grandes synthèses, celles de l’Etat et celles des religions, et ce que Kant appelle le mal radical, tiennent aux plus grandes promesses de totalité, c’est à dire d’unification d’un monde divisé, l’espérance dit la limite dans la prétention à totaliser : c’est ainsi que Moltmann et Kant sont mis en correspondance dans « La liberté selon l’espérance »[19]. Puisque les plus grandes espérances sont l’occasion des plus grands maux, il faut penser l’espérance comme figure de la limite. L’espérance est une détotalisation. On voit ici ce qui distingue l’espérance kantienne de Ricœur du « principe espérance » d’Ernst Bloch, à la fois plus hégélien et plus messianique.
Une autre ligne qui mériterait exploration serait celle de l’imagination transcendantale, qui apparaît dans comme le schème du temps dans L’homme faillible, mais qui, dans la lignée de ce schématisme ou plutôt de ce symbolisme du langage déjà remarqué chez Cassirer, réapparaît de façon très originale tant dans ce que Ricœur appelle le schématisme de la métaphore vive que dans le schématisme de l’intrigue narrative, qui sont tous deux des modalités d’un schématisme proprement poétique. Ce schématisme de l’imagination ne joue pas seulement sur un registre cognitif pour redécrire la réalité, il fait le passage pratique du texte ou des règles à l’action, et se trouve finalement au principe de la communicabilité du juste entendu au sens large de la sagesse pratique. Comme il l’écrit dans son beau texte sur Hannah Arendt, traitant de la communicabilité résistible du plaisir esthétique :
« Cela constitue une avancée d’une extrême audace dans la question de l’universalité, dès lors que la communicabilité ne résulte pas d’une universalité préalable. C’est ce paradoxe de la communicabilité, instauratrice d’universalité, qu’il est tentant de retrouver dans d’autre domaines que celui de l’esthétique (en particulier dans le domaine politique, mais aussi dans le domaine historique ou éventuellement juridique) » [20].
Le clos et l’ouvert, un paradigme contesté
Mais le propos proprement philosophique de cette petite étude se voulait ailleurs. Ce paysage une fois esquissé, je souhaitais porter à la discussion l’adhésion de Ricœur adhère à ce qui, dans le paradigme néo-kantien, oppose les religions closes et les religions ouvertes.
Après tout, cela nous concerne de près : Calvin, relisant Paul, n’est pas pour rien dans ce projet de la modernité, de penser et de réaliser la sortie de la minorité. Il ne cesse de combattre tout ce qui prétend « enclore » la parole ou l’esprit. « Sortir » de l’église-mère, le Réformateur le fait avec un discours de sortie des babillages de l’enfance : inutile de nous raconter des histoires, et de continuer à nous gaver de lait quand on peut supporter la viande et le vin. Et pour reprendre le commentaire qu’en fera Milton dans son Paradis perdu, si l’émancipation pour cette génération fait figure d’une chute, c’est la seule chance de grandir un jour.
Kant reprendra qu’il ne faut pas attendre d’être mûr pour la liberté, et qu’un moment vient où il faut être mis en liberté (liberté politique, liberté économique, liberté de conscience) pour apprendre à être libre. Dans La religion dans les limites de la simple raison, Kant ne cesse de souligner la dualité entre la religion pure, qui relève d’une enquête transcendantale, et qui est purement morale (cela veut dire purement dans le cœur, sans besoin de récompense, de lois ni de punitions), et les religions historiques qui relèvent d’une enquête historique et langagière, ne peuvent être communiquées universellement et restent captives de lois statutaires, de traditions, de circonstances historiques[21]. C’est bien ici la matrice de l’opposition religions closes et religions ouvertes, ou religions de l’autorité et religion de l’esprit. D’autant que Kant ne cesse de raconter, de dramatiser[22] la lutte de la religion pure contre les religions statutaires, c’est à dire le déploiement d’une différence qui était en germe (ibid.p.166) et dont le déploiement marque l’établissement progressif de la souveraineté du bon principe en dépit du mal radical (l’église invisible, vraiment spirituelle, est la « communauté éthique » qui montre la direction de ce combat). Mais l’eschatologie de ce combat reste symbolique : il ne faut pas confondre ce que nous devons faire ici, parce que nous sommes tous « citoyens du ciel », et ce qu’il nous faut espérer ailleurs, un bonheur d’un Royaume de Dieu que nous ne pouvons nous donner (p.177-179).
