de la Fédération Protestante de France
Sommaire
TEXTES DE LA COMMISSION D’ETHIQUE ADOPTES PAR LE CONSEIL DE LA FÉDÉRATION PROTESTANTE DE FRANCE
TEXTES ADOPTES PAR LA COMMISSION D’ETHIQUE
ANNEXES
COMMUNIQUÉS :
-
-
-
-
-
- Eléments de réflexion sur le Mandat politique
- Toxicomanies
- Rapport sur l’Ethique des médias
- Ethique dans le débat public
- Bioéthique : la Fédération Protestante de France exprime sa satisfaction à l’annonce d’une loi cadre
- Appel à la vigilance sur la brevetabilité du génome
- L’automédication et les dépenses de santé
-
-
-
-
Liste des thèmes à traiter prochainement
Liste des membres de la Commission
Liste des textes de membres de la Commission
Préambule
Ce petit recueil rassemble des textes issus du travail de la Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France, qui se présentent comme des « éléments de réflexion ». Ce ne sont pas des instructions données par quelque magistère, et nul d’ailleurs n’est habilité à représenter le protestantisme en matière d’éthique. Les « éléments de réflexion » n’ont de signification que comme des matériaux pour la formation d’une responsabilité qui reste celle de chacun, interprétant l’Evangile dans les situations de son existence.
Simplement, cette responsabilité ne se forme que dans le partage communautaire des voix : les textes que l’on trouve ici n’ont d’autre but que de favoriser ce partage et ce débat, où la communauté exprime sa propre concorde et accepte ses discordances. La Commission d’Ethique a toujours travaillé dans cet esprit, même si certains textes n’ont pas été poussés au point de perplexité ou de vérité où surgissent les dilemmes irréductibles. Nous avons d’ailleurs rédigé quelques règles de travail qui expriment ensemble cette prudence, ce sens de la pluralité des voix et ce désir de déplacer les questions, ce qui est parfois plus difficile que de déplacer les montagnes !
Tout cela est bien beau, dira-t-on, mais il n’empêche que la Commission est une petite équipe désignée « d’en-haut », et que dans le grand public ces textes apparaîtront comme « les » positions protestantes, avec cette difficulté supplémentaire que les médias comprennent mal des positions pluralistes et complexes, là où ils nous demandent de trancher. A cela nous n’avons rien à répondre, sinon à travailler davantage encore pour associer le plus possible de correspondants au choix, à l’élaboration et à l’évaluation des thèmes traités. C’est d’abord à tous ces correspondants actuels ou virtuels que ce Livre Blanc est adressé, pour créer une mémoire commune.
Une autre question peut se poser, celle de la différence entre les textes adoptés par la Commission d’Ethique et ceux adoptés par le Conseil de la Fédération. Ce qui explique cette différence de « dignité », c’est le fait que le Conseil de la Fédération, plus ou moins progressivement, devienne ou non le destinateur final du texte. C’est aussi le fait que le Conseil ait ou non expressément passé la commande de tel ou tel texte. Mais un texte adopté par le Conseil n’est pas forcément plus « unanime » qu’un autre, et il arrive qu’il soit adopté malgré une forte réticence. Quand c’est le cas, c’est probablement que la Commission n’a pas assez travaillé, non à polir le consensus mais à exprimer dans le texte les irréductibles divergences qui structurent néanmoins nos convictions.
Reste à dire que l’éthique, pour nous, ne se réduit pas à la bioéthique ou aux questions liées à la vie sexuelle. C’est ce que montrera l’éventail des textes en instance pour lesquels nous espérons maintenant votre avis et votre participation.
Olivier Abel Président de la Commission d’Ethique
Règles d’élaboration des positions éthiques protestantes
1) Ne pas attendre l’actualité, mais agir, intervenir pour changer ce monde. L’éthique n’est pas seulement une réponse à une demande, ni l’expression d’une famille spirituelle (même si elle est parfois cela aussi).
2) Les questions adoptées comme sujet de travail peuvent venir du Conseil de la Fédération Protestante de France, mais aussi d’instances ou de personnalités (scientifiques, juri- diques, éthiques) compétentes, et également du public, de ceux qui se sentent concernés. Peut-être, faut-il établir un fichier des uns et des autres et sélectionner l’ordre de priorité des thèmes en fonction des réponses à un questionnaire, à un sondage ?
3) Les « éléments de réflexion » éthiques sont la conjugaison de plusieurs sortes de « compétences » (au sens large du mot) :
1. il y a celle des experts « techniques » du sujet considéré ;
2. celle de tous ceux qui peuvent représenter ceux qui éprouvent le problème (comme agents ou comme patients) : militants associatifs, simples « praticiens », sociologues, etc.
3. celle des éthiciens (au carrefour entre l’argumentation philosophique et la référence biblique) ;
4. celle des juristes, qui veillent à l’articulation et à la différence entre droit et morale.
Toutes ces compétences doivent être présentes dans la Commission, mais il doit y avoir un fichier assez large de « consultants ». Intégrer au maximum les informations en provenance d’autres instances protestantes européennes.
4) La référence commune aux Ecritures définit un espace de délibération où aucune interpré- tation ne saurait s’arroger le monopole de la légitimité. Nous sommes placés ensemble dans la responsabilité ouverte par le texte biblique et par l’Evangile.
5) La forme spécifique des positions protestantes serait en deux volets : construction d’un possible compromis ou accord (toujours plus profond et plus large qu’on ne l’imagine souvent), expression d’un éventuel différend (la pluralité est un témoignage si elle est « cohérente » et le différend fait apparaître des différences et des questions nouvelles). Souvent, il s’agit ainsi moins de répondre à une question que de substituer, à un débat qui nous semble mauvais ou faux, un débat meilleur ou plus juste. Notre communauté se définit parfois mieux par notre manière de débattre que par notre avis final.
6) Il n’y a pas de double-langage possible, c’est en parlant à l’extérieur des Eglises que l’on est entendu en leur sein ! Le langage devrait être assez clair et simple pour cela, sans craindre que le texte soit trop marqué par le style du (des) rédacteur. Mais l’attention au style ne saurait suppléer l’effort de présentation et de communication : quel support ? meilleure présentation, diversité de formes (déclarations, recueil d’avis, dossier de presse, formulation simple d’une phrase adressée à telle instance, … etc.).
7) Vérifier la réception du texte et analyser les réactions. Faire un bilan critique de chaque publication.
Juin 1988
Textes adoptés
Biologie et éthique
Eléments de réflexion
Le texte ici publié est proposé aux membres des églises protestantes et particulièrement à ceux qui sont placés devant des choix éthiques difficiles ; il est également soumis à l’attention de tous.
Elaboré par un groupe de réflexion constitué il y a maintenant deux ans, il a été adopté dans son principe par le Conseil de la Fédération Protestante de France du 18 janvier dernier. Le Bureau du Conseil du 19 mars 1987 avait reçu mandat de lui donner sa forme définitive ; ce sont les hasards du calendrier qui expliquent la concomitance de la parution de ce texte avec l' »Instruction de la congrégation pour la doctrine de la foi ».
Il ne s’agit pas avec notre texte d’une « instruction » mais d »éléments de réflexion » s’efforçant d’apporter un éclairage évangélique sur des questions très difficiles dans leur nouveauté et cependant très concrètes pour nombre d’hommes et de femmes qu’il faut accompagner aussi loin que possible dans des choix qui doivent rester les leurs.
1. L’éthique nécessaire à la technique
Notre époque est en train de vivre des progressions spectaculaires dans la connaissance des processus de la vie et des interventions techniques possibles. Mais jusqu’où peuvent aller les techniques de procréation sans porter atteinte au respect de la personne humaine ? Il faut en appeler de la technique à l’éthique, non pour censurer la recherche, ni pour provoquer la peur, mais pour rechercher le « souhaitable » pour l’être humain ; sans quoi le développement technique et l’intérêt commercial risquent d’exploiter des « possibles » sans énoncer le « préférable ». Ne nous cachons pas non plus que certaines techniques de pointe peuvent apparaître comme un luxe insolent si on pense à la multitude d’enfants « sans famille » des pays défavorisés, ou à la famine, aux épidémies et à la sous-médicalisation qui y règnent. Cela signifie qu’il faut réfléchir à la totalité de notre mode de vie et non pas seulement aux recherches en biologie, génétique et procréatique, qui sont ici notre objet.
Les éléments de réflexion éthique avancés ici par la Fédération Protestante de France sont proposés à l’attention de tous. En effet nous vivons tous au même moment, dans le même monde, et, selon notre foi, tous sont enfants du même Dieu, promis à la même bénédiction, tout comme ils sont entourés des mêmes menaces.
Ce sont des propositions humbles, car l’Eglise, communauté de femmes et d’hommes à l’écoute de Dieu en Jésus-Christ, à travers les témoins bibliques, peut, même en demandant l’aide du Saint-Esprit, se tromper. Mais ces propositions veulent cependant offrir quelques repères aux membres de nos Eglises, et spécialement à ceux qui ont des choix difficiles à effectuer pour leur propre couple ou leur enfant à venir, ou pour la poursuite de leur activité de médecins ou de chercheurs. Et ceci dans une société qui est manifestement en recherche d’une bioéthique, c’est-à-dire d’une morale pour la vie.
2. Maîtrise de la nature et convoitise de la puissance
Pour nous protestants, c’est l’écoute individuelle et communautaire de la Bible qui détermine le témoignage de l’Eglise. Il est certes évident que les questions qui se posent aujourd’hui ne sont pas directement abordées dans la Bible, étant donné la nouveauté des techniques en cause. Mais cette nouveauté, loin de rendre la Bible désuète, nous aide à découvrir sa permanente actualité :
Par exemple, il y a deux récits de création au début de la Bible, qui se complètent l’un l’autre et qui apportent ensemble une lumière précieuse pour l’entreprise scientifique et technique humaine. Dans Genèse 1 nous entendons que Dieu a donné à l’humanité permission et promesse de « remplir la terre et de la dominer ». C’est pourquoi nous saluons avec joie les découvertes nouvelles et leur portée de guérison ou d’amélioration de la vie à ses débuts. Mais dans Genèse 2 nous entendons que le couple, placé dans le jardin « pour le cultiver et le garder », est mis en garde contre les fantasmes et les illusions de la toute-puissance, symbolisée par ce fruit apparemment « bon à manger », séduisant à regarder, précieux pour agir avec clairvoyance » (Gen. 3/6).
Il y a donc à la fois dans la Bible promesse de domination de la nature et mise en garde contre la convoitise de la toute puissance. En reconnaissant qu’il n’est pas Dieu, que sa liberté et sa maîtrise sont limitées par l’amour de Dieu et par l’amour du prochain, l’être humain ne s’affaiblit pas, ne s’appauvrit pas, il est gardé du désordre et du vertige.
3. Dissociation dans la sexualité et identité parentale de l’enfant
Le couple humain, la procréation humaine, l’enfance humaine ne se mesurent pas seulement en termes de processus biologiques. Ils vivent d’une attirance, d’un échange, et d’attachements affectifs. C’est dans cette perspective de l’amour, de la liberté humaine et de la responsabilité parentale qu’on peut comprendre le caractère positif :
– de la contraception qui dissocie sexualité et fertilité face à la détresse d’une fécondité qui peut constituer une menace ;
– de la procréation médicalement assistée qui réassocie sexualité et fertilité face à la détresse d’une stérilité persistante.
Mais ne risque-t-on pas de créer pour l’enfant de réelles difficultés à trouver et à assumer son identité s’il y a eu, lors de conception, dissociation entre l’affectif et le génétique ?
D’une part, on doit, à cet égard, distinguer les méthodes de procréation médicalement assistée ne faisant pas appel à un tiers extérieur au couple de celles qui le font (don de sperme ou d’ovule, don d’embryon, prêt d’utérus). Tandis que les premières peuvent être regardées comme de simples parenthèses techniques, les secondes obligent à prendre sérieusement en compte la responsabilité des donneurs, des demandeurs et le droit de l’enfant à connaître ses géniteurs.
D’autre part, il faut souligner le recours constant de la Bible au concept et à l’image de l’adoption : nous sommes finalement tous des enfants adoptés par l’amour de leurs parents, ce qui relativise les circonstances techniques ou naturelles de la fécondation.
Ce qui semble devoir être sûrement rejeté c’est l’utilisation prolongée des techniques de congélation d’embryon au-delà du désir vivant d’un couple, car on ne peut pas décider la naissance d’orphelins. Et plus globalement nous croyons fondamental qu’un enfant soit demandé et attendu par un couple vivant, et non le prolongement d’un désir solitaire.
4. L’enfant à tout prix ?
Absolus et inviolables, les droits de l’enfant appellent encore plus de vigilance que les droits de l’homme en général dont ils font partie ; parce que l’enfant ne peut les revendiquer lui-même. Ces droits devraient comporter l’amour d’un père et d’une mère, un foyer stable, la paix d’une longue enfance.
Le désir d’enfant, si légitime et si noble soit-il comme témoignage d’une ouverture essentielle du couple sur autrui, doit rester second par rapport à ces droits de l’enfant. Ceux-ci impliquent trop de devoirs pour les parents pour qu’ils puissent s’en tenir à revendiquer leur « droit à l’enfant ». Quand elles respectent ces exigences fondamentales, les techniques médicales, simple palliatif de la stérilité, ne soulèvent pas d’objections majeures. Mais elles ne peuvent pas devenir un moyen d’avoir un enfant sans couple.
5. Diagnostic prénatal et avortement thérapeutique
Le diagnostic pré-natal in-utero est un immense progrès dans la surveillance des grossesses à risque. Il peut rassurer des mères, il peut parfois permettre des traitements particulièrement précoces des maladies décelées. Il paraît tout à fait justifié pour des couples à risque génétique afin qu’ils puissent ensuite demander et obtenir un avortement thérapeutique, si, dûment informés d’un avenir trop menacé pour l’enfant à naître, ils le décident. Mais il faut veiller à ce que cette information génétique coûteuse ne serve pas au choix d’un enfant conforme aux fantasmes des parents (élimination d’un embryon de sexe non-désiré, etc.). Comme aussi à ce qu’elle reste à l’usage des seuls intéressés et ne puisse être communiquée aux employeurs, assureurs, etc.
Dans un souci de « moindre mal » la Fédération Protestante s’est à plusieurs reprises exprimée en faveur d’une loi permettant l’avortement médical en cas de détresse, parce qu’il lui semblait impossible de refuser le secours de la médecine à une femme dans la détresse, ou refusant la naissance d’un enfant gravement handicapé.
Quant au diagnostic pré-natal sur un embryon issu d’une fécondation in-vitro, qui théoriquement permettrait un dépistage encore plus précoce de pathologie grave, et éventuellement un avortement in-vitro de l’embryon non implanté, il fait l’objet d’une proposition de moratoire du Comité national d’Ethique. C’est une décision sage car toute recherche sur l’embryon non-implanté, si intéressante qu’elle puisse être pour une meilleure connaissance des chromosomes humains, et peut-être pour une prévention des maladies géniques particulièrement graves, ne peut s’engager sans garde-fou, c’est-à-dire sans évaluation de sa finalité thérapeutique, de son risque et de son coût. Ceci ne devrait se faire que dans des centres agréés et contrôlés au sein d’équipes particulièrement compétentes, et dans un cadre juridique qui précise que seuls les géniteurs sont responsables de leurs embryons et doivent en décider l’implantation, la destruction, ou le don à la recherche (après avoir été honnêtement informés). Ceci éviterait l’intervention, sur la maîtrise de la procréation, d’intérêts extérieurs économiques ou eugéniques, ou de pure compétition scientifique, tout comme la sélection par l’argent de ceux qui pourraient bénéficier de ces techniques.
