Sur l’anthropologie structurale
2ème PRÉFACE A LÉVI–STRAUSS
La décision de profiter de la réédition de « Race et Histoire » pour y adjoindre « Race et Culture » élargit et modifie si profondément la perspective qu’il n’est pas inutile d’ajouter une préface non seulement renouvelée mais inédite. D’ailleurs plus de 20 ans encore ont passé (« Race et Histoire » avait été publié en 1952, et « Race et Culture » en 1971), et le moment semble bien venu de tenter un point sur la question déjà si clairement posée par Lévi–Strauss il y a 40 ans : dans quelle mesure l’unique civilisation planétaire qui développe sa rationalité technique et ses échanges est–elle une chance ou une menace pour cette diversité des cultures qui était peut–être constitutive à l’égard de notre espèce et une richesse à l’égard de l’écologie humaine?
En d’autres termes, il est certain que toute culture vit d’échange, et « l’exclusive fatalité, l’unique tare qui puissent affliger un groupe humain et l’empêcher de réaliser pleinement sa nature, c’est d’être seul » (chap.9). Mais il est non moins sûr, et c’est cela qui fait tout le paradoxe et tout le problème, que si jusqu’à un certain point l’échange permet de créer de nouvelles combinaisons culturelles, et augmente donc les différences, il y a un seuil au–delà duquel l’échange finit par se nourrir des différences, et par les supprimer: « ce jeu en commun dont résulte tout progrès doit entraîner comme conséquence, à échéance plus ou moins brève, une homogénéisation des ressources de chaque joueur ». Tel était le problème pratique laissé par « Race et Histoire », et que nous devons reprendre aujourd’hui.
Lévi–Strauss et l’éloge de la différence des cultures
Dans la précédente édition, on notait le double projet de Lévi–Strauss. Le premier, d’orientation plus pratique en effet, portait sur la déconstruction des idéologies racistes ou de leurs justifications pseudo–scientifiques. Il s’agissait de faire échec à la division de l’humanité entre les races supérieures ou civilisées et les races inférieures ou arriérées ; il s’agissait d’établir les conditions d’un véritable dialogue des cultures. En réponse à ce défi, le deuxième projet, plus théorique, consistait à montrer de quelle manière l’humanité est une et indivisible : c’est ce projet qui donnait lieu à l’anthropologie structurale, à la recherche des règles combinatoires invariantes sur lesquelles se fonde ce dialogue des cultures. Et la préface que j’avais proposée à la précédente édition privilégiait ce projet théorique et critique, en montrait l’origine chez Rousseau, en déployait la méthode, tentait d’en pointer quelques limites.
Mais les temps ont changé. La planète est en train de se hérisser de nationalismes, qui transgressent quelques frontières, mais en font surgir beaucoup d’autres, au moment même où l’on croyait les frontières définitivement démodées, dépassées. Peut–être que l’écroulement du monde communiste, en laissant le capitalisme mondial comme seul champion de l' »universalisme », a marqué un retour de balancier qui entraîne dans sa déroute toute forme d’universalisme –et le libéralisme lui–même, dont des voix de plus en plus nombreuses se demandent s’il n’est pas instrumentalisé par l’Occident. L’humanité, semble–t–il, ne rêve plus vers son unité future ; elle songe à sa diversité passée, et prise d’effroi voudrait s’y replier. Est–ce une ruse de la vie et de l’espèce qui cherche instinctivement des conditions de meilleure survie? C’est une des suggestions lancées par Lévi–Strauss dans « Race et Culture », et dans un autre temps.
Dans « Race et Culture » Lévi–Strauss s’attaque encore une fois à ce qu’il appelle le « faux–évolutionnisme »: « A l’idée naguère prévalente d’un progrès continu le long d’une route sur laquelle l’Occident seul aurait brûlé les étapes, tandis que les autres sociétés seraient restées en arrière, se substitue ainsi la notion de choix dans des directions différentes, et tels que chacun s’expose à perdre sur un ou plusieurs tableaux pour prix de ce qu’il a voulu gagner sur d’autres ». Et c’est ainsi qu’à l’image d’une histoire linéaire se substitue celle d’un arbre ou plutôt d’un « treillis ». On voit donc ici Lévi–Strauss privilégier la perception de la pluralité de l’humanité.
