Longtemps nous avons vécu sur un mythe de la croissance infinie, et nous avons communiqué ce mythe au monde entier. Je connais des grandes villes du tiers monde où cette illusion de croissance exponentielle, jointe à la spéculation immobilière (mais l’une ne va pas sans l’autre), a fait construire des centaines de milliers de logements inemployés. Le premier coup d’œil à la biologie ou à l’histoire suffit cependant à montrer qu’il y a toujours des limites à la croissance. Un organisme peut recevoir de l’énergie solaire ou se nourrir de l’énergie accumulée par d’autres, il ne cesse pas moins de croître à un moment donné, et doit bien alors dépenser et « perdre » l’énergie en surplus. Les nations aussi ont eu comme cela, chacune à son tour, des bouffées de « croissance imaginaire » (Kant). Et un premier ministre français avouait un jour ne pas savoir faire de la justice sans croissance : tel est le point de vérité où en sont nos sociétés. Dès que la croissance s’arrête, notre mythe, notre drogue et notre moteur, tout semble bloqué et voici déjà le déclin.
Mais au lieu de ramer pour une croissance de plus en plus nulle, ne pouvons-nous nous laisser aller comme « le rameur sans ramer » que chantait Aragon ? Ne pouvons-nous faire de ce retrait un précieux temps d’arrêt, lever les yeux vers le ciel ou le prochain visage ? Peut-être même faudrait-il faire un éloge du déclin ? Car tout déclin peut encore être un investissement confiant dans le futur. D’abord parce que la vie d’une société, comme celle d’un individu, se joue sur plusieurs tableaux, et que « la vague ne monte pas au même moment sur toutes les plages de la vie d’un peuple » (Ricoeur) — il n’y a pas que le poids économique, ou la puissance militaire : il y a les sports, les lettres et les arts, il y a la recherche scientifique, la courtoisie urbaine et le plaisir d’habiter, et il y a même l’intensité de la vie spirituelle ! Ne faut-il pas décliner sur une plage pour s’élever sur une autre ? Ne faut-il pas trouver le rythme par lequel tout à tour les différentes plages seront le mieux couvertes et découvertes ? La France et l’Europe ont ici une voie à inventer, une intelligente issue au mythe de la croissance infinie, et qu’elles pourront offrir au monde. Le pays qui le premier sera sur cette voie tiendra sans doute le cap de l’avenir. Et une Europe résolument « déclinante » serait peut-être la plus grande puissance qu’elle a jamais été.
Allons plus loin. La sagesse et le courage ne se vérifient pas dans le succès,mais dans la faculté de perdre intelligemment, et avec bonne humeur. C’est cet art d’être « bon joueur » que l’éducation européenne classique a longtemps su donner, et que maintenant justement on n’apprend plus à nos écoliers. On essaye vainement de faire croire à tous que tout le monde peut gagner, et on n’obtient que de l’amertume. Il faudrait d’abord que personne ne puisse perdre sur tous les tableaux. Il faudrait ensuite reconnaître dans toute activité un part qui doit être rétribuée à son juste prix, et une part « sans prix », gratuite, à pertes et profits incalculables. C’est cette faculté de perdre qui nous manque. Comment accepter de décliner, c’est à dire de ne pas tout accepter, de ne pas tout envier, de ne pas tout vouloir, de ne pas croire tout possible ? Comment accepter la fugacité de ce que l’on croyait acquis, l’effondrement de paliers que l’on croyait assurés pour partir vers de nouvelles conquêtes ? Ce consentement suppose, comme les vagues sur la plage, que nous acceptions, nous les prédécesseurs, de céder la place à nos successeurs, que nous leurs fassions place : c’est ici la plus délicate et la plus immense conquête. Ce consentement suppose que nous acceptions que les formes les plus hautes de nos traditions et de nos inventions ne soient un jour plus que les matériaux apparemment informes dont nos enfants feront leurs formes. Ce consentement suppose qu’un tel effacement, loin d’être le néant, soit simplement « tout autre chose ».
Olivier Abel
Paru dans La Croix le 31 octobre 2003