6. Responsabilité devant Dieu et législations humaines
Ces nouvelles techniques sont, comme toutes les entreprises humaines, placées sous le double signe de la tentation et de la promesse ; la meilleure parabole en est celle d’une « croissance » qui mêle le bon grain et l’ivraie. L’ivraie, la tentation, c’est cette folie de la puissance par laquelle l’homme thaumaturge prétend tout fabriquer, y compris lui-même; le bon grain, la promesse, c’est ce vrai miracle technique qui peut rendre possible une communication là où elle était fermée, ouvrir une existence à la possibilité des autres, et faire signe vers l’amour. Ainsi, pour réparer une dissociation entre sexualité et procréation, il faut prendre garde de ne pas en créer de nouvelles plus graves, par exemple celle entre le couple et l’enfant dans le cas des mères porteuses. D’ailleurs seul l’amour peut, par-delà les cas et les catégories médicales, morales, s’approcher de situations toujours singulières.
Bien sûr il faut légiférer pour poser certaines limites dans ce nouveau contexte. Mais aussi il ne faut pas trop légiférer et s’en tenir par exemple aux garde-fous proposés par le Comité national d’Ethique. Les options éthiques dans une société vivante, y compris dans nos Eglises, ne sont d’ailleurs pas toujours concordantes. Le droit doit s’en tenir au minimum qui permette leur coexistence. Nous ne sommes ni de ceux qui veulent ériger leur morale en loi, ni de ceux qui nient la nécessité de toute loi.
Mais dans tous les cas nous sommes responsables : non pas maîtres (seulement responsables devant nous-mêmes), mais responsables devant les autres, responsables devant l’enfant, responsables devant Dieu. Cette responsabilité traverse toute l’ambivalence de la situation humaine et aide à ne pas arracher le bon grain avec l’ivraie.
19 mars 1987
Bilan et réflexions sur l’interruption volontaire de grossesse
Interpellé par les Eglises et la société sur la question de l’interruption volontaire de grossesse, le Conseil de la Fédération Protestante de France a demandé à la Commission d’Ethique de dresser un bilan de la situation, 19 ans après la promulgation de la Loi Veil.
Le document ci-dessous a été examiné et approuvé par le Conseil de la Fédération Protestante de France lors de sa session des 5 et 6 février 1994. Il sera diffusé dans les Eglises et Institutions membres de la FPF pour nourrir le débat sur cette importante question éthique.
« Bilan et éléments de réflexion sur l’interruption volontaire de grossesse » fait suite aux précédents documents et déclarations de la FPF rendus public en 1971, 1973, 1979 et 1987.
1. Bilan :
En réponse à la demande du Conseil de la Fédération, la Commission d’Ethique dresse le bilan suivant de la question. Depuis la Loi Veil, la situation a évolué et les sensibilités aussi.
1.1. Le contexte social et les mentalités ont changé. L’avortement clandestin a presque disparu. La contraception progresse. Même si les cas de détresse sociale se sont multipliés et même si les échecs de la contraception sont fréquents, l’IVG n’est plus confondue avec une méthode de la contraception : elle est perçue comme un acte douloureux et grave. La majorité de la société française considère l’IVG comme un acquis ou un recours, tempéré par le sentiment que l’embryon est une vie précieuse et fragile, dont nous sommes responsables car elle ne peut pas se défendre seule. Restent deux minorités, l’une revendiquant la liberté totale des femmes de choisir d’avorter, l’autre dénonçant l’IVG comme un crime.
1.2. Le contexte thérapeutique et technique a également changé : de nouveaux procédés, comme les contragestifs, estompent la frontière entre la contraception et l’avortement. Le développement du diagnostic prénatal engendre, en cas de doute de malformation ou de maladie grave, une proposition ou une demande d’IVG. La sophistication des techniques de réanimation néonatale permet la survie d’extrêmes prématurés et fait reculer sans cesse la limite de viabilité des nouveaux-nés, avec un lourd tribut d’handicaps qui vient tempérer les acquis et progrès considérables de la médecine néo-natale. Par ailleurs, le développement des PMA (Procréations médicalement assistées) a provoqué une réflexion renouvelée sur le statut de l’embryon.
1.3. Des manifestations se sont multipliées contre des cliniques et des hôpitaux où se pratique l’IVG (y compris des cliniques protestantes à Nîmes et Bordeaux). Sans remettre en cause le droit de chacun à exprimer publiquement ses convictions, la Fédération Protestante ne peut accepter des actes violents qui disqualifient des convictions respectables, et qui ajoutent des passions à une situation déjà complexe et douloureuse pour les femmes concernées.
1.4. En 1979, au nom de ses convictions chrétiennes, la Fédération Protestante de France a soutenu la Loi Veil. Et dès 1971 et 1973, elle demandait une loi permettant le recours à l’avortement médical en cas de détresse. Il s’agissait alors non de justifier l’avortement mais d’admettre qu’il puisse être, dans certains cas, un moindre mal. L’histoire nous a appris qu’une loi répréssive provoque le retour à l’avortement clandestin et qu’une femme décidée à avorter, à qui on refuse le secours médical, est prête à risquer sa santé et même sa vie dans des manoeuvres abortives à hauts risques.
Depuis lors, la Fédération Protestante a admis en son sein des Eglises qui ont manifesté leurs réticences à la Loi Veil, et qui ne sont pas en accord avec les déclarations de la Fédération de 1973 et 1979.
1.5. L’énoncé d’une position « protestante » obéit à des exigences spécifiques, et peut prendre des formes spécifiques. Il faudrait que nous ne craignions pas en effet de présenter au public des éléments de réflexion en deux volets :
1) les points de désaccords, car nous respectons cette pluralité, et c’est déjà une forme de témoignage.
2) les positions communes qui peuvent prendre la forme de consensus (toujours plus large et plus profond qu’on ne le croit), ou celle de compromis (où il faut accepter la formulation des autres pour faire accepter la sienne).
2. Divergences :
La Commission d’Ethique de la Fédération Protestante a fait apparaître quelques points de désaccord formulés unilatéralement par certains, qui sont précieux car ils expriment de vraies questions.
2.1. Pour certains, Dieu a donné la vie et une même valeur à l’être humain dès sa conception (Psaume 139 : 13-16), et avant même sa venue au monde, le Seigneur aime sa créature, Il a un plan pour sa vie (Juges 13 : 5 ; Jérémie 1 : 5 ; Luc 1 : 41-44).
L’avortement constitue donc le meurtre d’un être humain. La notion de détresse sociale ne peut justifier un tel acte, et il est de notre responsabilité de contribuer à répondre à cette détresse d’une autre manière : celle que Jésus nous a enseignée dans Son amour. Cette question ne reste ouverte que dans le cas où la vie de la mère est en danger.
2.2. Pour d’autres, il faudrait affirmer que l’interdiction de l’IVG reviendrait à une non-assistance à personne en danger, et il s’agirait plutôt d’améliorer la Loi Veil, en la précisant. En effet, les dispositions actuelles de la Loi Veil excluent du bénéfice de la loi trois catégories de femmes, parmi lesquelles on rencontre les plus grandes injustices sociales et les plus grandes détresses :
1) les femmes étrangères sans carte de séjour (non résidentes, ou résidentes en situation irrégulière, ou déboutées du droit d’asile). Dans un temps où les Eglises veulent « accueillir l’étranger », peuvent-elles accepter cette limitation ?
2) les mineures sans autorisation parentale (il y en a qui ne peuvent la demander sans risque grave pour leur avenir, et même parfois pour leur vie) ;
3) les femmes « hors délai » (qui présentent leur demande au-delà de dix semaines de grossesse, avec un retard dont elles sont rarement responsables). Or dans sa section 2 concernant l’avortement « hors délai », restrictivement dénommé « avortement thérapeutique », la loi ne reconnaît que des motifs strictement médicaux, dont la gravité doit être évaluée par un expert médical qui donne ou non son accord. A ce stade, la loi ne reconnaît aucun motif social, pas même le viol ou l’inceste.
3. Positions communes :
Au-delà de ce bilan, la Commission d’Ethique de la Fédération Protestante propose les éléments de réflexion suivants, qui construisent un accord sur plusieurs points. (Les membres de la Commission ne sont pas nécessairement d’accord sur la formulation de chaque phrase, mais acceptent les compromis qui ont permis une rédaction commune des paragraphes).
3.1. L’avortement est un acte grave, qui touche à la vie, et pour certains, à la limite de l’homicide, qu’il ne saurait être question de banaliser et de justifier dans son principe. Car la vie appartient à Dieu et le couple comme la société n’en ont que le précieux dépôt. En ce sens, nous réaffirmons ensemble que l’avortement doit être combattu. Il y a d’abord les mesures de prévention : formation à la responsabilité en matière sexuelle, éducation sexuelle et contraception ; mais aussi allocations pré et post-natales, développement des logements sociaux, etc. A côté de ces mesures éducatives et sociales, il faut souligner l’importance des mesures d’accompagnement de la femme enceinte en difficulté, dans les choix auxquels elle est confrontée. Faut-il interdire l’avortement au nom de l’interdiction du meurtre (Exode 20) ? Ou faut-il accepter que la loi ait été donnée « A cause de la dureté de vos coeurs » (Matthieu 19-8), pour éviter le pire ? La plupart d’entre nous penchons pour la dernière option, à cause des raisons proposées en 3.4, 3.5 et 3.6 (sur lesquelles nous sommes pratiquement tous d’accord, mais qui restent insuffisantes pour certains d’entre nous).
3.2. Il faut d’abord complètement dissocier la question de l’avortement et celle de la contraception. Loin de condamner celle-ci, les protestants soutiennent l’éducation à la responsabilité, et la parenté responsable qu’elle devrait permettre. La sexualité n’est pas seulement destinée à la procréation, elle est aussi un plaisir partagé dans la gratuité. Ensuite, au-delà du futur possible d’un enfant, d’une femme, d’une famille, et pour replacer la question dans le monde (planétaire) où elle se pose, nous pensons que ce qui aide au contrôle des naissances a une légitimité : si nous voulons laisser aux enfants de nos enfants une terre habitable, un futur, la maîtrise de la démographie est une nécessité primordiale. En ce sens-là, une position trop culpabilisatrice des Eglises chrétiennes, notamment en Inde, en Afrique, ou en Amérique Latine, devient un contre-témoignage.
3.3. La Commission d’Ethique estime que la Loi Veil a eu des conséquences bénéfiques sur le scandale des avortements clandestins et une baisse tendancielle du nombre des avortements recensés. Sa mise en place a souvent été accompagnée d’une véritable « éducation à la responsabilité » par les milieux concernés (cliniques, travailleurs sociaux, planning familial, etc). Mais il est des cas où les justifications de l’avortement couvrent des motifs de simple « convenance personnelle » : on ne veut pas être dérangé par un enfant. Ces cas sont rares car l’avortement, quelque banalisé qu’il puisse paraître dans son environnement technique et social actuel, reste une tragédie et un bouleversement pour la femme qui le vit ; mais ils existent et posent un vrai problème.
3.4. Pour aller plus loin encore dans la perplexité qui fonde le sens éthique comme sens des limites, l’idée que l’embryon est une « personne humaine potentielle » est un intéressant compromis entre les deux affirmations qu’il faudrait pouvoir dire en même temps :
1) Dès la conception, un enfant à naître est complètement une personne fragile qui a des droits ;
2) La naissance reste la discontinuité principale, celle par laquelle commence la personne, indissolublement liée aux conditions concrètes, sociales et familiales dans lesquelles l’enfant apparaît.
C’est tout cela qu’il faut à chaque fois peser, en conscience, avec ceux qui sont concernés, et devant Dieu.
3.5. Il nous paraît important (par principe dans une société où la femme longtemps n’a pas eu son mot à dire, et par souci d’efficacité car la prévention véritable passe par cette condition) que le choix final revienne à la femme. Non parce que celle-ci aurait la « maîtrise » de son corps et de son existence (car il est aussi question ici d’un autre corps et d’une autre existence : ceux de l’embryon), mais parce que c’est elle qui éprouve la douleur réelle de la situation, et le tragique. Il y a un point où le jugement s’arrête et laisse place à la simple compassion. Car au fond, toute IVG est un échec auquel l’amour seul peut être opposé. Aimer, c’est ici éclairer les consciences, entourer d’affection, rappeler la Loi de Dieu et son inconditionnel pardon, faire croître dans le respect de la vie.
3.6. En ce sens, nous encourageons les principaux partis politiques à ne pas rouvrir le débat juridique sur le principe de la Loi Veil, mais, en revanche, il faut favoriser l’ouverture d’un débat éthique sur son interprétation. D’abord parce que les limites éthiques sont pour nous trop fondamentales pour que nous ne les respections pas, même si elles ne sont pas inscrites dans la légalité juridique. Les convictions des chrétiens peuvent orienter leur conduite sans qu’ils cherchent à les imposer au législateur. Ensuite, parce que la loi a des insuffisances (l’article 2 porte sur l’avortement thérapeutique pour motifs médicaux et non pour motifs sociaux, pourtant parfois beaucoup plus graves) et des effets pervers (la banalisation possible). Mais comment désigner juridiquement une « limite » précise aux avortements thérapeutiques comme aux avortements de détresse ? En ce sens, nul complément, nul correctif de la Loi Veil ne saura suppléer au sens éthique de chacun. Entre les insuffisances de la loi et ses effets pervers, entre le refus total et l’emploi abusif de ces techniques, il nous faut aider au développement d’une éthique et d’une culture capables d’intégrer leur usage tempéré dans les moeurs, pour que l’avortement reste ce qu’il doit être : l’exception.
Février 1994
L’homosexualité : éléments de réflexion
Préambule
La question de l’homosexualité ne cesse d’être posée à nos Eglises comme à toute la société :
– des hommes et des femmes souffrent d’être exclus de nos Eglises ou de n’y être pas reconnus ;
– les pasteurs sont confrontés à de difficiles questions dans l’accompagnement des personnes homosexuelles ;
– d’autres Eglises en Europe souhaitent partager avec nous ces questions qui les traversent ;
– des voix s’élèvent pour que les homosexuels voient leur statut reconnu dans les lois à égalité avec celui des couples hétérosexuels ;
Le Conseil de la Fédération Protestante de France remercie la Commission d’Ethique pour le texte intitulé : « l’homosexualité : éléments de réflexion ».
Le débat que ce texte lui a permis est d’autant plus difficile qu’il oppose ceux qui voient d’abord l’homosexualité comme péché à ceux qui privilégient l’accueil de l’homosexuel, ceux qui appellent les homosexuels à un changement de vie à ceux qui privilégient leur accompagnement.
Mais ce débat, nous le savons, traverse chacune de nos Eglises. Il est d’autant plus urgent de l’approfondir.
Dans cette perspective, le Conseil de la Fédération Protestante de France, réuni à Strasbourg les 4-5 juin 1994, a adopté le texte « l’homosexualité : éléments de réflexion » (par 31 voix pour ; 8 voix contre ; 2 abstentions).
Ce texte est destiné aux Eglises, Unions d’Eglises, Institutions, Oeuvres et Mouvements. Le Conseil les encourage à poursuivre la réflexion ici entreprise sur l’homosexualité et leur demande de lui faire part de leurs commentaires, avis, réactions, décisions…
Introduction
Longtemps les homosexuels ont été l’objet d’intolérance, de discriminations multiples et de rejet. Il est certain que la tradition chrétienne dans son ensemble a contribué à la condition qui leur était ainsi faite.
La condition des homosexuels s’est, fort heureusement, grandement améliorée ces dernières années, toutefois pas au point de lui permettre de bénéficier de la même reconnaissance socio-culturelle que l’hétérosexualité. Loin s’en faut ! C’est pourquoi divers courants d’opinion se font de plus en plus pressants pour obtenir cette reconnaissance. En tant que chrétien que faut-il en penser ? Et que peut-on (ou doit-on) légitimement faire en ce domaine ? La confusion est grande à cet égard. Les réflexions qui suivent voudraient permettre d’y apporter quelque clarté. A la lumière de l’Evangile.
Bible et homosexualité
La Bible ne parle que relativement peu de l’homosexualité, mais quand elle le fait, c’est effectivement toujours pour la condamner avec sévérité. Ainsi en va-t-il de la condamnation de l’attitude des habitants de Sodome, cherchant à abuser des deux envoyés de Dieu, hébergés par Lot (Gn 19) ; de « l’abomination » dénoncée par le Lévitique (18,22 ; 20,13), consistant à « coucher avec un homme comme avec une femme » et dont la punition n’est pas moins que la mort ; des jugements de l’apôtre Paul, voyant dans l’homosexualité la marque même de la rupture païenne d’avec le vrai Dieu (Rm 1,26-27) et réprouvant d’un même mouvement les « débauchés, les idolâtres, les adultères et les pédérastes » (1 Co 6,9 ; 1 Tm 1,9-11).
