La crise actuelle est beaucoup plus qu’une crise financière spéculative, car ce qui se passe derrière c’est une crise de confiance, un ébranlement plus profond. Ce sont les fondamentaux de notre économie et même de notre bonheur, de nos images du bonheur, qui sont profondément en crise, et la petite crise financière actuelle n’est peut-être qu’une blague à côté de ce qui se prépare.
Le bonheur
Je commence par quelques remarques sur le bonheur. Première observation : on découvre le bonheur quand on l’a perdu. La privation du bonheur c’est le mal le plus profond. On pleure plus peut-être, dans la vie, des bonheurs perdus que des malheurs. C’est une observation que faisait Bayle, dans le problème de l’existence du malheur : pourquoi est-ce que Dieu n’a pas fait des êtres dont les fibres de plaisir ne s’usent jamais ? Pourquoi est-ce que le plaisir s’use ? Pourquoi est-ce que l’on s’habitue et que peu à peu ce qui était un plaisir devient fade.
On pourrait aussi dire avec Wilfred Monod : pourquoi est-ce qu’il y a tant de bien ? Wilfred Monod, pendant la guerre de 14-18, écrit Le problème du bien, ce livre est extraordinaire. Il y a du bon quand même, alors pourquoi, comment y a-t-il toutes ces occasions du bon ? C’est encore plus absurde que le mal.
Schopenhauer dit qu’il y a des moments où l’on a besoin d’un malheur, alors d’un petit malheur on arrive à faire un grand malheur. Et l’on pourrait dire pareil pour le bonheur : on n’a pas beaucoup de bonheur mais il y a des moments où on a besoin de bonheur, et d’un petit bonheur on peut faire un très grand bonheur. C’est une question de réceptivité, c’est une question de sensibilité.
Dans le bonheur se loge quelque chose qui est très important : le temps. Je disais tout à l’heure : on découvre le bonheur au moment où il s’achève. On peut dire en sens inverse que le bonheur, c’est la fin d’un malheur. Il y a donc quelque chose comme le temps qui apparaît. Nietzsche insiste beaucoup là-dessus. Il fonde le bonheur sur la faculté d’oublier, sur la faculté d’effacement.
Le bonheur s’observe à la traîne de nostalgie, de regrets qu’il laisse derrière lui. Mais du coup aussi au désir que nous avons de le re-prendre. C’est après coup qu’on dit : mais finalement c’était ça le bonheur, on cherche à le re-prendre, à y re-venir. Voyez, c’est un schème tout à fait biblique, c’est le schème de la nouvelle alliance.
Il n’y a pas que le temps dans le bonheur, il y a aussi le rapport à l’autre. Ce n’est pas l’enfer, l’autre. L’autre est un enfer lorsque j’ai la jalousie des autres bonheurs ou du bonheur des autres, et à l’âge du virtuel on peut tout le temps se dire qu’on est en train de rater tous les bonheurs parce que l’on est toujours en train de courir derrière les bonheurs des autres ou d’autres bonheurs possibles.
L’important, c’est l’idée du partage. Kant écrit dans La critique du jugement qu’un plaisir esthétique n’existe qu’à être partagé, qu’à être communiqué. Il est impossible d’être heureux tout seul. La joie, c’est de partager la joie, c’est la communication. Mais, en même temps, ça pose des problèmes : en voulant partager son bonheur, ou partager l’Évangile en disant : « C’est trop bien ! » on peut vouloir l’imposer à tout prix. L’autre peut dire : non, excuse-moi, laisse-moi, je n’ai pas envie de partager ta joie. On ne peut pas obliger quelqu’un à jouir, à avoir un plaisir, c’est forcément libre. Le partage du bonheur doit donc rester résistible, et c’est ce qui fait toute la difficulté du partage du bonheur.
Peut-on partager le bonheur ?
Je crois que la crise économique dans laquelle nous sommes, au sens très large, c’est l’impuissance à partager le bonheur, à partager les biens, à partager le bon en général avec les contemporains, mais aussi les générations suivantes. Est-ce que nous ne sommes pas dans cette logique égoïste de garder le bon pour nous, tout de suite ? Il y a une sorte de « présentisme » dans le bonheur, pour moi, maintenant, et tant pis pour après !
