Parmi les philosophes français, Ricoeur est de ceux qui a le plus longuement discuté la théologie. D’où l’erreur fréquente de le prendre pour un théologien, alors que c’est constamment comme philosophe qu’il explore cette frontière, comme il explore celles avec la littérature ou avec l’histoire. En ce sens, Ricoeur ne s’est jamais laissé intimider par l’inculture religieuse souvent typique de l’intelligentsia française, car il refuse de liquider les questions qui se posent sur ces lisières. Mais jamais non plus il n’a concédé à un ton oraculaire, apocalyptique ou sapiential, qui va plus ou moins subrepticement dans les traditions religieuses y piller des réponses toutes faites. Ricoeur estime d’ailleurs que répondre théologiquement à un appel est autre chose que répondre et questionner philosophiquement.
À cet égard sa posture est d’abord de style plutôt kantien, est c’est à partir d’une réflexion sur les limites (mais aussi sur le mal radical et sur le tragique) qu’il part à la rencontre des figures théologiques de l’espérance. Pour plusieurs raisons. La première tient à la situation de la philosophie dans l’enseignement public, où le langage philosophique doit s’en tenir au plan argumentatif: Ricoeur ne se départit jamais de cet « ascétisme de l’argument », comme il dit dans la préface à Soi-même comme un autre où il distingue argument et conviction, pour expliquer comment la question théologique est tenue « dans un suspens que l’on peut dire agnostique ». La seconde tient à la méthode kantienne de séparation critique: Ricoeur n’a cesse de faire voir la discontinuité des problèmes et la pluralité des types de discours, de protéger les distinctions, de refuser les « synthèses prématurées ». C’est sur ce point que les grandes espérances religieuses mais aussi politiques et philosophiques, quand elles prétendent répondre à tout, côtoient le mal radical. On touche ici un troisième motif: Ricoeur n’a cessé de prendre au sérieux la violence « religieuse », non en l’anathémisant, mais en cherchant au contraire à l’apaiser par l’acceptation de conflits insolubles (Le conflit des interprétations), qu’il s’agit de reconnaître et d’instituer plutôt que prétendre les dissoudre. C’est pourquoi, de Kierkegaard et Karl Barth à Rosenzweig ou Lévinas, il a toujours préféré discuter avec ce qu’il y avait de moins onto-théologique ou de moins « hégélien » dans la référence théologique. Il démantèle d’ailleurs les concepts trop spéculatifs comme celui de « péché originel » chez Augustin (et les visions « pénales » du monde) ou les preuves classiques de l’existence de Dieu, de même que récemment il reproche à l’ontologie heideggerienne de liquider les problèmes de méthode historique ou littéraire.
Ces limites établies, Ricoeur ne tient pas pour nul et non avenu tout ce qui se trouve de l’autre côté de la frontière. Le fait religieux n’est pas réductible à des traditions mortes et sédimentées, non plus qu’à des conventions dont on pourrait changer comme de chemise. Ricoeur préfère parler de convictions, qu’il rapproche de l’attestation historique ou juridique: qu’est-ce que c’est qu’un témoin crédible? Qu’est-ce qui fait qu’une parole donne confiance, qu’est-ce qui autorise la confiance en soi comme en l’autre? Ricoeur parle de sources que l’on ne maîtrise pas, qui nous précèdent, et qui bordent l’argumentation comme des ressources non encore formulées: c’est pourquoi il compare les religions à des langues. D’où sa curiosité pour la diversité littéraire et linguistique des textes bibliques: narrations, prophéties, législations, proverbes, hymnes, dialogues, lettres, etc. Loin de devoir laminer cette diversité des textes sous une seule théologie, il nous faut faire valoir cette pluralité des voix. On ne connaît le « langage » qu’à travers des langues, que de l’intérieur d’une langue. Ce n’est pas un hasard si la rencontre d’autres cultures, d’autres religions, comme l’exploration des sources d’une religion, d’une culture, ne peut être expérimentée que sous la figure de la traduction. On découvre ainsi la plausibilité et l’existence d’autres langues, dans lesquelles on apprend peu à peu à se dépayser. On est en tous cas très loin avec Ricoeur de cette espèce de tourisme religieux nihiliste où l’on entre dans les autres « langues » comme dans des moulins, en étant d’autant plus prisonniers de notre langue d’origine que l’on n’y croit plus, qu’on ne la critique plus, qu’on n’y pense plus. Ricoeur dit de sa confession protestante qu’elle est « un hasard transformé en destin par un choix continu ». Cette « langue » qui lui parle de plus loin que lui, et où il est chez lui, est en même temps l’élément de sa critique recréatrice, ce qui lui permet de se retourner vers les autres langues.
Le hasard de la naissance relance ici la vraie méditation, qui est moins pour Ricoeur celle de la mort que celle de la naissance, de la reconnaissance. L’expérience religieuse touche ici aux deux bords de la pensée de Ricoeur, celui de la question la plus nue: « qui suis-je? Qui dites vous que je suis? », et celui de l’effacement devant les autres, du plus tranquille « insouci de soi ».
Olivier Abel
Publié dans Le Magazine Littéraire n°390 sept 2000, p.50-51.