Cette sévérité, proche de l’intransigeance, demande toutefois que l’on en comprenne les mobiles et le sens.
On note ainsi que dans Genèse 19, c’est moins l’homosexualité, en tant que telle, qui est condamnée que l’abus opéré sur des étrangers -représentants de surcroît et de façon symptomatique Dieu lui-même- mettant ainsi à mal les lois de l’hospitalité. Qui oserait au demeurant, sous prétexte de fidélité biblique, défendre l’attitude prise alors par Lot qui propose aux habitants de Sodome, à la place des deux étrangers, ses propres filles « encore vierges » (Gn 19,6ss) ? !
Dans le Lévitique, la mort attend certes les coupables de relations homosexuelles, (18,22 ; 20, 13) mais, parmi les règles de « sainteté » énoncées (chapitres 17 à 26) -comme celles qui séparent le pur de l’impur (chapitres 11 à 16), ou le prêtre du peuple (chapitres 8 à 10)-, selon quel critère opérer un tri dont la nécessité est évidente pour tous ? Pourquoi retenir ce qui touche à l’homosexualité et oublier, par exemple, d’autres formes d’impuretés comme celles qui concernent les « moisissures sur les murs des maisons » » (14,33-53) ? Le message central du Lévitique se présente en fait de la manière suivante : on ne peut vivre de façon véritablement humaine (« sainte » et « pure » selon les termes du livre) qu’en reconnaissant la nécessité d’établir et de respecter un certain nombre de distinctions et de limites. Ces limites sont posées d’abord par l’existence d’autrui et sa spécificité, « image » et « reflet » de la différence et de la sainteté divines elles-mêmes. La clef de la création et du mystère de sa consolidation réside donc là : dans l’établissement d’un « monde » (« cosmos », peuple ou société) structuré par des différences et des limites qui demandent à être respectées.
La rencontre de l’homme et de la femme, à travers la différence reconnue et maintenue « religieusement », avec la pudeur, la délicatesse et le sens de la fragilité de l’amour, signe cette architecture et en assure, à tous égards, la pérennité et la fécondité. Ce qu’indiquent à l’évidence les récits mêmes de la Création dans le livre de la Genèse (1,26ss ; 2,18ss), où l’être humain créé à l’image et à la ressemblance de Dieu se présente comme un couple, « masculin » et « féminin », et où la partenaire présentée à Adam pour l’arracher à l’inconsistance et à l’errement d’une condition solitaire est femme sans aucune ambiguïté.
De la même manière, le Cantique des Cantiques, célèbre, au coeur même de l’Ecriture, la rencontre de la Sulamite (« noire et pourtant belle » : 1,5ss) et du roi, appelés à mêler la différence de leurs conditions et à chanter les jeux sans fin de la passion de Dieu et de son peuple.
Paul ne dit pas autre chose au début de l’Epître aux Romains (1,18-32). Il n’y traite pas de l’homosexualité en tant que telle, mais du fait que celle-ci semble bien signer la rupture du monde (païen) d’avec le vrai Dieu. Cette situation est marquée essentiellement par la confusion où l’on n’arrive plus à distinguer entre le juste et l’injuste, entre le bien et le mal.
Ainsi l’homosexualité est-elle à la fois un symptôme et un symbole. Symptôme et symbole, parmi tant d’autres, du refus de la différence et de la limite qui nous caractérisent tous, enfants d’Adam et d’Eve. Croyant devenir « comme des dieux » (Gn 3,5), nous en avons été réduits à nous conduire les uns envers les autres de façon inhumaine.
Mais qui niera alors que c’est justement aux pécheurs que nous sommes tous (cf. Rm 3,9ss !) que s’adresse la promesse de l’Evangile ? Qui niera que le Christ, que l’on vit au moins aussi souvent avec « les péagers et les femmes de mauvaise vie » de son temps qu’avec les théologiens attitrés, soit, aujourd’hui encore, souvent là où on l’attend le moins. Et la Création dans son ensemble -homosexualité comprise- n’est-elle pas au bénéfice, et dans l’attente de la Rédemption ?
Homosexualité, respect d’autrui et symbolique sociale
Est-ce à dire que le temps serait venu de faire un pas de plus et de reconnaître à l’homosexualité une légitimité égale à celle de l’hétérosexualité ? Certainement pas !
Il n’y a pas de raison à priori de suspecter les relations homosexuelles de dérives perverses plus importantes que celles liées aux pratiques hétérosexuelles. Mais, ici comme là, on ne peut admettre des pratiques qui détournent la sexualité de son sens fondamental qui est accueil et respect de l’autre. Aussi faut-il condamner toute violence faite à autrui, que cela soit sous couvert de liberté hétérosexuelle ou de libération homosexuelle. Surtout lorsqu’il s’agit de pédophilie, d’exploitation de mineurs ou de personnes démunies, livrées à l’argent et au pouvoir des plus forts (que l’on pense aux Philippines et à la Thaïlande, où les nations riches auront beaucoup à se faire pardonner !). On ne peut pas recevoir comme une libération les genres de sexualité « déréglée », là où la « passe », par exemple, tient lieu de « rapport »… -à quel « vis-à-vis » en fait ?
On ne peut pas plus laisser, sous prétexte de liberté, se répandre des moeurs qui font violence aux désirs encore immatures des plus jeunes et les engagent dans des voies qu’autrement ils n’auraient pas choisies. Reconnaissons cependant que ces déviations condamnables ne sont pas l’apanage de l’homosexualité.
La relation homosexuelle peut se vivre dans le respect d’un partenaire auquel on se veut fidèle. Mais le problème ne se situe pas forcément d’abord au niveau de rapports individuels, à l’aune desquels l’air du temps a tendance à vouloir tout ramener. La question est fondamentalement sociale et collective. Elle relève de la façon dont une société se perçoit et se construit et des symboles dont elle marque le champ de son identité. Or sur ce point, il faut dire clairement que les distinctions opérées entre homosexualité et hétérosexualité, ainsi que les valeurs qui leur sont attribuées, ne sont pas toujours ni même fondamentalement le reflet d’un moralisme désuet, mais relèvent d’une exigence profonde du corps social. Celui-ci demande à être structuré, symboliquement et réellement, par la présentation et l’acceptation d’une différence originelle et fondamentale qui traverse jusqu’au plus intime des corps et des manières d’être. Mettre sur le même plan toutes les formes de sexualité, reviendrait en fait à interdire toute rencontre et tout métissage réels, parce que tout serait déjà imaginairement mélangé, nivelé, destructuré.
De ce fait, pour en revenir aux prémisses bibliques, la relation avec Dieu, fondatrice et garantie de cet ensemble entrecroisé de relations clairement définies et diversifiées, apparaît bel et bien au coeur de la question : l’humain, masculin et féminin, est créé à l’image de Dieu, reflétant dans cette asymétrie et cette complémentarité mêmes, que Dieu est Dieu et que l’humain, lui, en est fondamentalement distinct. A ce principe, nul ne peut déroger, sous peine de tout confondre et de tout mélanger.
L’homosexualité et la législation
S’il en est ainsi, il va de soi que la société, sous peine de perdre toute consistance structurée et de ne plus se comprendre comme fondamentalement traversée par l’altérité, ne peut accepter de considérer comme légale une union homosexuelle. Elle peut certes, par souci de justice et de respect de la constitution intime de chacun de ses membres, rejeter la stigmatisation et l’exclusion. On l’y encouragera même, au nom du souci de la dignité de chacun que garantit l’Evangile. Mais on ne peut confondre une institution mariant les contraires (« hétéroï ») à une association de semblables (« homoïoï »).
On dira certes qu’un couple homosexuel stable et fidèle vaut bien un couple hétérosexuel qui se déchire. On avancera que la découverte de l’altérité se fait dans le contact avec la personne d’autrui et dans le respect de ce qu’elle est, indépendamment du sexe auquel elle appartient. On tiendra pour véridique que ce qui compte avant tout, c’est l’amour, dont nul tiers et nulle règle ne se peuvent faire juge. Tout cela mérite écoute et considération, mais ne peut suffire à faire admettre comme équivalentes deux formes de relations où, structurellement et symboliquement, la différence ne joue pas le même rôle.
L’homosexualité par ailleurs ne participe pas particulièrement à la régénération du corps social. Le trait n’est certes pas déterminant, mais ne peut être rejeté d’un revers de main : l’impossibilité essentielle de procréer donne à penser et qualifie de façon particulière la relation homosexuelle. Il est vrai que l’on se heurte maintenant à des demandes de PMA (procréation médicalement assistée) ou d’adoption de la part de couples homosexuels. Celles-ci n’apparaissent pas recevables, non pas à cause d’une « loi naturelle » difficile à établir, mais du fait que nul ne sait le tort subi par un enfant pris dans les jeux de miroirs de paternité et de maternité mal définis et troubles.
L’énigme de la différence
Une possibilité s’ouvre pourtant qui permet à l’homosexualité, énigme qui pèse sur la condition humaine, de ne pas être comprise comme dénuée de toute signification. La condition homosexuelle s’éprouve comme signe du dérèglement de tous et de la tentation pour chaque humain de refuser la différence d’autrui. Mais marginale et « étrange » en regard du comportement majoritaire, elle se présente et se vit à sa manière de façon paradoxale mais non moins réelle, comme différence. Cette différence ne cesse de faire question et, ce questionnement même, peut permettre maturations et progressions des uns et des autres. Il est alors sans doute des formes de fécondité de la condition homosexuelle – assumée et vécue avec un « naturel » qui n’éprouve le besoin ni de se cacher ni de provoquer – qui peuvent se révéler dans d’autres domaines que celui de la reproduction sexuée. Pourquoi ne pas le reconnaître ? Et dire que, dans l’homosexualité, le bonheur et le respect mutuel peuvent aussi exister. En fait, l’homosexualité se présente souvent comme un destin et s’éprouve comme une blessure. Mais il est des blessures qui – à travers même les ténèbres qui les voient s’ouvrir – se révèlent marques de quelque « lutte avec l’Ange ». Celui-ci blesse certes, mais appelle aussi, au travers de la claudication même qu’il inflige, à poursuivre la route qui mène à la réconciliation et à la terre promise (Gn 32,23 – 33,11).
Juin 1994
Ecologie, production et sabbat
Périls écologiques et problèmes humains divers sont engendrés chaque jour par une civilisation que ses productions sans cesse croissantes engorgent bien souvent. Aussi tenons-nous à rappeler que :
1. La création de Dieu est une réalisation « bonne », voire « très bonne », confiée à l’homme pour qu’il la « garde, la cultive » et en fasse le lieu de relations partagées et de vies épanouies (Ge 2,15 ss). La responsabilité de l’homme, créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu », consiste à répondre à cette vocation fondamentale, qui loin d’exclure la production y conduit sans toutefois se réduire à elle. C’est à travers le travail productif que s’exerce la responsabilité de l’homme, lestée d’un poids d’autant plus important que les moyens -notament techniques – dont il dispose sont plus grands.
2. La mesure de cette responsabilité est exprimée par cela même qui la fonde. Créé « à l’image et à la ressemblance de Dieu », l’être humain est appelé à régler son activité sur l’activité divine elle-même. Or Dieu ne crée pas dans un délire mégalomaniaque ; Il n’agit que par amour et avec le plus grand respect de sa créature. Il crée ainsi un monde qui lui est extérieur, un homme susceptible d’être un partenaire qui puisse aussi le contester, voire s’opposer à Lui. Ce partenaire libre fait bon usage de sa liberté en agissant « à Son image et à Sa ressemblance », c’est-à-dire en cultivant amour et respect de Dieu, des autres humains et de la création elle-même. La création apparaît alors comme une manière de partenaire de l’homme et non comme une matière brute taillable et exploitable à merci. L’activité humaine ne saurait s’exercer au dessus de la création, mais bien en son sein, avec elle et pour elle.
3. Cette activité doit prendre en compte l’ensemble des éléments sur lesquels elle intervient. Toute action se situe au coeur d’un ensemble plus ou moins cohérent et ne peut être isolée des multiples effets -directs ou indirects- qu’elle produit. Parmi ceux-ci, une attention particulière doit être accordée à tout ce qui touche au plus fragile, au plus petit ou au faible. Une chaîne en effet n’a que la force de son maillon le plus faible. Il en va de même de l’ensemble de la création considérée comme un tout.
4. L’homme lui-même appartient à l’ordre des vivants. Il en est profondément solidaire et sa responsabilité ne saurait s’exercer en dehors d’un respect profond et rigoureux de cet ordre. Ce respect, Dieu Lui-même en témoigne, lorsque selon l’histoire de Noé et le récit du Déluge (Ge 6-9), Il décide – même au plus profond de Sa colère – de protéger chaque espèce vivant sur terre. L’alliance qu’Il conclut alors avec l’humanité (elle aussi épargnée) tient en ce que – en Noé et à travers lui – Il confie aux humains l’arche de la vie, assaillie de toutes parts par les flots qui menacent de la détruire.
5. Dans cette optique, l’activité humaine ne peut plus être marquée du sceau d’un productivisme effrené se contentant de lui-même. Non pas que la production doive être méprisée, mais son essor sans limite ne peut être accepté comme le summum de ce à quoi l’homme est appelé. L’acte créateur de Dieu ne tend-il pas de lui-même vers le sabbat, qui l’accomplit en se révélant justement comme n’étant pas de l’ordre de la production (Ge 2,1 ss) ? Aussi est-ce en obéissant à un commandement qui l’appelle à ne pas toujours produire que l’homme peut comprendre le sens profond de sa propre activité. La seule production relève en effet de l’ordre de la comptabilité, du calcul, de la valeur marchande et de la rentabilité à cours terme.
A se replier sur elle, l’homme se condamne à n’avoir de relations que marchandes avec ses proches et avec son environnement et, finalement, à n’être lui-même qu’une marchandise. C’est pourquoi l’appel à cesser le travail, au coeur même du travail, se révèle fondamentalement salutaire. Il est expérience d’autre chose que la seule valeur marchande. Il est grâce, don gratuit et beauté gracieuse, accueil de l’autre dont la rencontre fait vivre. A travers cet accueil, chaque être humain est appelé à prendre de la distance par rapport à la réalité dans laquelle il est pris et qu’il subit toujours d’une certaine manière et, dans ce moment même, à voir et à goûter combien ce qui lui est offert est « vraiment bon ».
25 juin 1990
Euthanasie et assistance aux mourants
ÉLÉMENTS DE RÉFLEXION
Texte proposé par la Commission d’Éthique
de la Fédération Protestante de France
La résolution sur « l’assistance aux mourants » proposée au Parlement européen a eu le mérite de soulever une question importante. Mais elle l’a posée dans des termes qui risquent de réduire le débat à une opposition simpliste entre approbation de l’euthanasie comme acte stoïque, ou réprobation de l’euthanasie comme meurtre camouflé. Sur une telle opposition, bien caractéristique d’un vieux clivage des mentalités françaises entre stoïcisme et catholicisme, aucune résolution de style juridique ne saurait être construite hâtivement. Il serait regrettable de clore un débat à peine commencé.
1. La mort enfin regardée, les soins palliatifs :
Trop longtemps, la mort a été refoulée dans les marges de nos vies et de nos sociétés. On peut donc se réjouir de ce que la mort ne soit plus considérée comme l’échec d’une technique médicale, mais que l’on puisse en parler, comme d’une limite toute simple aux pouvoirs de la médecine. Ces pouvoirs existent, mais la mort n’est pas une maladie : les soins ici ne viseront pas à guérir, mais à pallier la vie qui défaille, à alléger les souffrances.
Des unités de soins palliatifs se développent un peu partout, et font ce travail admirable de réinsérer le mourant dans le simple tissu de paroles et de gestes qui fait la vie humaine ; encore un peu trop en marge des autres services, et sans avoir encore assez les moyens de développer ces soins à domicile (mais que faire quand les hôpitaux ni les familles n’y sont pas prêts ?), ces centres reçoivent des malades que l’on a renoncé à guérir. Avec les progrès de la neurochimie, et des neurosciences en général, la souffrance persistante devient l’exception (2 % environ).