Le bonheur tel que nous l’imaginons repose sur un mode de vie qui n’est pas généralisable et qui n’est pas durable. Après les attentats de New-York, autant Bush que Blair ont fait comme première annonce : « On ne nous obligera pas à changer de mode de vie. » J’ai envie de dire : changeons de mode de vie avant d’y être obligés. Changeons notre image du bonheur faite de vacances, de frénésie de déplacements, de fuite perpétuelle.
Cela correspond à une évolution du capitalisme. Le capitalisme mondialise pour marcher. Il a besoin de faire entrer dans l’échange de nouveaux territoires, de nouveaux biens, de nouveaux services, parce que c’est là-dessus qu’il se fait ses marges. Il a donc besoin d’ouvrir des poches nouvelles. Il a besoin de différences, il a besoin qu’il y ait encore des endroits préservés, qu’il y ait des différences de niveaux de vie, mais en même temps, il broie et nivelle les différences. Il faut donc qu’il en produise d’autres, c’est la raison pour laquelle je pense que l’on a affaire à un double processus de mondialisation : uniformisation mais aussi balkanisation avec des forteresses qui se séparent. Ce ne sont pas des processus opposés, au contraire, ils sont profondément complices.
D’un côté, on a une mondialisation, une sorte d’océan ouvert, sans attache, soyez libres soyez flexibles. Et en face il y a des territoires clos dans lesquels se protègent aussi bien des riches, qui se ferment derrière des murs, des grillages, que des pauvres, dans des ghettos, qui veulent protéger leurs différences, leur culture, leur religion, la seule chose qu’il leur reste… C’est un processus énorme, une double frénésie qui brasse tout, qui a beaucoup de conséquences, et notamment sur la pauvreté et la richesse.
D’un côté la richesse, aujourd’hui, c’est être sur un océan de connexions (internet, réseaux, adresses), avoir un fort carnet d’adresses, des connexions lointaines, rares, qui vont rapporter beaucoup. Et la faiblesse, la pauvreté aujourd’hui, c’est d’avoir très peu de connexions et d’être fidèle : quelqu’un qui n’a pas voulu quitter sa vieille maman, c’est un faible, quelle que soit sa richesse.
Les nouveaux riches nous donnent l’image de ce que devrait être le bonheur. C’est très intéressant de voir l’image de la vie accomplie, l’image du bonheur dans les différentes cultures. Quand on donne aux humains les moyens de montrer leur bêtise, leur mauvais goût et leur méchanceté, ils le font. Certaines pauvretés nous donnent des images extraordinaires de ce que peut être la vie humaine autrement. Et d’ailleurs, certains pauvres ont ce que bien des riches désirent : une vie simple, moins de trucs inutiles, etc.
Actuellement, nous avons affaire à une crise du capitalisme qui était d’une certaine manière déjà en germe dans le paradoxe protestant tel que Wesley, le fondateur du Méthodisme, le formule : « « nécessairement la religion doit produire l’industrie et la frugalité, et celles-ci à leur tour, engendrent la richesse. Mais lorsque la richesse s’accroît, s’accroissent de même orgueil, emportement et amour du monde sous toutes ses formes »…. » Il y a donc une sorte de paradoxe, le paradoxe protestant, qui est aussi le paradoxe du capitalisme productif.
En face de ce capitalisme productif, il y a un capitalisme prédateur, pilleur. Et malheureusement on a le sentiment que l’on a un équilibre entre les deux. Il y a des cultures capitalistes productivistes et il y a des cultures capitalistes prédatrices pour lesquelles l’important c’est de dépenser ; si tout le monde produit et que personne ne dépense, il n’y a pas d’économie possible. Il faut donc bien qu’il y ait un endroit où tout ça se dépense, sinon les dépenses se font dans la guerre, la dilapidation brutale. Georges Bataille observait que le protestantisme avait donné un coup d’accélérateur à la croissance, au développement, parce qu’on travaille et on ne dépense pas ; du coup, on accumule. Mais il y a des limites à la croissance, et il y a un moment où il faut dilapider ce que l’on a accumulé. Il y a un temps pour construire et il y a un temps pour détruire, il y a un temps pour bâtir et il y a un temps pour démolir. Si l’on ne pense pas que l’homme, anthropologiquement, a autant besoin de démolir que de construire, on ne peut pas comprendre l’économie.