Cela ne veut pas dire que l’humanité ne soit plus « une et indivisible », mais développe au contraire la grande idée « structuraliste » que seules les différences sont signifiantes et font système. On retrouve ici aussi cette insistance de la pensée française sur la différence (Derrida et Lyotard, par exemple), qui, soit dit en passant, est l’objet d’un profond malentendu de la part de la pensée allemande (Habermas notamment): c’est que les deux traditions ne partagent pas actuellement les mêmes questions. L’éthique habermassienne de la communication recherche un minimum de règles universalisables contre le retour des religions et des nations. L’école de la déconstruction pointe les différends irréductibles, là où le complexe communicationnel prétend imposer son consensus. Mais ce sera la question de notre troisième partie.
Pour Lévi–Strauss, le combat contre le faux évolutionnisme passe également par le refus d’un déterminisme simpliste entre la biologie génétique et l’ethnologie des diverses cultures. Il y a plutôt un enrichissement réciproque, les combinaisons génétiques entre populations venant appuyer les combinaisons culturelles, et vice–versa : « chaque culture sélectionne des aptitudes génétiques qui, par rétroaction, influent sur la culture qui avait d’abord contribué à leur renforcement ». Dans une tribu, par exemple, il y a une sorte de dosage entre les échanges exogames qui permettent les recombinaisons, et un relatif isolement qui permet de renforcer les différences obtenues, et c’est l’équilibre de ce dosage qui toujours a favorisé la rapidité de l’évolution biologique et la vivacité de l’invention culturelle. On trouve donc les mêmes thèses que dans « Race et Histoire », mais l’accent est cette fois délibérément porté sur la pluralité de l’humanité par rapport à son unité, sur la nécessaire limitation des échanges par rapport à son obligation fondatrice.
Le combat contre le racisme, à son tour, rencontre d’énormes difficultés. La première est qu’il ne faut pas croire qu’en démontrant scientifiquement l’absurdité du racisme, à cause par exemple de l’impossible « pureté » des races et des cultures, on extirpera la racine des haines collectives. Celles–ci se déchaînent chaque fois que la pression démographique rassemble sur des territoires trop proches des populations qui ne sont pas égales en fait, ou bien qui ne se considèrent pas comme égales en dignité. Ce qu’il faut, pratiquement, c’est une relative égalité, et une distribution territoriale suffisamment espacée. La seconde difficulté, plus incontournable encore, est que « la lutte contre toutes les formes de discrimination participe de ce même mouvement qui entraîne l’humanité vers une civilisation mondiale, destructrice de ces vieux particularismes auxquels revient l’honneur d’avoir créé les valeurs esthétiques et spirituelles ». Pour combattre le racisme, faut–il abattre toutes les frontières et toutes les barrières?
Avant la mode, on peut dire que Lévi–Strauss a eu une approche « écologique » du problème de l’humanité. L’humanisme qu’il propose « fait à l’homme une place raisonnable dans la nature au lieu qu’il s’en institue le maître et la saccage, sans même avoir égard aux besoins et aux intérêts les plus évidents de ceux qui viendront après lui ». Et vers la fin de « Race et Culture » il écrit aussi : « le respect que nous souhaitons obtenir de l’homme envers ses pareils n’est qu’un cas particulier du respect qu’il devrait ressentir pour toutes les formes de la vie ». On perçoit ainsi qu’un regard écologique sur l’homme et la société aura tendance à privilégier et à désirer préserver les différences biologiques et culturelles. Sera–ce au risque d’incarcérer les individus dans ces différences, en leur interdisant d’en sortir?
Au fond, nous nous berçons « du rêve que l’égalité et la fraternité règneront un jour entre les hommes sans que soit compromise leur diversité ». Tel est le dilemme et la condition tragique dans laquelle nous place Lévi–Strauss : soit l’égalité universelle que permet et empêche la liberté des échanges ; soit la diversité et le différenciation que permet et empêche l’isolement des populations. Car « les grandes périodes créatrices furent celles où la communication était devenue suffisante pour que des partenaires éloignés se stimulent, sans être cependant assez fréquente et rapide pour que les obstacles indispensables entre les individus comme entre les groupes s’amenuisent au point que des échanges trop faciles égalisent et confondent leur diversité ». En ce sens la crise actuelle apparaît comme plus grave, plus radicale, et beaucoup plus révélatrice de la condition anthropologique que l’ancien conflit entre capitalisme et communisme. En définissant ainsi un seuil optimal des échanges, Lévi–Strauss pose clairement le grand problème auquel nous sommes aujourd’hui tous confrontés. C’est cette question que je voudrais maintenant prolonger, en cherchant quelques orientations à partir des éléments actuels de la situation.