C’est là un usage des produits neurologiques que l’on ne saurait condamner, contrairement à ceux qui risquent de se développer dans une société déjà habituée à l’automédication, et où la double quête de la performance et de l’absence de gêne ne connaît plus de borne. Ici, il ne s’agit pas de satisfaire un fantasme : toute souffrance qui peut être évitée doit l’être. Cela ne veut pas dire que nous puissions espérer un jour « nier » la souffrance, mais que nous devons tout faire pour la combattre.
Il y a donc le petit nombre de souffrances que l’on ne peut soulager, et qui ne sont pas toutes des souffrances physiques. C’est ici que le problème de l' »euthanasie » se greffe sur celui de l’assistance aux mourants : là où les soins palliatifs sont mis en échec. Là aussi où leur succès n’a pu mettre fin à l’irréductible douleur de l’angoisse. Encore faut-il qu’ils aient été tentés, et l’on sait que dans ces cas-là les demandes d’euthanasie sont plus rares. Elles existent néanmoins, et leur seule dénégation serait immorale.
2. L’euthanasie et la vie « digne » :
La proposition de résolution soumise au Parlement européen présentait la demande d’euthanasie comme formulée par un malade, lorsqu’il a perdu le sentiment que sa vie est « digne » d’être vécue. Il n’est pas inutile toutefois de remarquer que toutes les souffrances morales ne sont pas concentrées sur le souci de « dignité », et que c’est souvent plutôt d’amour que les mourants ont soif. Restent ces situations où la personne ne sent pas sa vie comme « digne » d’être vécue. Cette question est une vraie question, qui de près ou de loin rejaillit sur l’entière condition humaine.
Mais de quelle « dignité » s’agit-il ? Aujourd’hui, on place trop cette dignité dans une image de l’Homme, qui est celle de l’individu moderne, assuré de sa forme physique et de sa formation professionnelle, de sa conscience, sujet maître de ses objets et mesure du monde. Jamais morale ne fut plus impérieuse et plus normative que celle-là!
Par exemple, il n’est pas possible de dire que c’est le niveau de conscience qui définit l’être humain. Comme si l’image de la dignité était toujours la même, à tous les âges, pour tous les types de maladies ou simplement d’existences ! Là où cette image de la dignité se met à trembler, on découvre des dignités qui ne tiennent ni à une « conscience » ni à une « forme », mais qui attestent que tout « corps » peut aussi être sujet, et que nous n’en savons rien.
Pour nous la dignité est d’être à l’image de Dieu. C’est pourquoi, cette dignité n’est à la libre disposition de personne, et nul ne peut en administrer le critère (pas même les Eglises) ! Ainsi, aucune loi ni aucune instance morale ne peut prétendre supprimer la responsabilité éthique du patient, des médecins, et de l’entourage ; ni en légalisant la pratique de l’euthanasie, ni en l’interprétant systématiquement comme un meurtre. Dans les deux cas d’ailleurs, de graves dérives seraient possibles.
3. Le refus d’une maîtrise de la mort :
Ce que les protestants s’accordent probablement à trouver inquiétant, dans l’euthanasie, c’est la prétention à disposer totalement de soi, à être encore le sujet actif de sa vie jusque dans la mort, et de faire de celle-ci un acte, une décision (et non quelque chose que l’on subit ou que l’on reçoit).
Cette euthanasie, derrière les apparences, correspond exactement à l’acharnement thérapeutique auquel elle s’oppose : c’est le même activisme par lequel les humains refusent leurs limites, et veulent rester les maîtres.
4. L’écoute d’une détresse interminable :
Certains protestants, néanmoins, pensent qu’une demande doit être entendue, qui n’est pas la décision d’en finir, mais la supplication par laquelle le mourant demande que son temps ne soit plus rongé par le caractère interminable de sa douleur ou de sa déchéance. Or la loi, non plus que la morale ni aucune thérapeutique ne peut rien sur un désespéré ; le vouloir-vivre ne se commande pas. Il ne nous appartient pas d’en juger.
Il nous appartient d’autant moins d’en juger que par là le mourant ne juge rien, ne décide rien : il demande simplement la mort. Elle n’est pas pour lui un acte, mais le consentement à autre chose que soi, l’acceptation d’aimer soi-même comme un prochain.
5. Pluralité éthique et commune législation :
On le voit, de même que la « dignité » est une notion équivoque et qu’il faut utiliser avec prudence et sollicitude, la notion d’ « euthanasie », même si elle reste en elle-même fondamentalement ambiguë, recouvre des situations et des demandes très diverses. Entre la critique de toute prétention à justifier l’euthanasie, et la compréhension d’une demande du mourant qui ne peut être jugée, les protestants peuvent diverger. Et ils ont quelques raisons de le faire, car on ne voit pas comment trancher aisément ce débat qui est un vrai débat. C’est pourquoi il ne faut pas légiférer trop vite sur ces questions-là.
A l’échelle européenne, en outre, on a parfois le sentiment que les contradictions qui nous scandalisent tiennent davantage à des questions de langage et de culture qu’à des questions de fond. C’est pourquoi nous souhaitons un certain souci de la diversité des traditions éthiques vivantes en Europe, avant que les groupes de pression correspondant aux sociétés et aux cultures dominantes n’aient trop marqué de leur empreinte la législation commune. Nous devons garder le sens de l’écart entre l’éthique et le droit.
Nous retenons que :
1. Les soins palliatifs doivent être développés et encouragés ;
2. A l’occasion des souffrances irréductibles par ces soins palliatifs, le débat sur la « vie digne » doit être l’occasion de remettre en cause l' »image de l’humain » que nos sociétés ont développée ;
3. Les protestants s’accordent généralement à penser qu’une certaine euthanasie est la réplique exacte de l’acharnement thérapeutique, la prétention humaine à rester les « maîtres » ;
4. Certains toutefois pensent qu’une demande du mourant, d’être délivré d’un vain combat, doit être écoutée et non jugée ;
5. Qu’elle soit laxiste ou restrictive, aucune loi ni instance morale ne saurait supprimer la responsabilité éthique du patient, des médecins, ni de l’entourage ; dans tous les cas, il ne faut pas légiférer hâtivement et le droit européen ne se construira que s’il est porté par un vigoureux débat public.
Nous appelons les Eglises à réfléchir en commun à ces questions, et à être les témoins de ce que le débat est vital pour toute communauté.
Juin 1991
Responsabilité personnelle et responsabilité publique face au sida
Eléments de réflexion
La Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France souhaite attirer largement l’attention du public sur le fait que ni une pure morale de la « préservation de soi » ni les simples efforts des institutions de la Santé publique ne suffisent à répondre au défi du Sida. Dans une société où l’on a pris l’habitude de trop séparer les libertés privées et les affaires publiques, aucune de ces réactions ne permet vraiment d’accéder à la pleine responsabilité : personnelle et publique.
1. La morale de la préservation de soi :
La morale de la préservation de soi est certainement un moment important de la responsabilité éthique face au Sida, et elle prend deux formes principales :
Celle d’une morale « puritaine », où la sexualité est perçue comme solidarité avec ceux que l’on aime et avec les générations suivantes, et où la résistance à la toxicomanie tient à ce qu’elle puise dans sa spiritualité le courage de vivre qui manque souvent à une société dont on veut s’évader.
Celle d’une morale « libérale », qui donne la priorité, dans le respect des libertés individuelles, à ce qui permet que « le Sida ne passe pas par moi » (préservatifs, gratuité des seringues, etc.).
Pour nous ces deux formes de morale ne sont pas exclusives et doivent toutes deux être publiquement développées.
Mais il ne saurait s’agir simplement de différencier la prévention en fonction de groupes bien « ciblés » selon leurs moeurs et leurs représentations respectives : l’éthique cherche à modifier ces comportements et ces représentations (la fidélité n’est pas seulement une valeur puritaine, par exemple, et le préservatif n’est pas seulement une technique d’hygiène).
Il ne faudrait pas laisser croire que la maîtrise morale de sa vie suffise à préserver chacun du Sida, qui resterait ainsi « la maladie de l’autre » (« si je fais bien attention je ne serai jamais malade »). Le seul souci de la préservation de soi pourrait conduire à une morale de l’exclusion de l’autre. Alors qu’il s’agit pour chacun de former et de construire sa responsabilité.
Le Sida nous concerne tous, et n’est pas un mal à exclure avec ceux qui en seraient les porteurs, comme des boucs émissaires désignés par leur sexualité, leur toxicomanie, ou leur origine ethnique ou géographique.
En outre le Sida nous concerne tous ensemble : c’est ensemble que nous devons redéfinir des comportements plus solidaires dans la vie et devant la mort. Dans cette affaire chacun des comportements individuels a des conséquences et des enjeux publics.
2. Les efforts de la santé publique :
Les efforts de la Santé publique sont certainement l’autre fondement de l’action contre le Sida. Ils opèrent sur plusieurs plans :
Celui de la recherche pure sur le virus, pour trouver les traitements.
Celui du dépistage, qui ne pourrait devenir obligatoire que s’il était ressenti par tous comme une solidarité nécessaire et non comme un moyen de se prémunir contre les autres.
Celui enfin de la coopération internationale, notamment en direction de l’Afrique, sans quoi la gestion de la santé nationale reste une fuite illusoire et immorale.
Ces différents efforts ont le mérite de ne pas baisser la garde face à la maladie et au malheur. Et cela aussi est une éthique. Mais ces efforts publics ne sauraient suffire sans le sentiment public d’une responsabilité partagée, qui ne se décharge pas sur les Institutions.
Il ne faudrait pas que ces efforts laissent croire qu’il y a une solution technique à tous les problèmes, sans jamais affronter le fait qu’il y a des limites à nos moyens, et sans jamais intégrer ce sens des limites à notre manière de vivre ensemble.
Sinon les instances publiques finissent par se borner à la gestion technique des différents dossiers, sans jamais accepter d’être le lieu où se définit un projet commun, un vouloir-vivre ensemble.
Ce défaut est sensible là où l’on veut appliquer une information rationnelle à des conduites profondément « non raisonnables » liées à la sexualité ou à la toxicomanie, par exemple, mais aussi aux différentes et non moins dangereuses paniques du public (la peur irréfléchie de donner son sang, la hantise de souillures imaginaires, etc.).
Vaine est l’information qui ne fait pas appel à la sollicitude, à ce sentiment que la solidarité s’exerce selon la solitude et la singularité de chacun.
Les valeurs de l’honneur et du courage peuvent être touchées même chez ceux qui se sentent « perdus », et qui risquent leur vie et celle des autres. L’information peut alors se faire affective, invoquant un visage aimé et lui faisant place.
Entre l’exigence de rendre plus solidaires les comportements individuels et la tâche de rendre à l’action publique sa dimension éthique de projet commun, il faut désormais que le débat public s’établisse.
Faute de quoi la séparation entre le pur souci de « préservation de soi » et la simple recherche de Santé publique laisse vacant le lieu même où le Sida menace notre commune condition.
Juin 1991
Extrait du procès-verbal de la séance du 28 mars 1992 en réponse à un questionnaire élaboré par le Sénat en décembre 1991
Bioéthique
1) Procréation médicalement assistée
Distinguer les PMA intra-conjugales et les PMA hétérologues, non pour interdire ces dernières, mais pour qu’elles nécessistent des règles plus strictes, une plus grande prudence.
a) PMA intra-conjugales : la seule limite ici, c’est la PMA par « convenance » ; il faut une raison de stérilité en quelque sorte constatée (comment définir la stérilité aujourd’hui ?) ou bien une indication génétique précise, pour légitimer les PMA. Mais c’est dans la responsabilité de l’entretien médical que la décision s’opère, avec les médecins et les conjoints. La FIV et l’insémination « post-mortem » ne nous semblent pas légitimes : on ne peut pas décider de « produire » un orphelin.
b) PMA hétérologues : Ici apparaissent plusieurs problèmes spécifiques. Nous tenons à ce que les « demandeurs » de PMA soient des couples (et non des personnes seules), et des couples parentaux (homme-femme), mariés ou non. Si d’autres formes sociales d’identité et de familles apparaissent, ce ne doit pas être sous le couvert de « thérapeutiques ».
Les « demandeurs » doivent être éclairés par un entretien médical, mais aussi par un « entretien social » ; il faut notamment informer qu’après l’accord des conjoints, le désaveu de parternité est impossible.
Pour le don, les règles actuelles, de gratuité, d’anonymat (quoique cela puisse poser des problèmes d’identification à l’enfant, dans une société où l’identité est très « biologisée »), nous semblent convenables. Il faut insister sur l’accord écrit du conjoint : le « don » reste une responsabilité.
c) Embryons (ou zygotes, etc.) surnuméraires, et statut de l’embryon.
Il faut espérer que la recherche parviendra à réduire ce problème (ainsi que celui des grossesses multiples). En attendant les parents doivent être consultés sur la destination de ces embryons (leur utilisation pour d’autres grossesses, leur don à d’autres couples, leur don à la recherche, leur destruction immédiate). Le don à la recherche doit être assorti d’une règle de destruction rapide, et bien sûr de non commercialisation des produits de l’embryon. La conservation des embryons doit être limitée dans le temps.
De manière générale, dans notre manière de « traiter » l’embryon, on peut dire qu’il s’agit d’une « personne potentielle » si l’on n’entend pas sous ce terme une gradation qui permettrait de fixer des étapes « objectives ». Les limites fixées par le légis- lateur sont pratiques et n’ont pas de justification religieuse. La responsabilité éthique est toujours entière : l’embryon (etc.) reste une personne potentielle (il n’est pas une personne et il est une personne) depuis la conception jusqu’à la naissance, qui reste la discontinuité principale.
Conclusions sur les PMA : l’encadrement législatif est nécessaire, pour que les PMA se fassent dans des centres agréés, pour favoriser la mise en place d’entretiens « sociaux » qui complèteraient utilement les entretiens médicaux, pour fixer les limites du coût des PMA (tant par les demandeurs, que pour la société).
2) Génétique
Si la lecture et le séquençage du génome humain, en voie de réalisation, est admissible, par contre la brevetabilité du génome (humain ou autre) est tout à fait inadmissible. C’est là une règle qu’il faudrait très vite établir au niveau international.
Cette connaissance du génome, outre la recherche fondamentale, devrait ne trouver d’application que thérapeutique (il faudrait fixer très vite les règles de confidentialité des informations ainsi obtenues).
La thérapie génique germinale pose un problème très particulier, car elle risque de porter atteinte à la diversité du génome ; et pourtant, pour les sujets concernés, l’assurance de ne pas transmettre une maladie à leurs descendants serait une vraie délivrance. Nous sommes partagés sur ce point.
3) Diagnostics anténatals
Les différentes formes de diagnostic sont admissibles, et il est normal qu’elles conduisent à l’IVG dans le cas où les embryons sont atteints de maladies létales à court terme. Dans le cas des maladies graves et incurables, des handicaps lourds, il est très difficile de placer a priori des limites. Outre l’avis médical, c’est l’avis des parents concernés qui doit être demandé.
De tels diagnostics coûtent cher ; il faut qu’ils soient réservés à des cas clairement thérapeutiques. Dans ces cas-là, la prévention par diagnostic coûte évidemment moins cher à la société que le traitement ou les soins de personnes lourdement handicapées.
Quoi qu’il en soit de cette balance entre le coût et le risque encouru, le facteur coût (pour les individus mais aussi pour la santé publique et la sécurité sociale) doit toujours faire partie du raisonnement éthique complet, même s’il ne doit jamais y être dominant.
4) Statut du corps humain et de la personne humaine
Les produits renouvelables du corps humain ne peuvent être vendus ni faire l’objet de profits, même avec l’accord du donneur (il en est de même pour les protéines produites par recombinaison génétique).