La crise du capitalisme aujourd’hui, c’est l’épuisement d’une société de production, parce que les gens ne veulent plus tellement travailler. Il y a des limites au besoin de travailler, mais il y a aussi des limites au besoin de consommer. C’est ça qui est en train de se produire. Ce n’est pas seulement que les ménages n’ont plus confiance, c’est aussi que de toute façon, ils n’ont même plus envie de continuer à acheter tout ce que l’on voudrait leur vendre à tout prix. Pourtant l’économie a besoin qu’il y ait des acheteurs. On n’a pas trouvé de nouveau moteur pour la société que production-consommation, et on le relance sans cesse, mais il fait de plus en plus de ratés.
Derrière la question économique : d’autres craquements
Ce n’est pas seulement une petite crise financière spéculative, c’est une crise économique dans un sens beaucoup plus large : on touche des limites. Notre mode de vie, je le disais, n’est pas généralisable, n’est pas durable.
Première limite : c’est une limite énergétique. La courbe du développement mondial est en train de croiser la courbe de l’épuisement des ressources et d’abord des ressources énergétiques. L’époque du pétrole facile : c’est fini. Le plastique a modelé l’image du bonheur : tout est facile ! Mais le plastique, les hydrocarbures, le pétrole, à l’échelle galactique, c’est extrêmement rare, c’est beaucoup plus rare que l’or. En un siècle nous avons dilapidé tout ça, nous l’avons détruit. On ne sait même pas si nous aurons maintenant l’énergie pour préparer la suite, si nous aurons collectivement la force de prendre les virages compliqués qui s’imposent.
Limite énergétique de la croissance, donc. épuisement aussi des métaux, des ressources végétales, épuisement de la Terre, épuisement de l’eau. Ce sont des limites profondes. Toutes les paraboles de Jésus sur la surabondance, je ne les écoute plus que comme des métaphores à vraiment réinterpréter, je ne veux plus penser le bonheur comme abondance, ou comme surabondance.
La deuxième limite : les déchets. Les rejets, les émissions, les pollutions sont en train de devenir inassimilables par l’écosystème. Nous avons affaire à des bouleversements, notamment climatiques, qui sont encore plus proches que les bouleversements énergétiques, pour lesquels si on avait le temps on pourrait encore trouver des solutions, mais il y a les gaz à effet de serre qui vont avoir des effets sur l’agriculture, et ils en ont déjà.
Il y a une troisième limite, qui est peut-être encore plus proche, encore plus urgente : la démographie, avec des populations qui sont en très forte augmentation, avec des ambitions, un appétit de consommer. Et donc les marchandises circulent, les pollutions aussi circulent, mais aussi les frontières géopolitiques : il y a en même temps des murs qui s’élèvent, qui séparent la richesse de la pauvreté. Mais du côté de la richesse, il y a des chômeurs et des puits sans fond de pauvreté se créent ; et du côté pauvre il y a des îlots de richesse énorme, des enrichissements incroyables. La carte est donc compliquée. On va avoir des migrations, je dirais presque écologiques, des migrations pour pouvoir survivre, et des guerres. On va avoir deux formes de guerres : d’une part lorsque les grillages, les murs qui nous séparent des mondes pauvres vont s’effondrer. Et d’autre part, comme il existe ces puits de malheur à l’intérieur nos sociétés, je crois que nous allons vers des pillages : ce qui s’est passé à Kinshasa où la ville a été entièrement cannibalisée, comme ils disent, peut se produire demain à Los Angeles et après demain à Paris. Nous ne sommes pas du tout à l’abri de ça.