Communication planétaire, ou diversité des Nations?
Les temps ont donc changé. Prenons deux exemples pour mesurer l’étendue du problème et des dégâts. Le premier est celui du tourisme mondial. Contemporain et acteur de la situation que nous avons décrite, il a deux visages. D’une part il exprime la nostalgie de paysages perdus : un voyage est souvent une manière de remonter le temps, de revenir « chez soi–ailleurs », et en vacances notre enfance nous attend ; il exprime l’aspiration à d’autres formes de vie, pas encore laminées par l’uniformité du marché. Mais dans le même temps il nourrit le marché par ces différences, lui ouvre un nouvel espace d’échanges à exploiter (à un moment où il s’essoufflait), et table sans cesse sur les inégalités mondiales qu’il renforce souvent. Il suffit de voir la différence de statut entre les touristes et les travailleurs immigrés. Et le retour aux sources, la recherche fébrile d’une enfance, d’une autre virginité, prennent parfois les figures les plus vénales. On ne sait pas quelles seront à terme les conséquences culturelles, sociales, écologiques, de ce tourisme.
Le deuxième exemple est celui d’une société de communication où les grands médias, qui sont devenus les vecteurs tout–puissants de cette « religion du brassage », oscillent entre deux attitudes : 1) reproduire une vision du monde en série, uniformisée et repersonnalisée autour de quelques figures attrayantes, vides et passe–partout ; les minorités sont alors marginalisées, et « la communication maximale est à information zéro » (R.Debray); 2) faire de la publicité pour les « langues » et traditions établies les plus spectaculairement marginales, les plus engoncées dans leur différence ; ce sont alors ceux qui portent le sens laïque du « bien commun » qui sont marginalisés, ils ne sont pas intéressants parce qu’ils ne font pas scandale et ne sont pas assez attractifs. Entre la civilisation fast–food et la secte ésotérique, il n’y a plus rien à voir ; circulez.
Aujourd’hui, le monde est ainsi en gros dominé par deux logiques. Une logique d’uniformisation technique, dont le vecteur est le Marché, qui introduit le « libéralisme universel » contre les forteresses autoritaires, mais qui écrase la diversité des cultures et des modes de vie. Et puis une logique de balkanisation ethnique, dont le vecteur est l’Etat, ou parfois la religion, qui entrave le bulldozer du Marché par les frontières nationales, mais qui incarcère les individus dans des communautés contraignantes. Ces deux logiques sont complices de plusieurs manières. D’abord par leurs excès elles se renforcent l’une l’autre, chacune prétendant réparer les désastres causés par l’autre. Ensuite cette opposition apparaît géographiquement comme une complémentarité entre un centre capitaliste et une périphérie nationaliste ; car le libéralisme des pays développés a bien besoin de l’autoritarisme des pays de la périphérie, pour tenir les frontières, empêcher les flux migratoires massifs, réprimer les troubles, etc. Ce sont les effets très ordinaires du système planétaire que cette répartition non seulement économique du travail, mais politique de la distribution du pouvoir.
Les démocraties occidentales ont besoin d’une périphérie non– démocratique. En termes anthropologiques, sous sa forme « marchande » l’échange se nourrit de différences « nobles », et ne laisse derrière lui que l’inégalité économique brute. Comme le rappelle Lévi– Strauss, si les ressources échangées sont trop homogénéisées, il y a deux solutions possibles : soit introduire de nouveaux partenaires (ce fut une des fonctions de la colonisation), soit produire des inégalités. Bref, l’uniformisation des modes de vie par le marché planétaire n’est compensée que par la structure profondément inégalitaire de ce marché.
Il faut remarquer que pendant des millénaires l’échange, au– delà de son utilité économique, avait pour fonction de définir l’appartenance à une sphère d’identité (matrimoniale, économique, militaire, religieuse), dont le modèle était une relative autarcie, une certaine autosuffisance. Aujourd’hui, la logique de l’échange qui prévaut excède toute identification,– et son impératif est devenu universel et sans limite : les humains ne peuvent plus s’identifier par leurs échanges. L’utilitarisme économique y trouve peut–être son compte, mais pas tout ce que l’économie des formes de travail et de vie, de répartition et de consommation, comporte et véhicule de symbolique, et notamment de fonction identificatoire. C’est pourquoi tout le poids du besoin identitaire se porte sur le national, sur l’ethnique, sur le religieux, bref sur tout ce qui ne s’échange pas.
