1. Paysage
Le moment est venu me semble–t–il de poser la double–question, la question à deux visages: dans quel paysage humain, social, spirituel, se trouve la Fédé, et comment veut–elle le transformer, que veut–elle y faire? Les propos qui vont suivre et qui cherchent à répondre à cette double question sont en même temps pragmatiques et épiques. Pragmatiques car ils veulent faire voir, illustrer, ce qui peut être vu et fait. Epiques car ils expriment une vue globale, une vue pour 50 ans.
Il ne faut pas craindre les visions épiques; Ricœur y invitait la Fédé, voici 40 ans, et il venait justement de quitter le Collège cévenol où il avait enseigné. Le lieu s’y prête donc. Et puis seule une vision aussi ample permet d’exprimer complètement le présent, d’en percevoir les noeuds, les lignes de force.
Et ce projet global, qui n’est épique que s’il est à plusieurs voix, précieux aujourd’hui pour exprimer un vouloir–vivre et un vouloir– faire ensemble, sera encore très utile demain, précisément quand il faudra apporter un changement de cap, et revenir sur les bifurcations possibles. Sans projet, il n’y aurait pas de critique possible.
Par ailleurs bien des problèmes qui se posent à un mouvement comme le nôtre sont des problèmes de rythmes mal trouvés:
- entre la mobilisation des forces et leur repos ou leur accumulation,
- entre le local et le fédéral ou le central,
- entre la démocratie et l’efficacité,
- entre les rythmes de vacances ou d’exception et les rythmes de travail ordinaire et de croisière,
- entre la mémoire même et le projet,
- etc.,
tout est question de rythme. Cinquante ans, donc, parce qu’il y a plusieurs rythmes à coordonner et un autre rythme à trouver, qui exprime cette correspondance.
D’ailleurs comment prétendre, comme c’est l’objet de ce rassemblement, sortir d’un excès d’individualisme, si l’on ne pense pas à la suite des générations: le souci de ceux qui nous ont précédés et de ceux qui nous suivront est sans doute la caractéristique principale de la nouvelle éthique en train d’apparaître.
Cette éthique rend toute sa place à l' »institution », qui permet à un vouloir commun de durer au–delà de l’occasion de son apparition. Réciproquement elle exige que nous acceptions que certaines choses ne peuvent pas durer au–delà d’une génération, se transmettre interminablement, et que nous apprenions ainsi non seulement à créer et maintenir des institutions, mais aussi à les terminer, à savoir leur mettre fin. C’est là encore une question de rythme. C’est ainsi qu’il faut, je crois poser le problème de la Post–Fédé (ACPU) actuelle par rapport à la Fédé; et celui de la Fédé actuelle par rapport à la génération suivante[1].
Dans le paysage où elle se trouve, quelles sont les perspectives de la Fédé? Pour répondre, programmatiquement, à cette question, il faut d’abord admettre cet axiome: que si la Fédé se trouve et s’inscrit dans l’ensemble que forment les Eglises en France, en Europe et dans le monde, c’est dans la mesure où elle sait que ces Eglises sont à faire. Il n’y a pas à s’en méfier ni à en avoir peur:
- 1) elles sont l’un des rares lieux où l’on peut recueillir la matière–mémoire vivante de ce qui forme nos « cultes », le noyau éthico–mythique de notre culture;
- 2) elles sont aussi l’un des rares lieux où il est loisible d’imaginer les formes et de se donner les équipements associatifs de nos projets.
Il est temps de faire de l’ecclésiologie–fiction; peut–être que les propos qui suivent peuvent être rangés dans cette catégorie. Même la théologie est à inventer. Elle n’existe pas ailleurs, d’où des docteurs viendraient nous apprendre ce qu’il faut dire: c’est à nous de la faire.