Pour les organes non-renouvelables, non seulement il faut rappeler ce principe de non-disponibilité et de non-patrimonialité, mais fixer les règles supplémentaires pour le don ; le sujet donneur n’étant généralement pas en état de donner son consentement, il est sage de considérer ce dernier comme implicitement acquis, sauf avis explicite contraire du sujet et de ses proches. Dans l’idéal, il faudrait trouver une classe de distinction entre l’équipe prélevante et l’équipe greffant l’organe ; tout au moins, faudrait-il arrêter une liste officielle des équipes agréées pour faire des greffes, car un contrôle strict doit être opéré. Il faut craindre en effet un trafic mondial des produits et des organes du corps, avec son cortège d’atrocités. Le droit international doit rapidement êre précisé sur ce point.
5) Fin de la vie, euthanasie, soins palliatifs.
(Reprendre le document « EUTHANASIE ET ASSISTANCE AUX MOURANTS » daté du 25 juin 1991, voir page 20 du Livre Blanc).
L’étranger et l’éthique de l’accueil
Contribution de la Commission d’Éthique de la Fédération Protestante à la Campagne « Accueillir l’étranger »
I – Remarques préliminaires sur les conséquences morales du refus de l’étranger, et sur l’exigence biblique de l’accueil
Autour de nos sociétés riches et heureuses, de véritables murs sont en train de s’élever, pour empêcher le déferlement de la « misère du monde ». Ces murs sont probablement inefficaces, tant les phénomènes migratoires sont, comme tous les phénomènes écologiques, indifférents aux frontières administratives. Au-delà des violences qu’ils occasionnent, ces murs ont certainement des conséquences morales désastreuses, tant chez les « autochtones » que chez les « immigrés » :
a) Beaucoup d' »autochtones » développent, pour justifier leur besoin de sécurité économique ou identitaire, des discours agressifs qui ne seront pas sans effet à terme. Ceux à qui on a fait du mal, même si au départ c’était sans véritable malveillance, on les déteste, on leur en veut encore plus, on voudrait leur totale disparition ! Dans la mesure où le sentiment d’insécurité est souvent le plus développé chez ceux qui courent le moins de risque, on peut dire que cette demande de sécurité signale surtout un manque de courage. D’autres « autochtones » développent une mauvaise conscience manichéenne qui les empêche d’être vigilants sur les conditions de cet accueil : ils accueillent les yeux fermés les gentils petits « prochains » menacés par tous les méchants Etats du monde. Ils contribuent ainsi à la dépolitisation du monde, au sentiment qu’il n’y a plus rien à faire dans l' »autre » monde, que nous sommes la seule et frêle Arche viable dans le Déluge du monde !
b) Beaucoup d’immigrants deviennent prêts à tout pour réussir leur migration : abandonner femmes et enfants, mépriser toute possibilité de construction ou reconstruction d’un lien civique et politique dans leur pays, et toute possibilité de développement économique sur place, passer à prix d’or par des filières clandestines, se faire passer pour réfugiés politiques ou faire si possible un mariage blanc, ou même s’installer très résolument dans l’illégalité, etc… Ainsi, quand les migrations ne passent plus par les chemins reconnus, elles passent autrement, mais non sans une profonde modification morale : il n’y a plus aucune obligation significative, plus aucun attachement.
Les convictions et le témoignage relatifs à l’étranger sont à instruire et à reconstruire dans un contexte nouveau. L’étranger, au cœur de la culture biblique comme de bien d’autres cultures, est certainement une figure de l’Ange toujours possible, un visage possible de la présence divine. Jésus n’en parle pas autrement quand il dit, selon l’Evangile : « J’étais un étranger, et vous m’avez donné l’hospitalité (…) tout ce que vous avez fait à l’un des plus petits de mes frères, c’est à moi que vous l’avez fait » Mt 25, 35 et 40). On peut interpréter cela par l’idée qu’il y des droits sacrés de l’étranger ; le danger est qu’il n’y a pas de droit sacré sans son envers et son ombre, le sacrifice, le bouc-émissaire. Ce qui semble le propre de la parole de Jésus, c’est plutôt l’idée que l’étranger, comme n’importe qui et non plus comme objet d’une vénération ni d’une crainte particulière, est à l’image de Dieu. C’est cette équité dans la ressemblance à Dieu, qui nous semble porteuse des plus importantes obligations éthiques.
Il ne s’agira pas ici de recommander directement telle ou telle législation sur l’accueil, ni a fortiori sur l’intégration des étrangers, même si nous avons des préférences dûes à notre manière de voir ce que sera le vivre-ensemble : un mixte et un compromis entre le principe communautariste qui, s’il n’est pas sauvage, aide à former le tissu associatif, et le principe républicain qui, s’il n’est pas doctrinaire, aide à développer le sens de l’équité.. Mais les obligations éthiques ne portent pas sur les prestations matérielles ou de service qui seraient exigibles ; ces prestations sont l’objet de débats politiques, sociaux, économiques, qui changent selon les contextes. Les obligations éthiques, par contre, portent sur les dispositions morales dans lesquelles ces prestations sont décidées et appliquées. C’est ce qui rend l’interprétation de ces obligations éthiques si délicate, si incertaine, si discutable. Cette fragilité même fait la spécificité des paroles éthiques : elles n’imposent aucune contrainte.
Les obligations de l’accueil se partagent entre celles de l’accueillant et celles de l’accueilli. Les obligations de l’accueillant viennent en premier, car il lui revient de commencer par accueillir, avant d’exiger de l’accueilli une disposition réciproque.
II – Éléments pour une éthique de l’accueillant
Quelles que soient les prestations de l’accueil, autrement dit que l’accueil soit très libéral ou très réglementé, la manière compte bien davantage qu’on ne le croit : c’est elle qui traduit les dispositions éthiques dans lesquelles l’accueil est effectué.
Il n’est pas interdit ni impossible d’imaginer, aux guichets des frontières et des préfectures, et de toutes les administrations concernées, des agents chargés éventuellement d’appliquer des consignes très strictes, mais qui le feraient avec courtoisie, avec un souci sincère et effectif d’informer l’étranger des procédures possibles ou impossibles, et des raisons pour lesquelles il rencontre des difficultés. A cet égard la prise en compte et l’apprentissage, sinon des langues de l’immigration, du moins des difficultés à s’orienter dans un environnement linguistique inhabituel, serait une nécessité absolue. Par ailleurs les conditions matérielles de l’accueil aux guichets des frontières et des administrations (pour l’étranger, attentes debout, souvent dehors l’hiver, des heures entières ; pour les fonctionnaires, nombre de dossiers à traiter, etc…) sont parfois inacceptables.
Bref, il faut tout faire pour que l’accueil s’effectue dans le respect réel de la loi, et dans l’obligation de traiter les étrangers, à priori, comme s’ils étaient des citoyens. Cela suppose des conditions matérielles, une formation particulière, et une certaine disposition éthique. Et cela se fonde sur le sentiment de l’importance et de la dignité de leur mission : les fonctionnaires des frontières (où qu’elles soient ) sont tous des ambassadeurs de France.
En l’absence de ce sentiment ou de cette disposition qui fonde l’accueil, et lorsque ceux qui portent la ‘ »fonction » de l’accueil, à tous les niveaux, ne sont pas capables, parce qu’ils ne le peuvent pas ou parce qu’ils ne le veulent pas, d’accueillir l’étranger correctement, les forces de la société civile, et d’abord les Eglises, ont un devoir moral d’intervention. Cette intervention peut se faire pour suppléer à l’accueil, organiser les lieux et les moyens pour favoriser un accueil correct, dans le respect de la loi tant que c’est possible, et par objection de conscience quand c’est nécessaire. L’Etat doit accepter cela comme un correctif nécessaire à ses inévitables insuffisances : à cet égard un système d’identification et de surveillance infalsifiable et informatisé serait un système technique légal, mais apolitique et immoral, excluant de fait toute transgression de la loi, toute objection de conscience, toute résistance à certains abus. Cette intervention peut aussi se faire pour résister directement aux abus, par la présence de personnes dépourvues de pouvoir mais investies de l’autorité civile qu’elles représentent, et aptes à marquer la vigilance de la société civile sur la manière dont les procédures légales sont appliquées.
III – Éléments pour une éthique de l’accueilli
En retour l’accueilli a, lui aussi, des obligations éthiques et ne peut pas être traité indéfiniment, ni comme un réfugié à assister, ni comme un travailleur réductible à sa force brute de travail. Si tout étranger, comme passant, a droit à la liberté de passer, comme résident ou habitant, il a un droit social à un certain nombre de prestations d’assistance qui l’associent à la communauté. L’idée centrale ici est que ces droits sociaux lui sont dûs, dans la mesure où il accepte envers la communauté une certaine obligation sociale de solidarité, de participation à la vie civile. Ce qui est demandé à l’accueilli, c’est une certaine réciprocité : non dans les prestations (car il peut dans le même temps être très exploité économiquement et recevoir le maximum de prestations sociales, et ce n’est pas cela qu’il s’agit de mesurer), mais une certaine réciprocité de dispositions.
Cette réciprocité de dispositions qui est demandée à l’étranger accueilli a de nombreuses implications. Cela veut par exemple dire qu’il a l’obligation éthique de ne pas considérer la société qui l’accueille comme un pur espace d’intérêts économiques à utiliser au maximum, mais aussi comme un espace social, politique, culturel, auquel il se dispose à participer. Cela veut dire aussi qu’il ne doit pas transposer dans la société qui l’accueille, comme si c’était un territoire vide, les formes de combat politique ou d’entreprise économique, ni même probablement de vie familiale, auxquelles il est habitué, sans chercher à les « greffer » sur le tissu politique et économique de la société qui l’accueille (avec les modifications auxquelles cela l’oblige). Il n’est pas tolérable qu’un parti, si légitime qu’il soit dans sa résistance à un régime répressif, organise le racket de sa communauté pour alimenter sa lutte. Il n’est pas tolérable que les patrons d’une officine lucrative organisent, pour tel ou tel secteur économique, des filières d’immigration clandestine en provenance de leur pays. Il n’est pas tolérable qu’un africain fasse venir une seconde femme, pour servir d’esclave à la première, etc…
En l’absence de cette disposition à participer, on peut se demander si l’étranger n’avait pas dans son pays la même attitude, la même absence d’obligation, le même désir de manger à tous les rateliers, le même incivisme. Peut-être que lui-même n’a jamais connu autre chose. Dans ce cas, plutôt que de pleurer sur l’oppression politique qui règne dans tous les pays d’émigration (oppression qui fait souvent système avec le libéralisme économique que nous leur imposons), c’est le retour au pays, la réinsertion dans un tissu économique possible, dans un tissu politique et démocratique à reconstituer là-bas, qu’il nous faut chercher à favoriser, au lieu d’organiser le marché des meilleurs cerveaux ou des meilleurs bras.
IV – Remarques sur la cohérence morale exigible des uns et des autres
Au fond ce qui est demandé à l’accueillant comme à l’accueilli, c’est un minimum de cohérence. Si nous voulons que l’argent et les marchandises circulent librement sur la planète, nous ne pourrons pas nous opposer longtemps à la libre-circulation des personnes. Et si nous voulons réfuter l’idée qui anime bien des « travailleurs » immigrés (que l’argent est plus facile chez nous), idée qui entrave tout projet d’aménager la vie là-bas, nous devons aussi dénoncer l’idée qui anime nos missions commerciales et nos capitaines d’industries, quand ils délocalisent la production (que l’argent est plus facile là-bas), idée qui empêche de concevoir enfin une économie limitée.
Cette cohérence n’est exigible que si l’on accepte une certaine règle de réciprocité, cette règle d’or de traiter son prochain comme soi-même. Pas moins mais pas plus. Cette cohérence se traduit ici par une sorte de réciprocité d’obligations, qui constitue entre l’accueillant et l’accueilli comme une sorte de contrat, qui n’a lui-même de sens qu’à l’intérieur des contrats de migrations ou de développement qui unissent les pays. Mais pour qu’il y ait contrat, encore faut-il que le « contractant » soit en mesure de contracter : cela suppose au moins quelques entretiens réguliers dans la langue du contractant, avec quelqu’un qui accepte de porter la responsabilité de l’accueillant. Et tout cela repose sur un contrat originaire et implicite, portant sur le droit de vivre et donc le devoir de coexister dans un monde habitable.
Mars 1993
Le sida, une commune condition
La Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France appelle la communauté protestante à se dresser en face d’une maladie qui n’est pas d’abord la conséquence de fautes morales, ni une épidémie stastistique qui n’arrive qu’aux autres, mais un malheur absurde. Ceux qui jugent et ceux qui font l’autruche seront jugés responsables de ce malheur.
Des positions morales diamétralement opposées ont focalisé le débat et l’attention publique pour ou contre le préservatif, comme si le souci de la « préservation de soi », qu’il soit prophylactique ou moral, était un rempart suffisant contre la maladie ! Le préservatif ne pose aucun problème moral particulier, c’est un geste de sagesse et il est bon d’insister sur ce qui empêche la contamination. Mais ne risque-t-on pas d’isoler dans leur malheur ceux qui sont déjà touchés, de les cantonner dans un impossible ghetto ? Le combat contre la maladie ne passe-t-il pas pourtant d’abord par eux, pour qu’ils ne perdent pas confiance dans les autres et dans la vie et pour que les autres puissent leur faire confiance ? En ce sens, la fidélité entendue comme le désir de construire ensemble dans la durée, est un des éléments essentiels de cette confiance.
Mais plus généralement ce que ce malheur appelle, et d’urgence, c’est de la solidarité : désarmer les paniques stupides devant le don du sang ou les souillures imaginaires, tout faire pour ne pas contraindre les séropositifs à garder pour eux un secret trop lourd, s’intéresser à la recherche et soutenir le personnel soignant, mais ne plus croire que la science peut tout résoudre et intégrer le sens de ses limites à notre manière de vivre ensemble, faire du dépistage un geste de responsabilité courant, affronter la dimension planétaire d’un fléau lié à la mondialisation des échanges, ce sont quelques exemples de cette solidarité vitale.
Très modestement mais symboliquement, les églises protestantes sont appelées, partout où ce sera possible et sans forcer quiconque, à témoigner de la possibilité de cette confiance et de cette solidarité en commémorant ensemble la Cène par le partage du pain et la coupe commune. C’est là pour nous l’espérance de la Résurrection. Le terrible, dans le sida, c’est qu’il condense et dévoile notre condition de mortels. Sans la confiance et la solidarité qui seules sont à la hauteur de ce désastre, la séparation entre le pur souci de « préservation de soi » et la simple recherche de Santé publique laisse vacant le lieu même où le sida menace notre commune condition, notre capacité à vivre ensemble.
Nota : Pour information sur les documents précédents de la Fédération Protestante de France, voir entre autres le texte de la Commission d’Ethique de juin 1991
et celui de la Commission Eglise et Santé de mai 1990.
Juin 1994
Eléments de réflexion sur le mandat politique
(Texte adopté par la Commission d’Éthique le 10 juin 1995)
En politique, l’appel à la moralité est à l’ordre du jour, soit que l’on ne prétend plus rien changer « politiquement » et que l’on exige au moins des politiciens honnêtes, soit que la légitimité entière du monde politique soit ébranlée par l’exigence d’un changement plus radical. De toutes façons il est ainsi fait recours à une « autorité » extra-politique, et cela mérite prudence et réflexion.
D’abord parce qu’un tel appel n’est jamais inoffensif, et peut même être parfaitement immoral : combien d’hommes politiques montrent du doigt la paille qui est dans l’oeil de leur adversaire, tout en cachant la poutre qui est dans le leur ! Et combien de citoyens, exerçant différents autres métiers et mandats se scandalisent de conduites politiques qui ne les choquent pas dans d’autres sphères d’activité. Ne confond-on pas souvent des « affaires » qui touchent réellement à la probité personnelle, et d’autres, plus difficilement imputables, qui tiennent au fonctionnement pervers d’un système où le politique, l’économique et le médiatique se chevauchent sans cesse, sans que les limites et les équilibres entres ces pouvoirs aient été trouvés ? A l’inverse, ne risque-t-on pas de juger les candidats sur leur morale privée, au détriment de leur valeur proprement politique ? Drapé dans sa bonne conscience, cet appel surestime enfin souvent la corruption par rapport au nombre de sollicitations et aux risques encourus par ceux qui exercent un mandat politique. C’est pourquoi nous saluons d’abord les hommes et les femmes politiques pour leur courage. Il faut résister à la dévaluation du mandat politique.