C’est dans cette ligne que s’inscrit Auguste Sabatier, et que Bergson à son tour reprend et redit, presque avec les termes de son prédécesseur :
« de la société close à la société ouverte, de la cité à l’humanité, on ne passera jamais par voie d’élargissement : elles ne sont pas de même essence. La société ouverte est celle qui embrasserait en principe l’humanité entière. Rêvée, de loin en loin, par des âmes d’élite, elle réalise chaque fois quelque chose d’elle même dans des créations dont chacune, par une transformation plus ou moins profonde de l’homme, permet de surmonter des difficultés jusque là insurmontables. Mais après chacune aussi se referme le cercle momentanément ouvert. Une partie du nouveau s’est coulée dans le moule de l’ancien (…) La religion dynamique qui surgit ainsi s’oppose à la religion statique, issue de la fonction fabulatrice, comme la société ouverte à le société close. Mais de même que l’aspiration morale nouvelle ne prend corps qu’en empruntant à la société close sa forme naturelle, qui est l’obligation, ainsi la religion dynamique ne se propage que par des images et des symboles que fournit la fonction fabulatrice »[23].
Par bien des côtés, Ricœur est certes ailleurs. La lecture de Barth avait déjà du l’éloigner d’emblée tant d’une réduction de la foi à la pure morale que de toute philosophie de la religion naturelle, ou de toute théologie naturelle. Et la lecture de Freud ou de Bultmann n’a pu que renforcer cette différence.
Cependant il reste me semble-t-il quelque chose de ce kantisme à plusieurs niveaux. Le premier, plus net chez le jeune Ricœur, tient au décalage entre la discontinuité du plan moral et culturel, où tout est sans cesse à recommencer, et la continuité du plan de la civilisation technique et scientifique, lequel touche aussi à l’organisation sociale, qui ne cesse de progresser par un processus cumulatif. Il est ainsi longtemps resté chez Ricœur une sorte de « progressisme », parfois même un peu ironique à l’égard des catastrophismes anti-modernes. Ce n’est pas un optimisme au sens des Lumières, l’ébranlement des grandes guerres est passé par là, mais plutôt le sens « épique » d’une histoire brisée, mais qui n’est pas finie. On pourrait rapprocher ce thème de celui de l’espérance comme détotalisation remarqué plus haut. Il faut résister aux sirènes de l’impuissance, de la démoralisation. Tel est l’horizon sous lequel on doit notamment placer son engagement pour une laïcité ouverte, à la tête de la Fédération protestante de l’enseignement, de sa fondation au Chambon en 1947 jusque dans les années 60[24].
Mais la question du passage des religions closes aux religions ouvertes se joue me semble-t-il plus encore sur un autre plan, et c’est lui que je vise ici. Celui du symbolique. Au moment où Ricœur rédige l’article « symbole » de l’Enclopédia Universalis, il vient de déployer toute une réflexion sur le symbole, qui trouve une première élaboration dans « le symbole donne à penser » (conclusion de La symbolique du mal), et une seconde dans l’idée de double sens qui conduit Le conflit des interprétations, et qui est bien résumée dans le texte intitulé : « la paternité, du fantasme au symbole ». L’intention en est donnée à la fin du texte qui le précède :
« la foi biblique représente Dieu, le dieu de Prophètes et le Dieu de la Trinité chrétienne, comme un père ; l’athéisme nous enseigne à renoncer à l’image du père. Surmontés comme idole, l’image du père peut être recouvrée comme symbole (…) Il faut qu’une idole meure pour que commence de parler un symbole de l’être »[25].