Ce n’est qu’un éboulement
On pourrait dire : ce n’est pas grave, l’homme est intelligent, il s’est toujours adapté, il saura s’adapter, on va investir massivement dans la recherche, on va révolutionner le mode de diffusion du savoir. Il y a quelque chose de très juste là dedans. Mais tout de même : croire que l’on puisse construire une gouvernance entièrement intelligente et que ça va suffire, c’est dangereux. C’est dangereux parce que ceux qui font cet investissement le font pour eux, tout seul : les États Unis tout seuls, la France toute seule. Tant pis pour le monde. Cette fuite en avant n’est pas généralisable. Il faut prendre le pétrole là où il est. On est dans un scénario qui prépare des guerres, qui prépare une planète foutue : en fait, c’est une impasse.
C’est aussi une impasse parce qu’il n’y aura pas toujours des solutions techniques à tous les problèmes ; chaque invention amène ses nouvelles formes d’accidents, de catastrophes. Et on ne sera pas toujours plus intelligents, capables de gérer le « encore plus de complexité ». Je dirais même que la première figure de l’intelligence c’est de mesurer à quel point nous ne sommes pas assez intelligents pour ce que nous faisons. Nous ne sommes pas assez intelligents pour la puissance de nos instruments, la puissance des processus que nous déclenchons.
En même temps, il est très important, de ne pas rentrer dans une mentalité apocalyptique : ce n’est qu’un éboulement. II faut même aider à déconstruire. C’est ça, la tâche de la pensée aujourd’hui : déconstruire, démolir doucement avant que ça s’écroule trop lourdement. C’est ce qu’a fait Calvin. Calvin n’a pas fait de commentaire de l’Apocalypse, il a fait des commentaires de tous les livres bibliques mais pas de l’Apocalypse parce que pour lui, ce n’était pas la fin du temps alors que son époque était une époque de panique. Reprenons la respiration, installons nous dans la durée : Institution de la religion chrétienne ! Voyez, le sens de la confiance, de la durée, c’est ça qui nous manque.
Mais il faut aussi que nous affrontions théologiquement le cœur de notre mythe du bonheur qui est le mythe de la croissance. C’est un mythe, c’est une religion, il nous faut le dé-mythologiser, le déconstruire. Nous rêvons de la croissance, nous croyons à la croissance, parce que notre diable, notre malheur c’est l’augmentation de l’entropie. Nous avons peur de l’entropie croissante, de la stérilité, de la mort. Notre idole, c’est la complexification, c’est la créativité, la jeunesse, le neuf. Il faut que ça bouge, il faut que ça crée : c’est devenu notre dieu. Et ça nous fait du mal, cette idolâtrie. Nous sommes entre d’un côté l’activisme : il y aura toujours une solution technique, et d’un autre côté le pessimisme : ce monde est foutu, mais ce n’est pas grave, on va remodeler la condition humaine, le corps, le sexe, la naissance, la mort, la société tout entière pour préparer un exode extra-planétaire. Cette culture-là, notre culture actuellement, c’est une gnose, une théologie, une religion, et beaucoup plus forte que nous ne le croyons. Il y a des limites à la croissance, au développement, il y a une obligation de perdre, on ne peut pas tout le temps monter en complexité et en accumulation. Nous vivons un moment de bouleversement non seulement économique mais écologique, non seulement politique et de ré-invention de la démocratie, mais finalement de bouleversement culturel, religieux, poétique, pourrait-on dire. C’est l’occasion de relancer des nouvelles formes d’économie, des nouvelles formes de politique, de démocratie, des nouvelles formes de culture.
Une poétique du déclin
Le mot de déclin est un mot philosophique que j’emprunte à Nietzsche, dans « Ainsi parlait Zarathoustra ». Zarathoustra qui était sur la montagne, et qui, comme le soleil, après avoir beaucoup reçu, après être monté, veut descendre, décliner, donner, pas tout le temps prendre. Il y a un moment où il faut donner, pas tout le temps accumuler, il y a un moment où il faut perdre. C’est ça, pour moi, l’image du déclin, une image du soleil. C’est une image que je peux mettre dans un cycle : il y a un temps pour monter et il y a un temps pour descendre. Il y a un temps pour recevoir et un temps pour donner. Il y a un temps où la vague monte et un temps où la vague décline. L’histoire est faite d’ondes. Il faudrait apprendre à monter et à descendre plus doucement, même s’il n’y avait pas de crise écologique, même s’il n’y avait pas de crise économique.