On peut apporter une nuance supplémentaire au précédent tableau qui opposait le Marché et l’Etat, en observant que l’Etat– Nation, rejeté par le capitalisme dans le rôle de vestige quasi– tribal, porte en lui–même la dualité que nous pourchassons. En lui en effet nous trouvons l’Etat, qui est vecteur de rationalité et d’universalité, même s’il s’agit d’un autre « universel » que l’universel marchand : un universel politique, en l’occurrence, qui peut prendre la forme de l’idéal civique, ou la forme de la rationalité administrative. Et nous trouvons la Nation, qui est vecteur d’un sentiment d’appartenance : appartenance à une tradition, à une langue, à un style de vie, etc. En ce sens l’Etat– Nation était déjà un compromis complexe, qui semble aujourd’hui dépassé et comme déchiqueté par les deux logiques rivales et complémentaires, qu’il ne parvient plus à contenir.
Cette incapacité est sensible sur le chapitre de la laïcité : la Nation laïque est devenu un cadre trop large, un vêtement trop flottant pour ceux qui demandent de l’identité, et c’est pourquoi la balkanisation profite de toutes les différences, religieuses, linguistiques, ethniques, etc. La laïcité comme urbanité pluraliste est devenue très fragile dans les sociétés mono-religieuses ou mono–nationales, qui n’ont en vue que leur identité. Mais l’Etat laïque est devenu un cadre trop étroit, un vêtement trop serré pour ceux qui demandent la modernité planétaire, et le marché mondial continuera à déraciner et à brasser les mémoires, les styles de vie, etc. La laïcité comme minimum d’identité commune est fragile dans les sociétés irréligieuses, qui n’ont en vue que la coexistence urbaine sans friction.
Tout le problème du politique aujourd’hui tourne autour de cette difficile articulation : comment inventer un nouvel universalisme, un nouvel internationalisme, et comment inventer un nouveau communautarisme, un sens du pays et du « paysage », qui soient compatibles? Et ce n’est pas seulement d’un problème du politique qu’il s’agit : de même qu’il ne faut plus laisser au seul marché les fonctions d’universalisation supranationales, mais en inventer les instances politiques de contrôle, de même ne faut–il pas laisser au seul Etat les fonctions d’identification nationale ou régionale, de redistribution sociale : les lieux de vie économique ont à réinventer ces micro–échelles, ces micro–marchés. Au fond, tout le problème consiste à passer de l’opposition massive de deux logiques à l’articulation équilibrée de deux échelles.
Ce débat n’est pas vraiment nouveau, et depuis longtemps l’Europe « balance » entre les Lumières et le Romantisme, entre l’universalisme de la raison et la restauration des traditions. L’Europe est partagée entre le fait qu’elle a été le champion de l’universalité et le fait qu’elle est elle–même dévorée par la machine universalisatrice, qu’elle perd le réseau de différences qui faisait sa propre trame. En ce sens là l’Europe n’existe que comme le grand récit d’émancipation au nom duquel elle planta ses colonies dans le monde, l’Europe n’existe que par les rêves de ses colonies, le rêve américain en premier lieu ; et en ce sens–là aussi l’Europe n’existe pas, et il nous manque un livre sur les profondes différences qui la traversent. Mais l’Europe se découvre immorale dans l’universalité démocratique qu’elle prône, comme s’il y avait une seule forme de démocratie valable en tous temps et en tous lieux ! Et immorale dans la multiplicité linguistique ou la complexité culturelle dont elle se prétend le modèle, et qui est un modèle de nombrilisme bien protégé!
Bref, le débat n’est pas nouveau, mais il s’est un peu figé entre : 1) Les tenants de l’universel, qui pensent que l’humanité est une, mais qui reportent souvent cette unité sur l’échelle quasi évolutionniste d’un développement par stades où toutes les sociétés tendent vers le même état ; à cet égard les démocraties libérales ont repris le refrain que nous reprochions tous au marxisme. 2) Les tenants d’un relativisme culturel, qui estiment que les différentes cultures sont incommensurables et indéchiffrables les unes pour les autres, et qu’elles doivent être protégées les unes des autres, fût-ce en incarcérant les populations dans leur « écosystème ». Peut–on dépasser cette alternative, inventer un nouveau rapport à l’universel, et découvrir d’autres formes du respect des différences? C’est toute la question, maintenant.