Le même axiome peut être exprimé conjointement: si la Fédé se trouve et s’inscrit dans la société française et européenne, c’est dans la mesure où elle sait que cette société est à faire. La Fédé, à la mesure de ses faibles moyens (mais il ne faut jamais se retrancher derrière la faiblesse), peut apporter quelque chose de spécifique. D’abord, comme j’avais cherché à le développer lors de l’Assemblée Mondiale à Chantilly, la structure pluraliste du témoignage évangélique n’a pas atteint l’ampleur de son déploiement possible:
- si le pluralisme religieux est accepté (mais peut–être pas le pluralisme national, linguistique, ethnique?),
- les pluralismes politiques et encore moins économiques ne se sont pas développés, alors qu’il y a une nécessaire interdépendance entre ces pluralismes.
Nous pouvons attester la possibilité d’un pluralisme:
- 1) cohérent (d’un pluralisme qui ne permet pas de manger à tous les rateliers, d’un pluralisme qui refuse de zapper quand ça nous arrange)
- 2) et radical (qui fait tout pour briser les puissances excessives),
et qui pourrait être le coeur d’une théologie européenne.
Aller jusqu’au bout du pluralisme, c’est en tout cas au coeur de ce qu’un mouvement d’étudiants latins et protestants, qui ont un certain savoir–faire (éthique, culturel, même institutionnel) en la matière, peuvent apporter à la société européenne. Nous sommes dans la situation de ceux qui peuvent comprendre l’Europe protestante du Nord européen (pour aller vite les ruptures des sociétés post–industrielles sont nos frontières, à l’Est comme à l’Ouest), et de ceux qui peuvent comprendre l’Europe latine (la Méditerranée, avec la rivalité de civilisation et les ruptures Nord–Sud dont elle est l’enjeu, sont nos frontières). Nous pouvons donc nous porter en médiateurs ou en témoins critiques entre ces Europes. En temps de guerre (je pense à la Bosnie, craignant que ne s’y jette les bases psychologiques de bien des conflits à venir) cela peut s’avérer vital. Et en temps ordinaire aussi, s’il s’agit de construire une civilité commune.
2. Gestes
Le paysage ainsi rapidement brossé, je voudrais désigner trois gestes qui forment la Fédé, qui la rassemblent et lui ressemblent. Que fait–on à la Fédé? Pourquoi y vient–on? Que veut–on y faire? Nous verrons ainsi successivement un geste porteur d’identité, un geste porteur de capacité critique, un geste porteur de responsabilité éthique.
Un geste d’identité poétique:
Le premier geste touche à nos identités. On l’a dit de diverses manières, nos identités, nos racines, nos trajectoires, nos milieux et nos territoires sont divers et hétérogènes. Et plus que jamais la société urbaine, dans les lycées et les universités déjà, et partout, mêle nos identités. Cela signifie–t–il que nous devons laisser nos identités au vestiaire ? Non. De toutes façons cela n’est pas possible, car il y a toujours un endroit où elles nous sont incorporées. Et puis l’individualisme qui résulte d’une universalité molle, où toutes les identités ont été anesthésiées, n’est pas vraiment notre fait. Ce qui nous rassemble c’est au contraire la confrontation et le mélange actif de nos appartenances diverses, qui permet d’engendrer ensemble de nouvelles combinaisons, de nouvelles identités possibles. D’où l’idée que l’identité est d’abord poétique. Et c’est ce rythme de mémoire et d’invention, de fidélité et de liberté, que nous cherchons ensemble à expérimenter.
Comment activer ce mélange, comment le faire, et non pas seulement le vivre come un fait? Je crois que les déplacements, réguliers ou exceptionnels, lointains ou très proches, mais qui nous font changer de contexte, en sont de bons moyens.
Par exemple les camps de Pâques ou d’été, si possible dans d’autres pays, mais aussi bien dans nos banlieues, en tous cas avec d’autres partenaires: bref tout ce qui peut élargir le champ des relations possibles (vous savez que sociologiquement la formation des couples est affreusement pré–déterminée), tout ce qui peut favoriser le mélange des milieux, des religions, des langues, tout cela est bon.