Le mouvement par lequel on passe du fantasme au symbole chez Ricœur est assez similaire à celui par lequel Auguste Sabatier passe des religions d’autorité, qui enferment la religion dans des dogmes adorés pour eux-mêmes, à une religion de l’esprit, qui reconnaît le symbole comme son expression. Pour Ricœur, il y a dans une figure comme la paternité, pourtant si incertaine à y regarder de près,
« … une inertie, voire une résistance à la symbolisation, qui ne sont surmontés que par l’ action, en quelque sorte latérale, qu’exercent d’autres figures qui n’appartiennent pas aux relations de parenté ; ce sont ces figures non parentales, qui, par leur action de rupture, brisent la coque de littéralité de l’image du père et libèrent le symbole de la paternité et de la filiation »[26].
Nous avons notamment dans ce passage un argument que l’on retrouve encore dans La métaphore vive (Paris : Seuil, 1975), et qui est le prolongement de cette réflexion sur le symbole. Ce qui fait la vie du symbole, c’est justement de ne pas se clore sur lui-même, se scléroser sur ses significations sédimentées, mais de laisser passer la vivacité de l’invention sémantique. La métaphore est le schème de la novation sémantique. Il faut que meure le littéralisme du symbole pour que vive sa figurativité. Bergson, dans La pensée et le mouvant, écrivait que le concept est un résidu de métaphore, et que celle ci était un langage resté ouvert au flux de la vie ; et Sabatier remarquait encore :
« un moment vient toujours, cependant, où l’image se détache du sentiment qui l’a produite, et où elle se fixe comme telle dans la mémoire. En la considérant alors en elle-même, la réflexion transforme l’image en idée plus ou moins abstraite, et prend cette idée pour une représentation de l’objet même de la religion (…) Par voie de généralisation et d’abstraction progressive le raisonnement atténue la métaphore primitive ; il l’use comme sur une meule »[27].
C’est sans doute l’un des points du débat entre Ricœur et Derrida que cette opposition entre métaphore morte et métaphore vive. Pour abréger le débat, on pourrait dire que Ricœur reproche à Derrida de croire à l’efficacité des métaphore usées, et que Derrida ne croit pas à la métaphore vive, qu’il estime que le mort ne cesse de saisir et d’engloutir le vif. D’où le retournement de démarche : il ne s’agit plus de rechercher indéfiniment, à la pointe d’une religion de plus en plus passée au filtre de la critique, spiritualisée par ce travail de la critique, la pure poétique de ses affirmations vives. Mais de déconstruire, peut-être indéfiniment, les métaphores mortes et sédimentées qui nous obligent et nous abritent, le double procès d’une usure métaphorique laissant une plus-value sémantique méconnue, qui dissimule son origine métaphorique. Je me demande pourtant si, derrière ce premier débat, ne s’en cache pas un autre : Ricœur et Derrida ne se comprennent pas car le paradigme du clos et de l’ouvert ne marche pas dans le même sens. Derrida ne va pas du fantasme au symbole, et il ne voit pas les ouvertures de la métaphore vive, mais des métaphores usées qu’il faut démasquer derrière les concepts.