Qu’est–ce que l’universel?
Il faudrait partir du constat qu’il n’y a pas un pôle d’universalité unique, mais une pluralité d’universaux en concurrence. Prenons l’exemple urbain. Jadis les villes étaient au carrefour de quelques « terroirs » (c’est pourquoi il y a de telles différences morphologiques entre les villes), comme un espace public où l’individu n’était plus obligé de s’identifier par rapport aux seules traditions : un principe supérieur tenait celles–ci à distance, qui faisait fonction d’universel. Chaque ville avait son « universel » dominant. Les urbanisations contemporaines sont à l’intersection de plusieurs cultures citadines ; elles portent en elles plusieurs villes concurrentes, plusieurs principes supérieurs : la cité industrielle, la capitale universitaire, la ville marchande, le centre politique et administratif, se trouvent superposées avec les « universaux urbains » mêlés de Cologne, de Vérone, de Chicago ou du Caire. Dans toute grande ville aujourd’hui il y a une pluralité de « villes invisibles » dont chacune cherche à se réaliser.
Or dans ces grandes urbanisations contemporaines, le manque d' »espace intermédiaire » entre le brassage anonyme et la chaleur communautaire y conduit les individus solitaires à rechercher leur « tribu » en oubliant leurs villes respectives, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture. En ce sens–là ce ne sont pas les singularités des cultures qui sont menacées, ce sont leurs universaux. Car d’un côté les différences inconvertibles survivront et se renforceront, précisément parce qu’elles sont intraduisibles. De l’autre côté tout ce qui peut être converti à l’universel marché, à Disneyworld, accèdera à cette universalité–là.
Mais ce qu’il y a de visée universelle, ce qu’il y a de teneur vraiment universelle dans chaque culture, ses universaux, voilà ce qui disparaît. On prête trop peu d’importance au fait que nos langues et cultures n’expriment des créations originales qu’en puisant dans les ressources mythiques, esthétiques ou éthiques propres à chacune d’elles, mais tout en les confrontant à d’autres possibles, pour en délivrer la teneur universelle. On prête trop peu d’importance au fait que l’humour est peut–être la chose la plus intraduisible de chaque peuple, et que pourtant le rire est universel au sens où il est quand même communicatif.
Pour sortir du piège que nous avons décrit il nous faut accepter qu’il y n’y a que des universaux en contextes. Nous n’avons pas accès à l’universel autrement que dans un long débat, à peine ébauché, entre ces « universaux en contexte ». C’est une erreur de croire que l’on peut accéder à l’universel, ou à l’urbanité, ou à la laïcité (selon les termes du débat), en niant ou en reniant toute appartenance, tout fondement dans une tradition particulière ; ou bien en affirmant que le seul fondement possible est l’absence et la perte des fondements (E.Morin). Ce qui gêne dans cette « absence de fondement », c’est justement son universalité immédiate, aisément imposable à tout concurrent. C’est vraiment un fondement trop « indiscutable »! Qu’elle le veuille ou non toute culture comporte, pour reprendre l’expression de P. Ricœur un « noyau éthicomythique » formé d’un mélange particulier. Et ce noyau est souvent d’autant plus actif qu’il est nié et non plus critiqué. Je pense notamment à la dimension religieuse de chaque culture, à la dimension religieuse de toute clôture d’un espace social et politique (R.Debray).
C’est ainsi par exemple que plus on nie l’enracinement du droit dans son archéologie religieuse, et plus on en est prisonnier, plus on a du mal à comprendre un autre droit. En l’occurrence le droit moderne et occidental a du mal à comprendre le droit musulman. Il faut simplement le constater : notre accès à l’universel reste métaphorique, pris dans l' »univers » du langage chrétien, ou musulman, ou bouddhiste, etc. Et nos laïcités sont des laïcités en contexte. Ma thèse globale est ici la suivante : les différentes religions, c’est leur immense « avantage » sur les idéologies planétaires qui se sont succédées, et notamment sur l’idéologie « démocratique », sont porteuses d’un rapport à l’universel qui se sait à chaque fois enraciné dans les particularismes d’une langue ou d’une tradition. Pour jouer sur le mot français : les « cultes » sont la mise en scène du noyau de leurs « cultures », de leurs scénarios fondamentaux. Et ces cultes, dans leur visée universelle même, témoignent que nos universaux sont toujours encore régionaux.