En témoignant ainsi que l’identité n’existe jamais pour elle–même, mais toujours dans la différence entre au moins deux identités, nous rendons la carte des identités inextricable, inpurifiable, instérilisable !
C’est ainsi que se forment à chaque fois, des cortèges identificateurs autour d’une sorte de différentiel stylistique où chacun imite et incorpore un peu du style de vie, des formes de langage et de comportement de l’autre.
Le meilleur exemple en est l’apprentissage linguistique: faites des camps de la Fédé en même temps des stages linguistiques, et vous verrez les étudiants affluer! Ce n’est pas une technique de manipulation que je propose: c’est une activité totale, qui peut tout changer dans une vie, et c’est un acte politique s’il s’agit d’être citoyens du monde.
Quoi qu’il en soit, chacun apprend à vivre ainsi et rencontre des racines, des milieux et des territoires nouveaux, presque imaginaires au début puis de plus en plus concrets, réellement possibles pour lui.
Pour ces cortèges, on peut imaginer des itinéraires privilégiés, en France ou ailleurs, à pied ou autrement, avec des hôtes privilégiés. On peut aussi imaginer des lieux privilégiés, que ce soit à Bièvres pour accueillir des étrangers, ou de l’autre côté de la Méditerranée, par l’acquisition et le développement des lieux d’un véritable tourisme alternatif (pourquoi pas une maison dans le vieux quartier d’Antioche?!). De toutes façons nous sommes en un temps où un autre tourisme est à inventer, et les vacances scolaires sont un moment privilégié pour le rythme de nos activités fédératives.
Ce mélange actif qui tisse des réseaux de relations et les élargit est particulièrement vital à l’âge lycéen, où il est favorisé par la disponibilité, et où l’affectif est au centre. On dira, pour reprendre l’exemple de tout à l’heure, que c’est un tourisme à risque: c’est vrai, mais les étés deviennent aussi risqués dans nos banlieues, est–ce une raison pour les déserter? Il faut prendre les devant des risques, si nous voulons les prévenir.
Enfin ce mélange actif est important dans un âge où se forment les couples, dont certains « risquent » de fonder des familles: les mariages mixtes ne sont pas un problème à étudier, mais une chance à saisir et à développer. Le protestantisme français demain sera peut–être la première religion dans l’histoire dont la sociologie sera faite en majorité par les mariages mixtes: qu’aura–t–il inventé pour que ce soit possible, pour que ce soit fécond et non stérile? Déjà il faudra qu’il ait redonné sens au mariage comme acte politique, qui tisse le lien social. Et comme un acte religieux au carré, qui interdirait l’endogamie religieuse!
Un geste de formation critique:
Le deuxième geste concerne nos savoirs, nos compétences, nos formations. Se former professionnellement, c’est augmenter une compétence, ou un faisceau de compétences relativement spécialisé. C’est aussi s’élever dans l’échelle de la compétence considérée, pour obtenir un débouché proportionnel à la dépense en temps ou en énergie que l’on a mise dans sa formation. Dans tout cela l’université, au sens antique du terme (tourné vers l’universel, ou tourné vers l’unité), n’a pas tellement sa place. A côté des savoirs directement utiles, il manque les sciences « diagonales« , les transversales proprement universitaires, et surtout les milieux humains où ces diagonales apparaîtraient pour ce qu’elles sont: des savoirs critiques, des « anti–savoirs ». Plus qu’un apprentissage des réponses déjà faites, il manque vraiment les lieux d’un exercice de l’interrogation, où tous les points de vue fassent cercle, tous étant placés à équidistance du pouvoir d’interroger et de répondre.
Il ne faut pas oublier que l’enseignement secondaire et surtout supérieur est en train de sortir d’un bouleversement issu de la révolution informatique, robotique, télématique, etc. Bouleversement dans l’organisation des filières et débouchés. Bouleversement dans les modalités mêmes des études. Jusque là les grandes écoles et universités étaient des lieux de vie, des milieux véritables. Ce n’est plus le cas: ce sont désormais des self– sevices aux prix plus ou moins prohibitifs, et des réseaux de distribution dans lesquels chacun fait son menu. Du coup le milieu nécessaire à ce que j’appelerai au sens très large l’orientation universitaire (les choix, le partage des savoirs–faire, la critique, etc.) doit se faire ailleurs.