De la même façon, dans le débat qui oppose dans le cadre de la revue Esprit Ricœur et Lévi-Strauss en 1963, on mesure là aussi la différence. Là encore d’ailleurs le débat tourne autour de Kant, et de l’interprétation du schématisme : pour Lévi-Strauss, qui propose ce que Ricœur appelle un « kantisme sans sujet transcendantal », la structure est exactement un schème, un schématisme sans sujet. La pensée sauvage schématise sans concepts, directement sur le sensible. Pour Ricœur, c’est la métaphore vive qui schématise sans concept. Et la poésie la plus close sur elle-même, la moins descriptive, peut rouvrir plus fortement encore sur le monde. Ricœur accorde une grande importance à ce qu’il appelle l’excès de sens, la suite des réinterprétations successives par lequel un symbole, un mythe, un grand texte, ne cesse de rouvrir un monde devant lui. Lévi-Strauss pense qu’il n’y a aucun progrès, que l’esprit humain utilise à chaque instant la totalité de ses moyens, et qu’il ne manque à la « pensée sauvage » ni critique, ni réforme, ni méthode. Nous sommes en quelque sorte dans la structure, sans retour, sans issue, sans écart. Pour Lévi-Strauss cependant, cette analyse répond à un problème anthropologique. Dans Race et culture comme dans Tristes tropiques, on voit que le nouveau problème de l’humanité est moins de décloisonner et d’élargir que de protéger la diversité des langues, des cultures et des religions: « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation ». Une certaine clôture semble vitale, indispensable à la vivacité d’une culture, et la même religion qui avait pu être un principe d’ouverture des échanges devient un principe de clôture, de protection, d’immunisation.
Il est temps pour moi d’achever ces remarques. Le mouvement même du kantisme et du néo-kantisme, ici confondus, visait une religion pure enfin dégagée du fatras des superstitions inutiles, ou des hystéries qui devraient faire fuir tout adulte normalement constitué. C’est ce qui inspirait les penseurs de la loi de 1905 : des religions sorties de l’enfance, de l’imaginaire des punitions et des récompenses, purement spirituelles. Les ritualismes superstitieux allaient disparaître en faveur de la vraie liberté de pensée, de partager ses pensées sans entrave — car pour Kant il n’y a pas de liberté de penser sans liberté de communiquer publiquement ses pensées. On mesure le résultat ! Cent ans plus tard, c’est la part la plus spirituelle, la plus libre, la plus communicable des religions qui s’évapore ; et il reste au contraire les obligations rituelles, les interdits alimentaires ou vestimentaires, les réflexes identitaires, bref tout ce qui devait disparaître. C’est là le noyau dur du « fait religieux », loin des nuées ennuyeuses et volatiles de l’herméneutique et des « défilés gris du signifiant ». Cette dernière expression, que j’emprunte à Régis Debray, indique bien l’inversion du paradigme.
Si éloge il y a, aujourd’hui c’est celui de la clôture, de l’immunité, de la communauté comme système de défense. Et le néo-laïcisme, qui est un néo-républicanisme, oppose au pluralisme mou des démocraties sécularisées une laïcité institutionnelle qui affirme la nécessaire clôture de la République : « Le rêve de l’institution nulle ou, à défaut, transparente, s’annonce par le nom de communauté (…) C’est le rêve de la première Eglise, qui est aussi l’Eglise dépouillée de toute institution » (J.C.Milner, cité par J.Baubérot op.cit. p.42). Une telle position n’est pas très éloignée de celles qui avaient été soutenues par Charles Maurras : on voit combien les positions se sont inversées.
Pour revenir à Ricœur, je voudrais ne pas terminer sans souligner qu’il a bien remarqué ce problème, et peut-être fut il un des premiers de sa génération à mesurer sa gravité. L’humanité meurt de trop d’ouverture, de trop d’échanges. Ricœur estimait nécessaire de penser la clôture relative des dogmes : il usait d’une image, disant que plus il y avait de pression religieuse, celle de la foi mais aussi celle de l’incrédulité, plus il fallait que les dogmes soient comme de grandes jarres ou des tubes, avec des parois très solides. C’est la rigueur de la norme, disait-il qui fait voir les cas perplexes où elle se trouve embarrassée. Et Ricœur n’a cessé de plaider pour des institutions solides. Il disait aussi que le thème de la traduction montrait très tangiblement le double problème posé par le dialogue des grandes religions, et la difficulté de communiquer : il ne faut pas être sceptique, car on peut traduire, et plus qu’on ne le croit, il y a une ouverture par la conversation des langues les unes vers les autres. Mais il ne faut pas être d’un universalisme si surplombant que l’on croit que l’on puisse tout traduire : il y aura toujours de l’hermétique, des bouts de phrases ou d’expression intraduisibles, des bouts de cultures non aisément communicables. C’est cette équation complexe entière que je voudrais soutenir, contre l’alternative effrayante qui me serait faite de me ranger du côté de la clôture littérale, ou du côté de l’ouverture du sens. Et si Ricœur appartient, à bien des égards, à cette constellation néo-kantienne qui vise à l’ouverture symbolique, il est bien de ceux aussi qui ont mesuré les limites de ce paradigme, sans jamais basculer dans le néo-discours de l’autorité. C’est une des lieux de ma gratitude.