Ensuite, parce que ce recours exprime un trouble réel quant à la légitimité même du politique. Ce dernier avait déjà été profondément atteint par ce que l’idéologie marxiste comporte de rejet en bloc de la sphère politique et juridique : les fins (réconciliées) justifiaient l’absence de contrôle public quant aux moyens. Il sort à peine d’une grande vague d’idéologie libérale qui le cantonne dans les antichambres du monde économique : l’efficacité (lucrative) justifie l’absence de contrôle public sur les fins. Les politiciens, comme bien d’autres, ont vaqué à leur intérêt privé, le recours à la morale signifie alors peut-être, paradoxalement, le retour d’une réflexion autonome sur ce qu’est le mandat politique en tant que tel : qu’est-ce que la représentativité du suffrage, que la fidélité à une promesse ou à des « voix » que l’on porte dans le partage public des discours ? Quelles sont les obligations et les libertés du « mandaté », et peut-on dire qu’il « représente » ses mandataires ? Quelles sont les règles du débat politique ? Qu’est-ce qu’être citoyen, partagé entre son intérêt municipal, régional, national, européen, ou simplement humain, et comment se distribuent politiquement ces contradictions ?
Face à ce constat ambigu et à ce programme très large de questions, la Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France voudrait pour sa part apporter sa contribution au débat sur deux éléments, l’un proprement sur l’éthique du mandat électoral et l’autre sur la tension entre deux « théologies » du mandat politique.
Ethique du mandat électoral
Il y a des moments particulièrement difficiles et délicats ou l’homme politique est « fragile » : c’est son entrée en politique parce que, candidat, il doit se mettre en avant au détriment des autres ; c’est dans l’exercice de son mandat parce que, responsable, il doit procéder à des arbitrages complexes et indécis ; c’est à la sortie de son mandat parce que, perdant ou gagnant, il faut bien qu’il arrive à se désengager, à tourner la page, et que rien ne l’y aide. Ce sont ces trois moments pour lesquels nous proposons les éléments de réflexion suivants.
Le courage d’entrer en politique
La vocation politique, c’est d’abord le courage de se mettre en avant, de s’exposer, mais aussi d’assumer le désir de battre ses concurrents et le plaisir de ce combat même. C’est dans la mesure où il ne cache pas ses ambitions que le candidat accepte les procédures et les règles qui sont celles du débat politique. Par ce courage, le candidat assume la dimension polémique de la condition humaine, et manifeste dans l’espace public le fait qu’il y a et aura toujours conflit entre des orientations diverses, entre des intérêts de types et d’échelles divers, entre des désirs et des manières diverses de voir ce qui est « bon ». Par ce courage, le candidat assume la condition pluraliste de l’agir humain, le fait que la pluralité des volontés est irréductible, et l’élément même de la vie politique : sa vocation est d’être traversée et portée par une conviction d’autant plus vive qu’elle doit partager l’espace commun avec d’autres convictions qui ont aussi leur légitimité. Cette conviction consiste à s’estimer porteur d’un intérêt commun qui a besoin de se faire entendre et dont on estime qu’il n’est pas assez entendu. Faute de cet encouragement à entrer en politique, la politique sera peu à peu désertée par ceux qui ont la compétence, la conviction, et la probité nécessaire à son exercice.
La justesse de l’arbitrage rendu
La vocation de l’homme politique, c’est ensuite la justesse de l’arbitrage rendu. A tous les échelons de la représentation politique, du local au supra-national, le théâtre des véritables conflits se tient souvent en coulisses parce que les dossiers sont « trop complexes », et sous des procédures mal définies. Or les décisions se font toujours au détriment d’autres options, parfois tout aussi valables, mais moins soutenues par un groupe de pression, ou par l’opinion publique, ou moins visible électoralement, etc. C’est ici que la maîtrise politique de l’ordre du jour et de l’agenda, aujourd’hui trop conditionnée par le calendrier électoral et par les actualités médiatiques, devrait permettre une plus grande accessibilité de tous à l’espace des délibérations. Dans le débat même, un certain nombre de règles déontologiques devraient prévaloir : confronter le plus d’arguments possible, même les plus minoritaires ; développer un minimum de non-contradiction dans les critiques et les justifications que l’on propose : de les admettre également pour soi et pour ses adversaires, et ne pas leur refuser les arguments que l’on a soi-même employés ; ne pas croire que l’intérêt électoral quand on est dans l’opposition soit de porter la critique au-delà du raisonnable, car c’est un facteur important du sentiment que « tout va mal » et cela finit par briser le ressort même du politique, d’évaluer l’agir possible, etc. Par ce sens de la justesse, le responsable politique accepte d’être partagé entre le respect de l’institution, et la capacité à être à son tour acteur de droit : jusqu’où transige-t-il avec la loi pour construire la médiation et le compromis qui fera la justesse de l’arbitrage ? Sous contrôle de quel « contre-pouvoir » exerce- t-il ces aspects de son mandat ? A-t-il un sens assez aigu de la complexité du juste, de tous ceux qui ne sont pas « représentés », et qui loin d’avoir des moyens économiques et médiatiques de pression, n’ont peut-être pas même de suffrage qui les exprime ? C’est à l’homme politique de pondérer son arbitrage ou de le faire trancher, par la considération de tout cela, qui loin de rester à la marge, doit être replacé au centre de la vie politique aujourd’hui.
La sagesse de se retirer
La vocation de l’homme politique, c’est enfin la sagesse de se retirer, de se désengager, de ne pas se laisser prendre au piège d’une carrière où l’on entre par conviction et compétence, parce que d’autres vous y appellent, et où l’on reste en cumulant les mandats, parce qu’on n’a plus d’autre « raison sociale ». La dépendance financière mais aussi psychologique d’une carrière politique est un des plus graves facteurs de démoralisation quant au sens du politique, et d’immoralité cynique, épuisée ou résignée des politiciens eux-mêmes. Limiter les mandats et leur cumul, mieux prévoir les « retraites » politiques pour que les candidats n’aient pas pour garants de leur liberté réelle leur seule fortune personnelle, ou leur capacité à « monnayer » leur audience politique dans un poste administratif inamovible, favoriser la distance critique avec leur mandat, le déploiement d’autres horizons et d’autres « rôles » possibles, d’autres manières de s’identifier, voilà des aspects de la vie proprement politique qui devraient autoriser une plus grande simplicité de l’entrée et de la sortie en politique.
Deux « théologies » du mandat politique
Pour terminer, il n’est pas inutile au débat sur la place du politique aujourd’hui, de discerner dans la tradition protestante et depuis la Réforme, une oscillation profonde quant au sens même du mandat politique, du mandat confié au politique selon les diverses présentations bibliques de « la Justice de Dieu » et de son Royaume. D’une part, ici le mandat politique ne consiste pas à faire le Bien ni le Bonheur des citoyens, mais plus sobrement à maintenir l’ordre le moins pire, le moins injuste possible. Et dans le même temps, il doit exprimer la possibilité d’un « Royaume de Dieu » auquel aucun régime humain ne saurait s’égaler, et il porte ainsi le sens du possible et de la critique de l’ordre existant.
La cité « maintenue »
En simplifiant beaucoup, on peut dire ainsi que le mandat accordé dans le monde protestant au politique oscille historiquement entre le « maintien de la cité » et la « révolution des saints ». Dans la première orientation, qui correspond davantage à la tradition luthérienne dite de la théologie des deux règnes, la cité est soumise à un ordre de conservation, qui ne prétend plus jouer aucun rôle religieux de Rédemption ni d’établissement d’un Règne de Justice. Cet ordre civil prend le monde tel qu’il est, cherche simplement à éviter les maux, respecte les Eglises et les Etats tels qu’ils sont. Il vaut mieux un ordre injuste que pas d’ordre du tout. On pourrait dire que cette cité maintenue est ce qui reste de la cité traditionnelle après la rupture, la profonde délégitimation introduite par la « grâce » (seule justification). Il s’agit d’un mandat de conservation critique qui légitime et autorise l’ordre social non par son caractère absolu, mais au contraire par sa fragilité et sa relativité : les humains en ont simplement besoin, et il faut « faire avec » pour le mieux, avec le sentiment aigu que la fidélité au contrat oblige plus que toute force au monde.
La cité « révolutionnaire »
La cité que propose la révolution des saints, dans la tradition calviniste du puritanisme, par exemple, est ouverte à la critique, à l’imagination des formes de cité possibles. Elle vise le monde tel qu’il pourrait être et elle est le fait de minorités exilées, réfugiées, ou de « colons » légiférant pour des cités neuves et quasi utopiques. On peut critiquer et même révoquer un ordre existant au nom du contrat fondamental qui est le droit égal à contracter. C’est l’annonce d’une nouvelle forme de légitimation civile où la force du contrat est fondée sur le voile d’ignorance intangible que figure la prédestination (l’irréductible ignorance des humains quant à leur salut), et sur la distribution équitable de la responsabilité que cette ignorance implique. Il s’agit donc d’un mandat de réinvention partagée de l’espace commun, visant à convertir l’imaginaire politique, à suspendre les présupposés établis, à ouvrir le sens du possible et de la plasticité des institutions : les humains y ont absolument droit, parce qu’ils sont libres d’imaginer à travers des règles de vie qui restent leurs interprétations et leur responsabilité, une Justice à la fois plus universelle et plus singulière, plus aimante que toutes nos justices humaines.
Chacune de ces figures a ses effets pervers. L’idéologie de la cité maintenue risque de n’être plus que l’idéologie du maintien de l’ordre, l’opium du peuple dont parlait K. Marx, le mensonge qui dissimule les conflits et les rapports sociaux, sans possibilité de les exprimer et de les déplacer. C’est le danger d’un protestantisme purement « conservateur » et ne se mêlant en rien aux « affaires » de ce monde, comme le fit trop souvent l’Eglise luthérienne officielle dans l’Allemagne nazie ou stalinienne. L’utopie de la révolution des saints risque de n’être plus qu’une alternative du « tout ou rien », une fuite du réel qui dissout le corps social en le privant de tout appui dans les traditions, normes et symboles de son intégration ; et qui interdit toute action en interdisant tout compromis, tout palier intermédiaire. C’est le danger d’un protestantisme « sectaire » prêt à se battre pour dresser le camp du Royaume de Dieu au milieu du monde moderne.
Pour être citoyen d’une cité en crise, s’il est vrai que le recours à l’éthique est le signe d’une crise du politique entier, il faut que ces deux orientations éthiques se corrigent l’une l’autre. Il faut en même temps se remémorer le sens de nos institutions, venir au secours de leur fragilité et de leur relativité, tout faire pour qu’elles puissent se transmettre et continuer malgré l’ébranlement, et imaginer une autre cité possible, plus réelle déjà que celle-ci, parce que la prophétie et la poétique du possible a bouleversé les attentes, l’espérance, l’horizon même du sentiment politique.
Olivier Abel
Avril 1995
Toxicomanies
(texe adopté par la Commission d’Éthique le 8 juin 1996)
I. Un problème grave engageant la responsabilité de chacun :
Une drogue est un produit dangereux parce qu’il agit sur le corps et sur l’esprit de celui qui le consomme. La consommation, lorsqu’elle devient dépendance, entraîne un processus qui aliène la liberté d’une personne et fausse sa perception des valeurs et son comportement. Elle entraîne donc des réactions de l’entourage du toxicomane. C’est pourquoi la consommation de drogues est un défi permanent à nos Eglises : défi humain, défi économique, défi social. Le toxicomane n’est pas un malfaiteur ni un pervers mais il est un être en situation de détresse. Il est même le plus marginalisé des mal-lotis. Et il n’en est pas le seul responsable.
Parmi d’autres, nous voulons désigner des causes profondes de la toxicomanie qui interpellent particulièrement notre responsabilité dans nos Eglises, nos familles et notre citoyenneté :
– Un « déficit » spirituel dans notre société. Les Eglises ont leur part de faute dans la situation actuelle : elles ne doivent pas sous-estimer leur rôle dans la construction des valeurs de notre société. En considérant la religion comme une affaire privée, en cherchant trop la conversion de l’individu et en oubliant la dimension collective de la personne, elles ont pu négliger la place qui est la leur dans les débats sur le sens qui donnent aux sociétés leurs orientations fondamentales.
– Les mutations de la structure familiale. C’est la famille qui peut le mieux aider l’adolescent à ne pas céder à l’attrait du défendu, cette éternelle histoire de l’humanité depuis Adam ! Le manque de manifestation de l’amour, l’éclatement de la cellule familiale, l’absence physique ou morale du père sont des facteurs majeurs dans le déclenchement du processus de la toxicomanie. Mais la famille sur-protectrice ou celle cherchant à inculquer des règles qu’elle croit immuables (réponse, peut-être, à ces mutations reçues comme un effondrement) ne permet pas non plus au jeune, vivant maintenant dans un monde ouvert, de construire ses propres valeurs sans déstructuration.
– Un commerce trop lucratif. L’influence des trafiquants, telle l’action d’un virus, repose sur les bases-mêmes de notre économie, par le biais d’un détournement (libéralisme, volume du commerce international, système bancaire du blanchiment d’argent, système de pouvoir et trafic d’influence…). Dans le contexte actuel, les contrôles et la répression montrent leur insuffisance et même, dans certains cas, leur aspect négatif : il faut examiner pour les transformer tous les rouages de notre propre société qui permettent le développement de tels trafics. Par ailleurs, si une part importante de la production mondiale vient des pays sous-développés, c’est que les paysans cherchent là le moyen de survivre. A cause de cette pression, la libéralisation ne peut conduire qu’à une augmentation de l’offre et, dans un contexte de banalisation du produit, à une stimulation de la consommation. Or une des raisons de l’économie difficile du Tiers-Monde repose sur la place prépondérante occupée par les pays dit riches dans la définition des termes des échanges commerciaux internationaux et leur manque de justice.
Ces points nous conduisent à reconnaître que notre société porte une lourde responsabilité dans la toxicomanie. C’est donc bien en son sein qu’on peut s’y opposer.
Ii. Sortir de l’alternative libéralisation-répression :
Les toxicomanies sont intraitables au seul plan libéralisation-répression : ce sont des faits sociaux qui touchent à tout. Comment aider (c’est-à-dire responsabiliser et encourager) les familles, les proches, mais aussi les écoles et les lieux de socialisation ? Le combat contre la dépendance-toxicomanie passe par le renforcement de toutes les interactivités qui tissent les liens sociaux et ravivent la responsabilité des personnes touchées. Ce n’est pas un hasard si celles-ci se recrutent d’abord parmi les jeunes issus de familles brisées, ou de milieux frappés par l’exclusion (chômage, déficit de formation, logement précaire, absence d’attachement ou d’appartenance à une communauté, etc.). Fait social total, l’usage des drogues est aussi affecté par le brassage et l’effacement des traditions culturelles qui les tempéraient, laissant la place aux drogues synthétiques. Enfin, c’est un fait social adossé à un trafic économique fondé sur les inégalités planétaires et un réseau mafieux favorisé en cas d’effacement des volontés politiques. Il serait immoral de se prononcer sur la responsabilité des personnes et, à plus forte raison, de légiférer sans s’attaquer à cette dimension sociale, politique et économique du problème, qui doit être prioritaire.
Le dilemne libéralisation-répression met en lumière un double échec et pose un vrai problème : celui de la recherche de l’efficacité dans le combat contre les toxicomanies, et leurs servitudes. Des solutions intermédiaires peuvent faire plutôt crédit à la responsabilité individuelle (l’orientation sera alors plus libérale et plus pragmatique, en distinguant des paliers de « liberté » spécifique pour chaque drogue (1)), ou au caractère particulier du phénomène qui fait du consommateur une victime (l’orientation sera alors plutôt la protection des plus faibles basée sur le principe de l’abstinence et la répression des puissances engagées dans ce trafic (2)). Chacune de ces options a ses qualités, sa cohérence, mais comporte ses effets pervers (3). Et il semble que l’on ait besoin pour être efficace du débat et de la tension entre les deux. Les protestants insistent sur ce double visage de l’être humain, sa vulnérabilité et sa responsabilité.