C’est la recherche de ce milieu qui constitue le deuxième geste, non moins essentiel à la Fédé. Par lui des étudiants s’organisent en collèges transdisciplinaires. Si l’on regarde ce qui se passe spontanément on peut dire que ces collèges sont des « immatériaux »:
- ce ne sont pas des écoles car il n’y a pas d’élèves,
- ni des monastères car les règles de vie y sont celles du monde,
- ce ne sont pas des instituts parce que leur existence n’est pas leur raison d’être.
Ils ne sont que transitoires; ils n’existent que parfois, par la communication qui s’établit entre quelques personnes pour partager les points de vue sur une question, par des fichiers d’adresses, par une université d’été thématique, ou par un petit réseau de correspondants autour d’une publication occasionnelle, etc. Mais ces collèges laissent des traces: des écrits plus ou moins « sauvages » (je crois plus à la photocopie qu’à la revue instituée), des enregistrement de débats (mais comme on fait un film: en reprenant les mauvais passages jusqu’à ce que le débat soit vraiment bon).
Surtout ils laissent une forme, un exercice: la capacité à faire cercle autour des questions.
Pour redire la même chose tout autrement, vous connaissez tous le principe d’incompétence de Peter: en s’élevant dans l’échelle des responsabilités professionnelles, les agents s’arrêtent chaque fois au premier poste qui dépasse leur compétence (puisqu’ils avaient bien honoré le poste antérieur). D’où une sorte de blocage systématique des milieux professionnels. Je voudrais suggérer ici un complément, sous le nom de principe de surcompétence: les agents qui pour une raison ou une autre ont acquis une ou des compétences qui restent inemployées à leur poste professionnel doivent dépenser une partie de leur énergie à « détruire » ces compétences supplémentaires; qui peut le plus ne peut pas toujours le moins. D’où de nombreux troubles dans les milieux professionnels. Comme cette situation, avec le chômage et la surformation (ou la dysformation), est très fréquente, il faudrait que l’on comprenne, que ces surcompétences correspondent à la capacité, pour un agent, de se retourner vers le reste, vers ce qui n’est pas le circuit spécialisé compétence minimale–performance maximale.
En se retournant ainsi vers le reste, les agents se retournent vers l’ensemble du paysage, vers le monde. Des études comme celles de philosophie ou de théologie, et bien d’autres encore, qui semblent inutiles, ne sont peut–être pas autre chose que ce retournement de regard, qui va de la compétence acquise vers le paysage dans lequel elle opère. Et ce geste par lequel on partage les surcompétences inutiles est un geste vital pour les compétences mêmes. C’est ce geste qu’il faut favoriser, exercer, et développer par tous les moyens.
Un geste de responsabilité éthique:
Le troisième geste mobilise notre capacité éthique. Face à ce qui nous révolte, et quand on sait que le plus souvent la réponse éthique à un problème soulève à son tour de nouveaux problèmes aussi lourds que le premier, comment oser agir à nouveau, comment intervenir? Mais agir n’est pas répondre complètement à un problème: c’est bien souvent plutôt aider à le poser correctement.
C’est pourquoi au niveau éthique il ne faut jamais se lasser de vouloir agir, de désirer faire le bien, même si ce bien explose en une multiplicité de biens hétérogénes, même s’il en résulte quelques maux. L’intention bonne ne doit pas être coupée à la racine; elle doit plutôt être instruite du risque qu’elle comporte.
Je dirai ensuite que l’obligation morale, qui instruit le désir éthique en lui faisant tenir compte des autres points de vue possibles, ne rentre pas tout de suite dans d’interminables considérations techniques et stratégiques sur les résultats: pour la morale qui nous oblige à choisir, à être cohérents, le devoir est toujours ici et maintenant, immédiat.