Olivier Abel
Notes :
[1] Les lecteurs d’ETR trouveront une bonne synthèse sur « L’école de Paris », en 1977, sous la plume de Bernard Reymond. On fête alors le centenaire de l’ouverture de la Faculté protestante de Paris. En 1877, je trouve aussi la date du premier enregistrement phonique (cette remarque est purement anecdotique). Dans Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, Paris : Fischbacher, 1904, Sabatier écrivait « voilà pourquoi l’Eglise catholique est obligée de se constituer une science à part, des universités isolées, de la même manière qu’elle sépare les clercs des laïcs et la société religieuse de la société civile. La méthode d’autorité isole l’Eglise catholique (…) Toute autre a été l’histoire de la théologie protestante. Placées dans les universités nationales au même titre que les autres disciplines humaines, elle a suivi nécessairement l ‘évolution progressive et comme elle s’est affranchie peu à peu de la méthode d’autorité » (p.525).
[2] De la vie intime des dogmes et de leur puissance d’évolution, Paris : Fischbacher, 1890.
[3] « Notre connaissance de Dieu toute entière n’est que symbolique et celui qui la tient pour schématique (i.e objective, n.d.a) ainsi que les attributs entendement, volonté, etc., tombe dans l’anthropomorphisme, comme il tombe dans le Déisme qui ne permet de rien connaître du tout, pas même au point de vue pratique, s’il écarte toute représentation intuitive » E.Kant, Critique de la Faculté de juger, § 59. Sur le symbole, on lira particulièrement dans l’Esquisse d’une philosophie de la religion, Paris : Fischbacher, 1897 édition de 1969, les pages 390 à 401.
[4] Mais aussi entre le progrès scientifique et la piété religieuse, cf. Esquisse d’une philosophie de la religion, op.cit, p.XIX.
[5] La question pour Bergson sera de penser une mystique délivrée du créationnisme, et un évolutionnisme délivré du matérialisme.
[6] Les religions d’autorité et la religion de l’esprit, op.cit. Voir aussi le chapitre 3 de son Esquisse d’une philosophie de la religion.
[7] Il a trouvé une issue au problème kantien de l’unité du monde, une fois que la critique a distingué la possibilité de la science et celle de la foi : « Nos jeunes gens marchent entre deux hautes murailles (…) ils hésitent avec raison devant cette effrayante alternative. Faut-il donc choisir entre l’ignorance pieuse et le savoir brutal ? (…) J’ai cru apercevoir, au flanc des roches escarpées, un sentier étroit… » (ibid. p.XIX)
[8] Ferdinand Buisson cité par J.Baubérot, Laïcité 1905-2005, entre passion et raison, Paris : Seuil, 2004, p. 13. Buisson écrivait aussi : « on ne fait pas un républicain comme on fait un catholique (…) il n’y a pas d’éducation libérale là où on ne met pas l’intelligence en face d’affirmations diverses, d’opinions contraires, en présence du pour et du contre, en lui disant : compare et choisis toi-même » (ibid. p.91).