Iii. Les moyens de la lutte :
S’opposer aux toxicomanies
– C’est avant tout participer à une information plus complète auprès des parents et des enfants. En effet, bien que l’information médicale soit donnée, le principe de la consommation modérée de substances psychoactives semble, de fait être communément admis. Ainsi, les drogues légales (alcool, tabac, certains médicaments, bientôt peut-être le cannabis) sont banalisées. Pourtant, les études les plus sérieuses font état de 60 000 décès par an en France où le tabac est directement impliqué, 35 000 causés par l’alcoolisme responsable en outre de 40 % des accidents mortels de la circulation. Le passage de l’usage modéré à l’excès est impossible à délimiter. Ceci est particulièrement vrai pour les stupéfiants. Il convient donc de lutter contre la banalisation de la consommation des drogues. Il ne s’agit toutefois pas ici de jeter un tabou ; la règle d’or est le respect de soi et des autres. C’est avec conviction et avec imagination quant aux moyens à mettre en oeuvre que cette action doit être encore développée. Toutes les approches différentes (sociologique, psychologique, médicale, religieuse, politique, familiale, associative, etc.) sont appelées à s’impliquer. L’avenir est dans la concertation et la collaboration de ces différents moyens, sans « esprit de chapelle ».
– C’est chercher à guérir, en utilisant s’il le faut les drogues de substitution, dans le respect du toxicomane, c’est-à-dire à son rythme. Mais le juste souci de la prévention du SIDA risque néanmoins de réduire la toxicomanie à une question de salubrité publique au lieu de s’intéresser au toxicomane en tant que personne. Toute solution face à la prise de drogue – car il n’y a pas de solution unique – doit s’inscrire dans une thérapeutique globale de la personne et dans la perspective d’une abstinence totale, seule vraie guérison.
– C’est aider les pays producteurs à changer de production. Depuis 1980, les conditions économiques de nombreux pays du Tiers-Monde se dégradant, l’offre de drogues n’a fait qu’augmenter. Avec l’actuelle généralisation mondiale de la production de drogues, il est clair que l’offre augmentera encore. Il faut aller au-delà de l’aide internationale, même en partenariat. Ces pays doivent pouvoir vivre de leurs productions. Pour cela, il est possible d’établir des échanges commerciaux bien orientés et plus justes, comme le fait, par exemple Max Havelaar pour le café.
– C’est lutter contre les trafics, à tous les niveaux. Cela peut aussi nous conduire à remettre en cause le fonctionnement de notre économie, comme nous l’avons dit plus haut. Non parce qu’il est éthiquement condamnable mais dans la mesure où il permet un détournement trop facile. Puissions-nous en avoir le courage !
Iv. Une parole de courage et d’espérance :
Quand bien même l’efficacité du combat contre les drogues, de la responsabilisation de chacun et de la constitution d’une solidarité planétaire dans ce combat, serait à son maximum, il reste que la condition humaine et sa misère ont de tout temps engendré le rêve de paradis qui échapperait à celle-ci – et le cauchemar des enfers à l’ombre de ces paradis.
Si les Églises doivent risquer une parole en face de la drogue, c’est que l’Évangile, longtemps assimilé, comme religion, à un « opium du peuple », ne propose en fait ni de s’évader de ce monde-ci, ni de s’y résigner, mais libère l’être humain pour le rendre à ses semblables.
Parole de courage et d’encouragement, plutôt que fuite hors d’un monde difficile à vivre et à cohabiter, l’Évangile appelle à se confronter à ce monde, à exercer une liberté qui reçoit les plaisirs et les douleurs mais qui se dresse contre les servitudes, et à s’engager résolument dans les interactivités qui nous obligent à la solidarité (avec nos proches comme avec nos lointains).
Parole d’espérance, plutôt que résignation au monde tel qu’il est, et parce qu’il mesure la largeur et la profondeur du mal et du malheur humain, l’Évangile fait voir un monde autre, une création nouvelle. Avec cette espérance, il ne s’agit pas pour chacun de former son paradis individuel hors du monde mais d’accepter que tout dans la vie peut recommencer, en acceptant de recevoir pleinement le monde donné par Dieu.
Parce que les membres de nos Églises de la Fédération Protestante de France croient que le toxicomane aussi est appelé à vivre libre et debout devant ce Dieu qui l’aime autant qu’il aime chaque homme, ces situations de détresse les interpellent et les poussent
. à proposer des formes de communautés familiales, ecclésiales ou thérapeutiques alliant l’écoute, la fermeté et l’accompagnement à l’exemple de l’engagement du Christ,
. à vivre une « proximité sensible » du toxicomane et de sa famille, avec l’appui de la prière,
. à aider le toxicomane à changer d’horizon, de valeurs, en lui offrant des possibilités de réinsertion dans des lieux de vie et de travail adaptés,
. à s’engager dans l’information de tous et la prévention des plus jeunes,
. à participer, selon leurs moyens, au soutien de ceux qui luttent, souvent en s’impliquant entièrement, contre la prolifération des drogues,
. à vouloir une société plus solidaire, où chacun puisse trouver un sens à sa vie.
8 juin 1996
(1) C’est l’orientation prise par le Comité National Consultatif d’Éthique en France. Replacer les divers types de dépendances toxicomaniaques dans le cadre plus général de substances massivement et traditionnellement utilisées dans nos sociétés comme l’alcool ou le tabac, ou la sur-consommation de médicaments, les somnifères par exemple, aide à « relativiser » et à différencier l’usage des diverses drogues, et à pointer l’ampleur du problème.
(2) C’était notamment l’orientation préférée par France Quéré, elle-même alors membre du Comité National Consultatif d’Ethique. En luttant contre la consommation de toutes les drogues, on lutte pour une société plus juste. Mais l’abstinence n’est pas une valeur sociale à faire appliquer par la police. Elle ne peut venir que de la décision de la personne.
(3) Les deux initiatives peuvent être critiquables quand elles sont essentiellement basées sur l’aspect législatif et policier. Une liberté d’interventions médicales est indispensable auprès des personnes dépendantes qui ne peuvent plus vivre sans drogue. On reconnaît toutefois que les médecins ne peuvent pas être chargés du soin de tous les aspects. Dans un problème aussi complexe, les principes juridiques peuvent vite devenir contradictoires entre le souci de préservation de la société et celui de l’amélioration de la condition des toxicomanes.
Pour une information complémentaire, on peut lire la brochure de l’Institut d’éthique sociale de la Fédération des Eglises protestantes de la Suisse « Politique en matière de drogue – Une troisième voie, par delà la répression et la distribution ».
Rapport sur l’éthique des medias
(texte adopté par la Commission d’Éthique le 8 juin 1996 et reçu par le Conseil de la FPF du 16 septembre 1996)
A pouvoirs inédits, responsabilités indédites. En traitant des pratiques des médias – celles des émetteurs producteurs et celles des consommateurs usagers, comme celles des Églises qui sont à la fois l’un et l’autre – la Commission d’Éthique de la Fédération Protestante de France ne veut proposer qu’un parcours de questions, pour aider chacun à s’interroger quant à ses responsabilités. Elle ne s’attache ici qu’à un seul aspect de cette ample question : le rôle que les grands médias semblent aujourd’hui exercer, volontairement ou non, et fût-ce par l’atomisation individuelle du public, comme quasi religion de masse. Héritiers d’une confession minoritaire en France et convaincus des vertus du pluralisme et de la laïcité, les protestants n’entendent pas dénoncer là une éventuelle usurpation, mais prendre au mot le consensus qui aujourd’hui sacralise ces médias, pour témoigner à ce propos de leurs convictions en fait de religion.
1. Pour une éthique du système médiatique
On ne distinguera pas explicitement, dans les considérations qui suivent, entre la presse écrite et l’audiovisuel, ni entre information, fiction et publicité. Ce n’est pas par méconnaissance des différences qui peuvent les opposer, mais pour prendre acte de la confusion des genres qui tend à prévaloir actuellement. En effet, les médias sont des institutions qui participent aux lois d’un marché. Ils sont tout à la fois supports (presse, musée, télévision, affiche, radio, multimédias…) et institutions qui diffusent des messages qui ont différentes fonctions sociales (informative, publicitaire, ludique, pédagogique…). Or, plus que jamais, les médias – à de notables exceptions près, il est vrai – succombent en effet à l’attraction du style de la télévision grand public préoccupée surtout d’audimat. Si ce lieu médiatique d’élaboration de références communes, manière de représenter la vie et de se réunir dans un même monde, est en tant que tel un espace de la démocratie, agora moderne des débats de la société, il peut être aussi un lieu de manipulations où les fonctions sociales du média ne sont plus explicitées. Publicités, informations, fictions, jeux finissent par se regarder comme une vaste proposition spectaculaire et simultanée, à l’exclusion d’un regard critique de la part du spectateur, et d’une affirmation de la subjectivité du journaliste perdu dans les règles du langage et de l’économie de l’institution pour laquelle il travaille. Tout ce que montre la télévision se trouve comme métamorphosé : magiquement soustrait à la condition ordinaire, ou, inversement, disqualifié pour manque de qualité « médiatique ». La communication et la transparence passent pour le remède à tous les maux, et au nom du droit de savoir qu’invoquent les usagers, les journalistes se sentent investis, parfois contre leur gré, de l’éminente mission de dire le sens.
Sans méconnaître les dangers de la course à la puissance économique qui incite de plus en plus à traiter l’information comme une denrée marchande, on voudrait donc souligner que cette menace peut en cacher une autre : celle qui peut découler des intentions et des conceptions les plus sincères quant à l’usage des médias, dès lors qu’on leur assigne – que l’on soit émetteur ou usager – la mission quasi-spirituelle et les moyens considérables qui sont les leurs aujourd’hui. La même tendance conduit aujourd’hui la télévision à se substituer à tant d’autres institutions : Parlement, tribunaux, Églises, famille, école, etc. Certes, la crise de légitimité que celles-ci traversent crée un vide. Mais rien n’oblige à s’y engouffrer pour le combler.
Ici, les protestants, qui ne sacralisent pas l’Église mais la considèrent comme toujours à réformer, mettent en garde contre la prétention de toute institution à donner le sens, a fortiori lorsqu’elle ambitionne, pour ce faire, de se substituer aux autres ou de se les subordonner. Le rôle de la télévision serait plutôt, selon eux, de renvoyer les usagers à leurs responsabilités de citoyens, de parents, d’enseignants, etc. ; non de s’ériger en une institution supérieure aux autres.
Les organismes producteurs-diffuseurs d’information, de messages ou d’images sont soumis à une double logique qui tend à s’imposer aux acteurs de la communication. D’une part, comme toute entreprise, ils doivent intégrer les contraintes du marché. D’autre part, ils participent à un processus d’internationalisation de la communication, liée au perfectionnement des réseaux de télécommunications, dont le prix est la standardisation des messages et de leur diffusion.
Cette mondialisation de la communication suscite deux préoccupations éthiques, l’une négative, et l’autre plus positive. D’une part, la globalisation des économies et des systèmes de communication entraîne la création de disparités et l’apparition de formes nouvelles d’exclusion ; les exclus sont enfermés dans le silence, ou bien ils se constituent en minorités fermées à la communication, centrées sur elles-mêmes et, antennes paraboliques aidant, sur leur seule culture d’origine. Ici, c’est leur droit à l’expression reconnue qui est à promouvoir. D’autre part, face à la subordination culturelle, l’affirmation purement défensive de l' »exception culturelle » pourrait être heureusement transformée en promotion de la diversité, comme un enrichissement de l’universel.
2. Pour une éthique des journalistes
Par journalistes, nous entendons ici émetteurs au sens large. Ils sont issus d’un noble artisanat qui consiste à choisir de faire savoir telle chose, à trouver les moyens adéquats pour le faire et à s’efforcer d’aider à comprendre, à penser, à débattre ou simplement à mieux « sentir » la vie. C’est justement parce qu’ils nous sont indispensables que leur incombe une responsabilité à la hauteur de cette tâche. Le problème est que leur patient travail se trouve plongé dans un monde de vitesse qui impose parfois de traiter de ce qu’on ne connaît pas en faisant semblant du contraire. Ainsi le style s’uniformise. Mais au nom du droit à l’information, les journalistes affichent souvent – et d’autant plus – une excessive assurance qui passe pour justifiée par leur mission.
S’il est vrai qu’ils se trouvent en effet investis d’une sorte de sacerdoce, cela ne saurait pour autant justifier l’excès d’assurance ou la légèreté. Les protestants y sont peut-être plus sensibles, eux qui proclament le sacerdoce universel de tous les fidèles : pour eux, le pasteur ne dirige pas les consciences ; devant Dieu, c’est un homme comme les autres. Cette conception est pour eux une incitation à voir en tout homme l’auteur d’une parole singulière et à favoriser l’expression pluraliste, la confrontation tolérante des points de vue, échangés entre des interlocuteurs que nulle institution ne saurait dépouiller de leur responsabilité et de leur irréductible mystère.
Mais la télévision prend aussi trop souvent la place laissée vacante par l’effritement des structures de sociabilité proche (famille, associations, paroisse, syndicat…) et des espaces intermédiaires (quartiers, cafés…) ; surtout si l’on tient compte de la part grandissante du public enfantin, des chômeurs et des personnes âgées solitaires. Lorsqu’elle se borne à occuper ce vide, en suscitant simplement l’émotion à distance ou l’interaction par minitel, la télévision devient l’opium du peuple. Elle incite en effet à désinvestir l’espace public au seul profit d’un idéal de bonheur privé. Précisément, elle s’y emploie activement en donnant un spectacle à suivre sans frustration ni effort. Ainsi, en intégrant le zapping au point de proscrire tout texte long, tout débat approfondi, toute séquence dont l’intrigue ne se nouerait d’emblée, elle maintient dans l’illusion d’un monde qui ignore l’inattendu, le doute, la patience, le sens des causalités et de la critique cumulative. Parallèlement, des médias accréditent également l’illusion contraire, en sacrifiant au sensationnel du tragique et en multipliant des visions fragmentaires sans chercher à les articuler entre elles ni à tenter de hiérarchiser les niveaux d’importance. Ils alimentent ainsi chez l’usager le sentiment d’évoluer dans un monde incompréhensible et désespérant où l’agir est impossible. Ces visions apparemment opposées représentent les deux visages d’une même pathologie de l’espérance, qui noircit le trait pour mieux accréditer le bien-être consolateur d’un idéal de pacotille.
3. Pour une éthique de l’usager
Les critiques qui précèdent ont évidemment leur pendant chez l’usager. La grande force de l’audiovisuel, c’est qu’il dispense d’intervenir activement pour prélever les informations utiles ou signifiantes. Il est donc bien tentant, dans un monde difficile, mouvant, devenu planétaire, de chercher réconfort et protection dans les certitudes simplistes énoncées par les grands prêtres de l’information ; ou de se bercer d’illusions devant le spectacle irréel du tout-en-clip. Formés par une culture qui se représente le rapport individuel à Dieu comme une relation sans intermédiaire, les protestants sont surpris par l’aura quasi-surnaturelle dont on pare trop souvent les journalistes. Serait-ce sous-estimer les compétences de l’usager, que de lire le journal un crayon à la main, ou regarder la télévision sans renoncer à réfléchir et exercer son sens critique ? Et puisque toute écoute et tout regard sont déjà une interprétation, ne pourrait-on développer et exercer ces capacités d’interpréter (et d’interpréter à plusieurs) les messages médiatiques (y compris dans les Eglises) ?
La sacralisation des médias tient probablement pour partie au profond désarroi dans lequel notre société plonge ses membres en les confrontant à l’écrasante liberté de décider de leur devenir : chacun trouve dans les médias le récit des faits et gestes de ses semblables, auxquels il se compare. Mais le télespectateur serait moins fasciné s’il était moins préoccupé de savoir absolument qui il est, et plus confiant aussi en sa capacité d’assumer sa responsabilité d’être et d’interpréter le monde.