Je dirai enfin que la sagesse pratique sait qu’il n’y a pas d’agir sans perte. Agir c’est accepter de ne pas voir la fin de son agir (la fin, c’est l’autre monde, non l’au–delà, mais le monde que nous engendrerons, le monde des autres, le monde de nos enfants).
Certes une action qui ne ferait que perdre (du temps, des moyens, échouer par rapport aux objectifs) ne serait que l’incantation d’un autre monde. Mais une action qui refuserait de perdre (voudrait tout de suite « en avoir pour son argent », ou n’afficherait que des objectifs gagnables) ne serait qu’un reproduction en petit de ce monde–ci.
Pour développer le sens des initiatives, il ne faut donc pas craindre les pertes; comme dans un réseau hydrographique complexe ça se retrouve toujours quelque part!
- Il y a des pertes qui ne sont, comme pour certains actes prophétiques, que des formes d’efficacité différée, en rupture avec le contexte.
- Il y a aussi des pertes dûes au fait que l’agir est singulier et porte sur des singularités (et non sur des faits généraux).
- Il y a des pertes dûes au fait que les urgences peuvent conduire à des interventions apparemment contradictoires.
Tout en maintenant la tension critique et la recherche de cohérence, la sagesse pratique ne craint pas ces contradictions; seule une morale qui prétendrait répondre à tous les problèmes (sans en soulever elle–même aucun!) pourrait prétendre à une totale non–contradiction.
Cette description de la perte éthique donne une des caractéristiques de ce que l’on pourrait appeler l’art éthique: l’art de passer du texte (celui des Ecritures, de la Loi, des prophètes, et des Evangiles, mais aussi de tous les textes des fictions et des poésies) à l’action en l’interprétant, comme un musicien interprète une partition; l’art aussi d’interpréter éthiquement le contexte, d’en voir l’invisible, la forme éthique.
Pragmatiquement, c’est ce geste qui rassemble, pour la délibération comme pour l’action, aussi bien les post–fédératifs engagés dans la vie professionnnelle et qui ont besoin d’un partage critique sur la déontologie et les buts de leur profession, que des lycéens ou étudiants, à ce moment rare et sensible dans une vie où l’on a la capacité de se dresser pour dire non. C’est ce geste de tribuns de la plèbe à Rome (qui n’avaient qu’un droit de véto et d’interposition physique), ce geste des prophètes d’Israël, qui se dressent non pour demander les pouvoirs, mais pour s’opposer aux pouvoirs politiques, économiques ou médiatiques, que nous devons exercer.
On n’insistera jamais assez sur la dimension physique, spatiale, géographique, de l’initiative éthique. Se déplacer physiquement, aller voir, à plusieurs, ce qui se passe, c’est irremplaçable. Le corps entier, et non la seule conscience, est le bon instrument de la perception, du jugement, de l’action. Parfois la seule présence est déjà une action. Surtout la présence à plusieurs, l’équipe.
Souvent pourtant la présence est impossible: le problème est trop diffus, trop global. C’est alors l’intervention régulière (et presque personnalisée, il faut y aller) dans les médias ou auprès des décideurs qui peut faire quelque chose.
J’avais suggéré que nous tentions de brancher des milieux lycéens sur la Commission d’Ethique de la Fédération Protestante. J’imagine (il est facile d’imaginer direz–vous, mais c’est l’imagination qui interprète les possibilités, et qui prépare l’action) des Equipes Lycéennes d’Initiative Ethique, petites équipes provisoires et thématiques.
J’imagine une sorte de bureau de presse de la Fédé, avec des interventions systématiques auprès des médias, et une procédure d’élaboration des « communiqués » très simplifiée: tant pis pour les contradictions et les erreurs de jugement (surtout si nos messages ne se donnent pas pour infaillibles); de toutes façons notre système n’est pas celui du centralisme, même démocratique.