Il y a aussi, même plus profondément, une image de la vie heureuse qui fait trop de malheureux. Parce qu’il y a trop de frustrés qui n’y arrivent pas, et que même pour ceux qui y arrivent, finalement cette vie ne tient pas ses promesses ; on découvre que l’on a beaucoup sacrifié et que finalement… à quoi bon ? Ce qui est le plus dur à changer dans ce déclin, c’est d’accepter que nous ayons fait des sacrifices pour rien.
Nous pouvons changer d’opinion, et dire : d’accord, il faut changer. Mais ce qui est très difficile à changer ce sont les habitudes. Nous avons pris des sales habitudes, elles sont lourdement installées dans nos corps, dans les plis de nos corps, de nos objets ; nous avons des habitudes liées à des objets, nous aimons nos objets. Et puis nous ne sommes pas tout seuls, nous sommes avec d’autres. Les habitudes sont plus difficiles à changer que des installations techniques. Par exemple nos habitudes de nourriture, de déplacement : nous sommes drogués au déplacement ; changer cela, ce n’est pas évident. Nous avons une accoutumance à la connexion, nous avons besoin d’avoir notre dose de connexion tous les jours. Nous ne supportons pas que les choses soient trop vieilles, il nous faut vite renouveler ; il faut tout le temps que les choses soient un peu neuves, sinon on vivra mal ; on s’est déshabitué à vivre avec des choses un peu abîmées. Et en plus, il m’est difficile de changer mes habitudes tout seul, parce que je ne vis pas tout seul dans mon coin. Je ne peux pas changer mes habitudes sans que les habitudes de mes proches n’en soient modifiées. Nous sommes solidaires ; il est difficile de changer de co-habitudes. Nous avons des co-habitudes et nous sommes des co-habitants, c’est cela l’écologie, c’est cela la planète.
Il nous faut changer d’opinions, d’habitudes, et même changer de rêves, d’imaginaire. Nos images de la vie heureuse, accomplie, doivent changer. Nous devons bouleverser notre précompréhension, pas seulement nos arguments, mais les présuppositions. Ce ne sont pas les débats télévisés qui vont faire changer cela, il faut ce que Ricœur appelait une conversion de l’imaginaire. Et Ricœur disait que la seule chose qui pouvait convertir nos imaginaires, c’est la poétique. Nous avons besoin de poésie. Nous avons besoin de cinéma, nous avons besoin de prédications, nous avons besoin de toutes ces paroles qui bouleversent notre imaginaire, qui modifient profondément notre imaginaire.
Il faut sortir de l’idée de la croissance, de l’abondance, c’est-à-dire cesser de chercher le salut. Accepter d’être perdu, pour soi-même, d’être entièrement perdu. Reporter son souci sur les autres, éloigné dans le temps, dans l’espace, dans les générations.
Il me semble que, au cœur du bonheur, il y a la gratitude. La gratitude est quelque chose de fondamental dans les joies. Sentir qu’on est là par un hasard absurde. Pourquoi moi ? Rompre avec ce discours du mérite : est-ce que le spermatozoïde qui arrive le premier mérite quoi que ce soit? Toute notre administration a une psychologie du mérite. Ils pensent que s’ils sont là, c’est parce qu’ils le méritent. Il faudrait remettre une dose de hasard dans beaucoup de choses. Parce que finalement, la grâce, c’est le hasard. Un peu plus de hasard, un peu plus d’indifférence : toi ou moi, c’est un peu pareil. Remettre dans nos bonheurs un peu plus d’approbation des hasards. Et du coup, peut-être, changer ce sentiment que ce qui est heureux c’est ce qui est durable, solide. On va changer le monde, on va le rendre heureux. Stop ! On a assez changé le monde, maintenant, il faut l’interpréter un peu. Il faut accepter au contraire la fugacité, la fugacité du bonheur, la fugacité de l’action, la fugacité de la parole.