Sans doute, cette quête serait-elle moins avide si chacun mêlait davantage son sort à celui des autres, proches ou plus lointains, notamment en réinvestissant les espaces intermédiaires. Pourquoi aussi bien, chacun s’oblige-t-il à regarder la télévision en silence, comme si elle devait faire taire toute autre voix qu’elle ?
Cette inquiétude alimente l’autre passion, si souvent invoquée aujourd’hui pour justifier le « droit à l’information » qu’est le désir de transparence. Montrer, calculer, vérifier tout ce qui s’y prête, et même le reste, est souvent présenté comme un impératif, sinon on dénonce une investigation inaboutie ou la persistance désuète d’un tabou. Les protestants peuvent ici noter avec d’autres ce que cette exigence comporte de méfiance et aussi de risques totalitaires. Plus spécifiquement, ils peuvent aussi souligner que c’est, non point l’accès au sens ultime des êtres et des actes, mais justement le mystère de la grâce qui nous permet d’imaginer pour chaque homme un recommencement toujours possible.
4. Pour une éthique de l’usage communautaire des médias par les Églises
Conscients du pouvoir d’influence et de la fascination pour l’image dont bénéficient les grands médias, nombre d’utilisateurs potentiels déploient des efforts considérables pour tenter, par leur canal, de faire entendre leur voix. De cette course à l’antenne, de ces assauts pour conquérir la « Une », les Eglises protestantes semblent en France relativement absentes. C’est peut-être, parfois, que leur dialogue interne n’est pas assez vivant pour susciter l’attention au dehors. Sans doute, les protestants sont-ils aussi moins préoccupés de présence réelle en direct et plus enclins à ménager le temps de la réflexion ; leur style serait plutôt de demander qu’à intervalle régulier, la télévision ne donne à voir qu’un écran blanc ! Mais à trop radicaliser leurs réserves à l’endroit des images et des corps, ils rejoindraient le parti opposé, qu’ils critiquent : sacraliser ou diaboliser l’image, deux manières d’en surestimer les vertus et les risques.
Si les protestants prennent la parole, c’est plutôt avec le souci, non d’afficher une maîtrise et de profiler un message efficace – percutant, univoque, facile à mémoriser et à transmettre – mais de tisser un espace de communication avec l’interlocuteur considéré comme responsable et libre. Il s’agirait de tenter avec d’autres d’engendrer un espace commun à partir des différends : une communauté en dilemme. Tenter, ainsi, de susciter le lien en pratiquant un style qui se marque moins par l’assurance que par la singularité d’une manière de dire, donc de faire.
5. Pour une éducation aux médias
Ces éléments de réflexions pour une éthique des médias ne sauraient faire l’économie d’une recommandation au système éducatif et politique de notre pays. La nécessité des médias est indéniable et l’on ne saurait les critiquer en masse. Lieux d’expressions, de pluralité, de démocratie, ils nous font partager les mythes et les croyances qui nous réunissent finalement dans une histoire et une géographie données. Mais pour contrer certaines dérives dues aux institutions, il nous semble plus que nécessaire d’entreprendre une éducation aux médias : apprendre leurs langages, comprendre leurs fonctions, connaître ceux qui les pensent, gèrent et fabriquent, voilà le rôle d’un système éducatif qui se voudrait réellement à l’écoute du monde et de ses transformations. Si de nombreux textes existent au sein de l’Education Nationale pour promouvoir l’éducation à l’image et aux médias, aucun espace institutionnalisé n’est réservé pour ce savoir que l’enfant doit acquérir afin d’être libre et informé des langages qu’il consomme dans les médias.
Une enquête devrait être rapidement menée sur l’éducation aux médias et à leurs langages (déjà par les « établissements scolaires protestants »). Ce rapide tour d’horizon pourrait conduire à une rencontre sur ce sujet avec des représentants qualifiés de ces établissements, et des professionnels du sujet. La Fédération protestante de l’Enseignement devrait être associée. Et pour poursuivre cette réflexion, nous croyons qu’un colloque pourrait être organisé par la FPF (Commission d’Éthique et Département Information-Communication) qui réunirait des professionnels des médias, en particulier de la télévision publique et privée (information et société), et des représentants des services concernés de la FPF, des Eglises et Facultés de théologie.
Juin 1996
L’éthique dans le débat public
Eléments de réflexion et de débat pour la Commission
La Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France voudrait rendre attentif au fait qu’il est essentiel à la survie d’une opinion et d’un jugement public dans notre pays de maintenir une certaine tension entre l’expression du consensus et celle du dissentiment. Et d’y habituer le public. Il faut sortir de l’alternative entre désir d’unanimité et guerre de religion.
Le consensus, sur bien des questions nouvelles qui se posent à notre savoir et à nos sociétés, est plus large et immédiat qu’on ne le croit. Jusque-là on peut légiférer (maintenir avec vigueur l’interdiction de tout commerce des produits du corps humain, par exemple). Mais à partir d’un certain seuil, il y a des divergences elles-mêmes intelligentes et le différend est alors seul apte à engendrer un espace commun, une communauté du dilemme.
Or, dans le débat aujourd’hui, dans la distribution publique des rôles, tout se passe comme si l’on n’avait pas le droit d’être partagé, de penser deux choses à la fois ! Et cette situation lèse considérablement l’expression des positions plus complexes, mais plus plausibles, issues d’associations pluralistes. C’est le cas pour la Fédération Protestante de France, mais également pour bien d’autres associations ou instances de débat.
En ce sens, la Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France voudrait souligner l’importance du travail accompli par le Comité National Consultatif d’Ethique. Celui-ci a su, devant des questions neuves et pressantes, faire taire les vieilles divisions (par un consensus qui déborde les faux problèmes) et laisser apparaître de nouveaux débats (sur ce qui fait vraiment question). De ce pluralisme cohérent le Comité National Consultatif d’Ethique pourrait être, avec d’autres, le témoin présent et vigilant dans le débat français et européen.
Malheureusement, il nous semble que le public ne prend pas la mesure de ces débats sur de vraies questions. C’est pourquoi nous appelons le Comité National Consultatif d’Ethique, non à peser sur la législation car ce n’est pas son rôle, mais à prendre toute sa place dans le débat public.
En d’autres pays, les Comités d’éthique ont une obligation (et donc un droit) de présence régulière sur les chaînes de télévision, à une heure de grande écoute. Et il y a là une « matière » dont un bon présentateur devrait tirer une émission de forte audience, c’est ce que nous demandons au Comité National Consultatif d’Ethique, au Législateur, aux chaînes de télévision.
Si l’espace du débat public, à la télévision et ailleurs, progressait en ce sens, il faudrait que le Comité National Consultatif d’Ethique soit un partenaire institutionnel de ce débat, mais parmi d’autres; car il ne faut pas réduire le débat éthique à la bioéthique, pas plus qu’à n’importe quelle autre éthique spécialisée que l’on confierait à de seuls experts. L’urbanisme et les formes de citoyenneté, l’entreprise et les formes de l’emploi, la consommation et l’environnement, bien d’autres sujets encore, méritent d’être portés au débat sous l’angle proprement éthique de la responsabilité de chacun dans ses conduites et dans ses jugements.
Mars 1991
Bioéthique : La Fédération Protestante de France exprime sa satisfaction a l’annonce d’une loi cadre
La Fédération Protestante de France approuve la décision des pouvoirs publics de soumettre prochainement au Parlement une loi cadre fixant les grands principes à respecter en matière de bioéthique.
Autant qu’on puisse en juger aujourd’hui, les trois projets de loi annoncés devraient pouvoir trouver un juste équilibre entre l’excès de législation et le vide juridique actuel.
Tout en désignant clairement la responsabilité éthique de chacun, et sans menacer la diversité des traditions morales qui coexistent dans notre société, ces projets devraient préciser trois limites qui nous semblent importantes :
1) le patrimoine génétique de l’humanité doit être très strictement protégé, non de la recherche, mais des procédés d’identification ou de manipulation injustifiés ;
2) les actes de procréation médicalement assistée (PMA) et de diagnostic prénatal doivent rester à un usage strictement thérapeutique. On ne saurait faire croire aux usagers que ces nouvelles techniques puissent répondre à toutes les demandes. Tous ces actes doivent être le fruit d’un consentement éclairé qui ne peut se satisfaire de la seule responsabilité médicale ;
3) le principe de non-disponibilité et de non-commercialité des produits du corps humain doit être réaffirmé très fortement dans un monde où les intérêts commerciaux se font envahissants.
La Fédération Protestante de France estime que ce dernier point est particulièrement à l’ordre du jour à l’heure où l’Europe risque de devenir l’alibi à toutes les dérèglementations possibles.
Entre le principe du « tout laisser faire » et celui de l’encadrement juridique rigide, il y a place pour une loi cadre laissant toute son autonomie à l’éthique, à la déontologie et à la responsabilité individuelle.
Mars 1991
Appel a la vigilance sur la brevetabilité du génome
« La Commission d’Ethique de la Fédération Protestante de France appelle les Eglises protestantes européennes à une réflexion commune sur la protection de la diversité génétique de la biosphère, et sur le danger que représente la brevetabilité des espèces vivantes transgéniques, végétales ou animales. C’est un point sur lequel l’opinion européenne doit être alertée : il ne doit pas être permis qu’un laboratoire s' »approprie » les formes de vie ou les produits biologiques qu’il aurait « inventés », sans qu’une régulation juridique spécifique et communautaire équilibre la pression des intérêts commerciaux.
Les techniques de manipulation génétique actuellement mises au point sur des mammifères et qui permettent l’introduction d’un gène étranger dans leur patrimoine génétique, pourront être ultérieurement appliquées à l’embryon humain, ce qui impose une vigilance toute particulière. »
28 mars 1992
L’automédication et les dépenses de santé une limite éthique
Dans une société où nous avons pris l’habitude de consommer de plus en plus de médicaments (environ deux millions de boîtes de tranquillisants par mois en France), et de multiplier les analyses ou les visites médicales spécialisées, la réduction des dépenses de santé n’est pas seulement un impératif économique : c’est une exigence éthique.
Il nous faut résister à cette tendance qui nous porte chacun à prétendre être notre propre maître médical : nous ne nous connaissons nous-mêmes que par la présence des tiers, et prendre le temps de parler avec un généraliste suffirait souvent à ne pas fuir en avant dans une consomation et un gaspillage effrénés. Par l’automédication, nous devenons souvent des apprentis-sorciers de notre propre santé.
C’est que lorsque notre santé est en jeu, nous réagissons de plus en plus souvent avec le sentiment que nous avons un « droit à la santé », que celle-ci est un dû, réparable ou remboursable à n’importe quel prix. Mais il convient plutôt de parler d’un droit aux soins, droit qui implique en échange de veiller à sa santé et à celle des autres, de ne solliciter qu’à bon escient les ressources médicales disponibles. Les responsabilités en ce domaine sont partagées, et sont aussi imputables aux médecins, quand ils alimentent la surconsommation et la surenchère, et aux laboratoires pharmaceutiques qui sont les premiers bénéficiaires de l’augmentation de ce marché, et qui préfèrent souvent vendre des produits de plus en plus chers, sous des présentations luxueuses.
Il nous faut aussi résister à cette tendance qui nous porte à négliger les intérêts communs et à tirer le maximum de la Sécurité Sociale, « puisque les autres le font bien » : c’est précisément parce que la Sécurité Sociale est quelque chose à quoi nous tenons et que les plus faibles dans nos sociétés en ont un besoin vital, que nous ne devons pas la détruire par des conduites irresponsables.
A l’âge où les neurosciences et la neurochimie font des progrès spectaculaires, ceux qui s’occupent de bio-éthique restent souvent obsédés par l’usage qu’en pourrait faire un « dictateur fou » : ils ne voient peut-être pas assez que les vraies questions éthiques, replacées dans le monde où elles se posent, sont davantages soulevées par les usages quotidiens, l’emploi des calmants et des exitants, par exemple.
L’augmentation des dépenses de santé exige certes une solidarité sans laquelle une société se défait et qui doit être renforcée. Mais elle désigne aussi ce qui apparaît aujourd’hui comme le fond du problème : l’automédication, la croyance quasi-religieuse que tout ce qui ne va pas est susceptible d’une « thérapeutique », la course à la « forme », cette idole collective, cette norme impérieuse et pourtant discutable de ce que doivent être le corps et sa « santé ».
François Rochat et Olivier Abel,
Présidents des Commissions « Eglise et Santé » et « Éthique » de la Fédération Protestante de France
Juillet 1993
Liste des thèmes a traiter prochainement
Drogue. Sida. Médias et journalisme. Chômage. Justice, responsabilité, culpabilité. Le déséquilibre des générations. La voiture. Le logement et la famille. Droit et écologie. Dons et greffes d’organes.
Les quatre secteurs d’interrogation éthique
La Commission a distribué son travail sur quatre secteurs, comme aide-mémoire, et pour qu’un thème ne prenne pas une importance disproportionnée.
A) La et les générations, les personnes : l’adoption, éthique de la sexualité, les manipulations génétiques, greffes d’organes, le commerce et le corps, la consommation médicale, les neurosciences, euthanasie et accompagnement des mourants, la « procréatique », le suicide, le déséquilibre des générations et le vieillissement, la solitude, etc.
B) Economie et écologie : la voiture, la condition animale, éthique de l’entreprise, éthique de l’argent, éthique du travail et de son partage, compétence et emploi, le logement et la famille, le tourisme dans le monde, etc.
C) Le droit et l’espace public : l’éthique dans le débat public et le débat politique, éthique de l’engagement associatif, éthique du droit et du conflit, éthique et poids du technique dans l’élaboration du choix, éthique et justice pénale (peine de mort, réinsertion, pardon …), etc.
D) Cultures : identité et laïcité : les mariages mixtes, famille et télévision, éducation et écoles, art publicité et provocation, quel équilibre entre identité et urbanité ? Statut et accueil de l’étranger, éthique de la communication et de l’information, etc.
Liste des membres de la commission d’éthique de la Fédération Protestante de France
M. Le professeur Olivier ABEL
Monsieur Marc OPITZ
Monsieur Jean BAUBEROT
Docteur Michel CAMBRELIN
Docteur Jeaninne CHUAT
M. le professeur Jean-françois COLLANGE
M. le pasteur André DUMAS
Maître Jean-Jacques de FELICE
Monsieur Pierre-Patrick KALTENBACH
Monsieur Pierre-Olivier MONTEIL
M. le pasteur Etienne PETITMENGIN
Madame Ariane PLET
Madame France QUERE
M. le pasteur Louis SCHWEITZER
M. le pasteur Robert SOMERVILLE
M. le pasteur Jacques STEWART
Invités permanents :
M. le pasteur Roland CAMPICHE
M. le pasteur François ROCHAT
Monsieur Geoffroy de TURCKHEIM
Anciens membres :
M. le pasteur Claude BATY
Madame Rose COELHO
Dr. Frédéric KOHSER
Dr. Etienne MARTIN
Madame Rosine MAURY
M. le professeur Jacques ROBERT
Listes des textes de membres rédigés a l’usage de la commission d’éthique
Biologie et Ethique, rapport au Conseil de la Fédération Protestante de France,
Olivier Abel (octobre 1986)
Lettre sur l’informatisation et l’utilisation d’un fichier, Olivier Abel (décembre 1991)
L’éthique des médias : un premier tour du problème, Olivier Abel (juin 1993)
Le péché, Claude Baty (juin 1993)
Couples incertains et désirs d’enfants, André Dumas (novembre 1986)
Péché, culpabilité, responsabilité, André Dumas (juin 1993)
La merveille et la convoitise, André Dumas (décembre 1986)
Présence auprès des mourants, André Dumas (septembre 1991)
Contragestifs, Rosine Maury (mars 1986)
« Tu enfanteras dans la douleur » (Ge 3,16), Rosine Maury (janvier 1988)
Quelques repères au sujet de la maîtrise de la procréation, Rosine Maury (décembre 1986)
Neurosciences et fin de vie, France Quéré (mars 1991)
Réflexions sur l’homosexualité, Robert Somerville (novembre 1993)
(Textes disponibles sur simple demande).
Olivier Abel
Publié dans