Enoncer cet avantage des religions n’est pas abdiquer toute approche critique des préjugés religieux. Au contraire, c’est aussi exiger des religions, si elles veulent accéder au privilège que nous venons de leur accorder, qu’elles acceptent de n’être (à cet égard) que des langues, et qu’il ne saurait pas plus y avoir une religion universelle et unique qu’il n’y a de langue universelle. Si bien même une religion parvenait à s’universaliser, un principe interne de différenciation la conduirait bientôt à se disloquer. Remarquons bien toutefois que ce n’est pas forcément le pluralisme religieux que nous devons leur demander : en elle–même, chaque religion, comme « toute création véritable implique une certaine surdité à l’appel d’autres valeurs, pouvant aller jusqu’à leur refus sinon même à leur négation » (Race et Culture); mais nous devons exiger d’elles le pluralisme civil, car il y a désormais plusieurs « langues de Dieu » mêlées dans nos villes et nos sociétés.
Ce pluralisme est possible, parce que les religions savent, d’un savoir intime et non pas théorique, que leurs universaux restent métaphoriques, et qu’il n’y a d’accès à l’universalité qu’au travers des métaphores propres à une langue, à une culture, à une histoire, à un contexte. Seule une longue conversation entre les cultures permettrait d’établir, prudemment, les écarts et les correspondances entre ces « universaux en contexte ». Or il faut avouer que la rencontre des cultures se fait difficilement par ce qu’elles ont chacune de plus universel, car la confrontation des universaux est toujours ce qu’il y a de plus dur, et nécessite de longues et complexes médiations. Celui qui opère de telles médiations ne peut s’installer au–dessus de ces universaux, un pied sur chacun, et la tête dans les étoiles de la transcendance! Il doit accepter son contexte d’origine, pour se dépayser peu à peu, en sachant que le dépaysement est un déchirement.
Pour celui qui est ainsi engagé dans le dialogue des universaux, la seule transcendance, c’est le point de vue des autres. Cette transcendance est universelle parce qu’elle ouvre l’intelligence à la possibilité de comprendre d’autres questions, d’autres points de vue, sans point de vue synthétique qui pourrait prétendre avoir accédé définitivement à l’universalité. Si la capacité d’interroger et de s’interroger soi–même et la condition du dialogue des universaux, et si ce dernier est toujours aussi difficile, il est tentant de s’en tenir à l’universalisme passe–partout de Disney–world, ou de se replier dans les parties de sa langue les plus enracinées dans l’intraduisible. C’est pourtant le long et difficile chemin du dialogue des universaux qui nous manque le plus.
Mais je ne veux pas terminer sans désigner une voie beaucoup plus immédiate, et qui permet le dialogue des cultures sans retomber dans le piège. Car il existe une connivence de création singulière à création singulière. Et cette connivence ne peut certes pas s’expliquer en termes universaux, mais elle peut se communiquer ; elle est communicative. On vérifie cette connivence jusque dans les religions elles–mêmes : c’est en effet dans la profondeur de la foi, là où l’attestation est la plus vive et singulière, là où elle est le plus créatrice de différence et de singularité, que l’on peut éprouver la plus étonnante proximité avec ce qu’il y a de vivant et de créatif dans la foi des autres. Mais c’est encore plus net avec les créations poétiques, musicales, ou plastiques. Cette aptitude d’un « style » à entrer en connivence avec d’autres manifeste ce que l’on peut appeler l’intuition stylistique : c’est à dire l’aptitude à recréer en soi les singularités rencontrées. Et même si nous ne pouvons pas tout recréer, s’il y a des créations perdues pour nous, et même s’il est nécessaire qu’il en soit ainsi si nous voulons nous–mêmes pouvoir continuer à créer, loin de cracher sur ces belles vies possibles, nous pouvons saluer de loin leur simple existence.
Olivier Abel
Publié en turc dans 2ème Préface à Race et Histoire de Lévi-Strauss,
Istanbul Métis 1995.
Publié en français, in Autres Temps n°52, automne 1996.