[9] Renouvier publie en 1854 des Essais de critique générale. Il fait beaucoup pour accréditer l’idée que la culture française est la vraie héritière de Kant. Son livre sur Victor Hugo philosophe est remarquable.
[10] Je remercie Isabelle Ullern dont les conversations ont pour moi beaucoup aidé à déplier ce point.
[11] Repris dans la revue de la Faculté Eglise et théologie, n° 70, puis dans Le conflit des interprétations, Paris : Seuil, 1969.
[12] Merci aux bibliothécaires de la Faculté de Paris, Anne Benoist et Ana-Maria Isliwa, d’avoir retrouvé ces diverses indications.
[13] Cf. François Dosse, les sens d’une vie, Paris :
[14] Ricœur se trouve aussi au jury de plusieurs thèses, sur La pensée religieuse de Robespierre, La consécration de la jeunesse en Allemagne de l’Est, La spiritualité du travail selon Simone Weil, Unité et ordre sous le règne de Christ, Lectures catholiques de Marx, L’inspiration cartésienne de Pierre Thévenaz, Le problème du mal et la fonction du symbole chez Tillich, Théologie du temps comme référence : la visée du Royaume. Et il fait partie des jury d’examen : le témoin principal m’a raconté que lors d’un jury où Stauffer s’indignait : « mais enfin quand vous ne dormez pas vous ne pensez pas ce que pouvait être la pensée de Luther quand.. », interrompu par Ricœur : « croyez vous que cet étudiant ait beaucoup d’insomnies ? ». Et un autre, Jean-Marc Saint, cité par Dosse, raconte une soirée dans une chambre d’étudiant où ils parlaient de la restauration des liturgies anciennes, où Ricœur ironisait : « c’est comme les rois, quand on leur a coupé la tête, on ne peut la recoller »
[15] « L’image de Dieu et l’épopée humaine », in Histoire et Vérité, Paris : Seuil, 1964. Ce texte reprend d’ailleurs la trilogie kantienne des passions de L’anthropologie au point de vue pragmatique, celles du pouvoir, de l’avoir, et du valoir (que je mettrais en lien avec la liberté économique, la liberté politique, et la liberté religieuse).
[16] Finale de son Le volontaire et l’involontaire, Paris : Aubier, 1950.
[17] Paru dans ETR 1989/3, puis repris dans Lectures 3, aux confins de la philosophie, Paris : Seuil, 1994.
[18] P. Ricœur, Réflexion faite, Paris : Esprit, 1995, p.14-15.
[19] in Le conflit des interprétations, op.cit.
[20] P. Ricœur, Le Juste, Paris : Esprit, 1995, p.148.
[21] Cependant nous sommes obligés de nous comporter non seulement en hommes (plan purement moral) mais aussi en citoyens d’une communauté historique, religieuse et politique (plan des lois cérémoniales et judiciales selon Calvin). Cf. La religion dans les limites de la simple raison, Paris : Vrin, 1965, p.140 sq. Quel bonheur alors quand le texte canonique d’une tradition contient, mêlée à ses lois statutaires, la doctrine religieuse la plus pure (ibid.p.143). Kant parle de Jésus comme de « l’instituteur moral de l’humanité », quand il montre que l’on peut être vaincu physiquement et moralement victorieux.
[22] Les premiers mots de chacune des quatre sections qui composent le livre sont des mots de combat.
[23] H.Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Paris : Alcan, 1932, p.288-289.
[24] « la seule universalité digne d’être évoquée ne peut être visée qu’à titre d’horizon des échanges entre héritages sémantiques formés et transmis par le canal des langues naturelles, soumises elles-mêmes à l’inexorable pluralité humaine » Baubérot op.cit. p.48.
[25] « Religion, athéisme, foi », in Le conflit des interprétations, Paris : Seuil, 1969, p.457.
[26] « la paternité, du fantasme au symbole », ibid., p.458.
[27] Esquisse d’une philosophie de la religion, op.cit. p.396.