J’imagine enfin une sorte de rythme entre l’agir et l’abstention éthique, pour que les interventions restent à l’écoute du contexte, et trouvent à chaque fois, dans un rythme spécifique, leur point de résonance dans le milieu d’action considéré.
3. Orientation
Ces trois gestes, dont je disais qu’ils forment la Fédé, peuvent–ils recevoir une orientation protestante? Remarquons d’abord que si le sentiment religieux se renforce à chaque fois que le développement des systèmes et des techniques donnent aux humains des pouvoirs nouveaux, par nostalgie d’une époque révolue ou par peur des maux possibles, alors la religion est promise à un grand destin.
Cette demande de religion se traduit aujourd’hui sur trois registres:
- 1) dans le partage des territoires, on nous demande notre identité, si possible une identité pure et sans mélange (même si le tiers des bosniaques vivent en couples mixtes, ils n’ont pas de place!)
- 2) au supermarché des nouvelles religions, on nous demande un savoir initiatique, si possible une explication de tout qui soit en même temps une technique de consolation;
- 3) dans la bourse aux morales, on nous demande quelles sont nos valeurs, et il les faudrait gravées sur le roc de la Révélation.
A cela que répondons–nous?
Notre identité, c’est que l’identité n’est pas ce qui importe, que nos identités les plus permanentes sont encore mortelles, et qu’un jour il n’y aura plus ni Juif ni Grec, comme disait Paul. Ce qui compte, c’est le baptême de l’esprit, c’est à dire les noms nouveaux, les mots nouveaux que nous recevons les uns des autres. D’où mon éloge des mariages mixtes. L’identité est toujours le résultat d’une différence d’identité, elle est ce différentiel même qui donne à chacun de nous son profil singulier entre plusieurs attachements.
La Bible elle–même, nous la lisons comme mêlant des écritures diverses, avec une diversité des styles d’identification: chroniques, mythes, romans, proverbes, poèmes, histoire, lamentations, psaumes, codes juridiques, apocalypses, etc. Les lecteurs de Bible n’ont pas la même identité de lecture: celle–ci est signée sur la tranche de leur Bible, comme un code–barre laissé par la saleté des doigts!
Notre savoir, c’est qu’au coeur de tous nos savoirs se tient une interrogation plus vaste qu’eux, cette « vérité » qui nous affranchit, comme dit l’évangile de Jean, c’est à dire que nous croyons librement, et que Calvin a placé au centre de l’Institution Chrétienne. Ici encore le geste organise une forme de communauté: non plus celle du mélange poétique des langues, mais celle plus disciplinée du cercle.
C’est ainsi que parfois nous devrions réapprendre ce geste ancien où la lecture devient critique et commune, et où nous faisons cercle autour des Ecritures. Ce cercle a la forme du contraire de notre société compartimentée: c’est un geste d’universalité, qui brise les ségrégations, qui donne le droit d’interroger et de répondre à ceux qui en étaient dépourvus.
Nos valeurs c’est qu’il n’y a pas de valeurs qui tomberaient de quelque ciel: c’est nous qui en sommes responsables, elles sont notre oeuvre, notre art, nos manières d’interpréter les situations. Jésus lui–même écrivait dans la poussière et apprenait à ses disciples à perdre, à pardonner, à voir l’invisible, la possibilité et la proximité du Royaume dans ce monde.
L’interprétation éthique des textes bibliques, c’est justement cette actualisation aigue, cette mise en scène, cette prédication en actes: on pourrait imaginer des clubs de théâtre biblique, qui mettraient en scène les « cultes », je veux dire les scénarios éthiques et mythiques qui ont formé notre culture.
On le voit, s’il y a une orientation protestante possible des trois gestes décrits plus haut, elle ne répond à la demande religieuse qu’en la déplaçant. C’est là notre manière de transformer le monde, de l’interpréter à partir de ce qui n’est pas encore.
Le Chambon sur Lignon, Août 92. Ppolycopié.
Olivier Abel
Note :