Retour sur le bonheur
Alors, finalement, de quoi est-ce que nous avons besoin pour être heureux ? Nous avons besoin, pour moi c’est une sorte d’abrégé de ce que je propose, nous avons besoin de différer ensemble. Nous ne pouvons pas être ensemble sans avoir besoin de nous opposer. J’espère qu’il y aura beaucoup de disputes. Forcément : on est ensemble à travers les différends, à travers les différences, à travers les oppositions. Mais on ne peut pas se disputer tout seul, on a besoin des autres pour se disputer, on a besoin d’être ensemble pour différer, pour se distinguer les uns des autres.
Je vais prendre ces deux mouvements, mais d’abord leur cadre : nous avons besoin d’un monde, d’une cité, d’une église qui forme le théâtre de nos existences. Avec Calvin, on peut le prendre dans l’autre sens : d’abord une église mais aussi une cité, mais finalement un monde, qui soit un espace commun d’apparition. Basile de Césarée, le fondateur des monastères cappadociens, disait à tous les anachorètes qui étaient allés se loger dans des petits trous des montagnes, dans l’Anatolie : revenez ensemble, soyez ensemble, « soyez mutuellement témoins de vos joies ! », il n’y a de bonheur que mutuel, que partagé. Donc continuez à désirer partager vos joies, votre bonheur, en dépit de l’incertaine réception que vous allez avoir, car c’est résistible. On pourrait dire : c’est résistible, on ne peut pas imposer le bonheur d’en haut, mais de proche en proche, la joie sera tellement communicable qu’on va enfin arriver à la communiquer au monde entier ! Non, pas du tout. Elle est universalisable, mais elle ne sera jamais universalisée et heureusement ! La joie irradie, comme des ondes. Et elle s’arrête, pour faire place à d’autres joies. Il n’y a pas de joie, de bonheur universel qui pourrait ressembler à une loi définitive. Il y a d’ailleurs tout le temps des décalages : entre moi et l’autre, même le plus proche. Il y a des décalages dans nos conceptions du bonheur, nous passons notre temps à nous courir les uns derrières les autres, à nous rater. Et j’ai des décalages avec moi-même : je voulais quelque chose, et quand je l’ai, ce n’est plus ça que je voulais. On n’arrive jamais au bonheur, de ce point de vue-là. Il faut donc trouver notre bonheur dans ces décalages eux-mêmes. Il faut faire du décalage, de cette différence, le lieu même du bonheur.
à partir de cet espace commun d’apparition, nous avons besoin de deux choses pour être heureux. Nous avons besoin de nous montrer. Quelqu’un qui est heureux a envie de le partager, il a envie aussi de montrer de quelle joie il est capable. « Qui dites-vous que je suis ? » cela veut dire aussi : quelle joie dites-vous que je suis ? Il faut imaginer chacun heureux. Chaque existence est une joie. C’est Whitehead qui dit cela, c’est toute la Process Theology qui développe ce genre de choses. Donc, il y a quelque chose comme un désirer s’interpréter, se connaître. C’est le fond. Un des moteurs du désir humain, c’est le désir de se connaître : « qui suis-je ? ». Et on ne se connaît pas tout seul, on se connaît devant les autres, avec les autres. Donc il faut des occasions de rencontrer, de se montrer sous plusieurs profils. Il ne faut pas qu’une seule scène, il n’y a pas que l’économie : produire, consommer. Il faut multiplier les scènes. L’église est une de ces scènes, mais il y en a tant d’autres qui sont des occasions de montrer nos talents, d’interpréter qui nous sommes, d’interpréter ce qui nous a été donné qui est d’exister. Nous sommes nés, et nous devons interpréter le fait d’exister. Il faut redonner cette chance à ceux qui l’ont perdue, ceux qui ont le sentiment qu’il aurait mieux valu qu’ils ne soient pas nés. Redonner cette chance, non pas une fois, non pas trois fois, non pas sept fois, mais soixante-dix fois sept fois ; et il faut avoir le sentiment que ce paraître, ce droit de se montrer, c’est fondamental, ce n’est pas superficiel. La parure n’est pas superficielle. Calvin, lui-même, dit justement que la création c’est le paraître, c’est la joie de paraître, la gratitude de com-paraître, de paraître ensemble au monde. Il y a une logique non utilitariste ; c’est utile en plus, mais il y a aussi quelque chose qui n’est même pas utile : juste des parures, des plumes, pour rien. Ce n’est pas superficiel, c’est le cœur de chaque chose.
D’un autre côté, nous avons besoin non pas seulement de nous montrer mais aussi de nous retirer, de nous effacer. Le bonheur est aussi là, il y a aussi un bonheur à s’effacer. Ce qui suppose d’avoir la possibilité de se retirer. Un SDF ne peut pas se retirer, il n’a pas de lieu où se retirer. Il ne peut pas se changer : où est-ce que vous voulez qu’il se change, dans un coin, sous un banc ? Notre société doit redonner à chacun le droit, la possibilité concrète de se retirer. Il n’y a plus assez de monastères ; peut-être que le protestantisme a fermé les monastères, mais il faudrait repenser les monastères comme co-habitat, au sens que je disais tout à l’heure, comme lieu pour redonner des chances de se retirer pour pouvoir se montrer, pour pouvoir être ensemble. Pour pouvoir être dans cette vie commune, cette cité commune, il faut aussi pouvoir se retirer. Ce retrait, c’est aussi de la courtoisie : je me montre et après je me retire pour laisser la place à d’autres, la parole à d’autres. Il y a une courtoisie, une politesse de céder la parole. Il y a aussi la courtoisie, pour une génération, de se retirer à temps pour laisser l’autre génération arriver. Il y a un moment où il faut s’effacer devant les autres, devant les successeurs.
C’est une figure que je prends d’Emerson, une figure de la docilité, comme un moment où le bonheur n’est pas le bonheur de se connaître, de se chercher, de se montrer, mais le bonheur simplement d’être, d’être dans le cercle, parmi d’autres, oublieux de soi-même, tout tourné vers ce que montrent d’autres, d’autres êtres, vers ce que montre le monde. Et cette docilité, Emerson la formule ainsi, c’est une formule très mystérieuse, dans La Confiance en soi : « Quiconque a plus de docilité que moi me domine, ne lèverait-il même pas le petit doigt, je dois graviter autour de lui par la force de révolution des esprits. » Ce qui gouverne, ce n’est pas la puissance, c’est la docilité. Ou alors on pourrait dire les choses en deux temps. Il y a un temps pour gouverner : ce qui gouverne c’est ce qui se met au centre et qui prend le sceptre de la parole. Il y a aussi un temps pour se retirer et un temps justement pour la docilité ; ce qui gouverne, c’est la docilité. C’est à dire aussi la réceptivité, la passivité : recevoir les joies des autres, recréer, répéter les joies des autres, les autres joies. Et le bonheur est dans la réceptivité disait Schopenhauer : quelqu’un, même s’il n’a pas beaucoup de bonheur, peut, en voyant des bonheurs, se faire une joie bien suffisante, bien ample.
C’est pour ça que je dirais qu’il y a un rythme. Il y a le bonheur comme joie, comme joie de se montrer, comme joie d’augmenter, comme joie d’essayer. Et il y a le bonheur comme contentement, comme admiration, comme diminution. Il y a un temps où le bonheur c’est de grandir, et il y a un temps où le bonheur c’est de diminuer. Et tout cela suppose d’y être autorisé, d’être approuvé par quelque chose de plus durable que nous, et mon Dieu, je ne vois rien que la parole qui puisse approuver. Alors où est-ce qu’il y a de la parole ? Sinon d’abord dans une assemblée comme ici.
Olivier Abel
Publié « Economie et bonheur » dans Evangile et Liberté, n°232 oct 2009, p.9-16.