Le ciel nocturne et tourmenté du Gréco à Tolède, que Malraux qualifiait de paysage crucifié, et ce lendemain un soleil tout blanc dans un air si frais, si bleu qu’on se retient de voler: c’est bien Pâques. Je me demande pourquoi Jésus est mort, et soudain si les justes souffrants souffraient pour rien, ne pouvaient donner leur vie pour personne. Kierkegaard se révoltait contre la banalité des paroles chrétiennes, en observant qu’on ne comprenait alors plus pourquoi il a été crucifié, car on ne crucifie pas quelqu’un pour de banales remarques.
Mais il est un autre scandale, plus grand peut-être que l’existence du mal et la mort de Dieu dans le monde mêlé où je vis, c’est d’entendre dire que par un seul tous seront sauvés! Voici pourtant ce fait littéraire étonnant: quatre histoires pour les mêmes évènements. Et à l’intérieur de chaque Evangile, cette extrême disparité des figures de Jésus, entre le doux des Béatitudes et des lys des champs, cet amoureux dont les mystiques de l’Islam étaient épris, et l’imprécateur jetant ses malédictions par dessus son épaule, comme Pasolini l’a vu. Cette différence de ton que l’on connait bibliquement entre le Cantique des cantiques qui chante le faon aimé sautant dans la montagne, et les exécrations d’Amos, comment Luc ose-t-il la mettre sur les mêmes lèvres et presque au même moment, juxtaposant en son chapitre 6 l’amour inconditionnel des ennemis et la règle d’or de ne pas faire à autrui ce qu’on ne voudrait pas qu’il nous fasse? La tension n’est-elle pas insoutenable?
Et ce n’est pas tout! L’histoire et les témoignages des communautés qui ont eu affaire aux éclats de cette mort et de cette vie, de ces actes et de ces paroles, montre comment elles ont dû composer, diversement selon les canons de chaque Evangile, entre: 1) Un rabbin talentueux, interprète très singulier de la Loi de Moïse, exigeant la justice totale pour chacun, et manifestant que sur les bords la Loi ne répond pas à toutes les questions. 2) Un chorégraphe organisant ses déplacements dans l’espace et le temps comme une liturgie, et dont la biographie est déjà une légende dorée, un parcours d’étapes sur le chemin de la vie. 3) Un maître du dialogue et de l’entretien socratique, où la mise en scène et en question des interlocuteurs les oblige et les autorise à changer de point de vue, et où l’interrogation ne met fin à la croyance en ce monde que pour accoucher d’un monde autrement crédible. 4) Un homme divin, un thaumaturge, un guérisseur, capable de faire des miracles, de faire faire l’inattendu, de délivrer du mal. 5) Un Messie, stratège libérateur d’Israël et chassant les marchands du Temple, mais qui se laisse juger et condamner sans appeler les armées celestes, et ses troupes se dispersent consternées. 6) Un moraliste subtil, tendre et cynique, un fabuliste familier et drôle dont les propos de table indiquent la sagesse du Royaume de Dieu, son éblouissante proximité.
Mais un être aussi contradictoire est-il plausible? Est-ce la même personne, celui qui pleure et nous fait pleurer tous ceux qui n’auront jamais leur salaire, la reconnaissance de ce qu’ils furent ou auraient pu être, et celui qui sourit et nous fait sourire au sentiment que par la simple grâce d’être né tous nous avons déjà notre salaire sans rien avoir demandé, et sans rien demander de plus? Est-ce bien « un seul », celui dont les derniers mots sont pour dire la désolation d’être abandonné (le fils abandonné du père, ou le père abandonné du fils par lequel seul la vie continue), et celui dont les derniers mots sont pour dire l’abandon, la remise de soi à l’autre? Je crois pourtant que Jésus a vécu de cette tension, et je crois même qu’il en est mort.
Reprenant à son compte et comme adoptant tour à tour des styles de traditionalité venus de cultures aussi multiples, des postures et des formes de langage et de vie aussi diverses, il semble en les mêlant les avoir portées chacune à ébullition, à incandescence, jusqu’à les bouleverser. Pour le représenter, pour raconter sa vie, il aura fallu mêler les genre littéraires, les profils de lecture, et faire voir ainsi ce qui ne pouvait pas être vu, représenter ce qui jamais n’était représenté. Le Canon des Evangiles n’est-il pas cette « boîte noire » où l’on trouve ensemble canonisées des traditions dont le conflit, sinon mortel, est apparu à nos anciens comme fondateur? C’est justement ainsi parce que le Jésus qui s’y diffracte est trop contradictoire, trop disparate et écartelé, trop improbable, que nous sentons la singularité de ce qui a dû se passer là. Et c’est justement parce qu’il était plus contradictoire que nos banalités religieuses, que Jésus devait être, dans sa passion même pour rendre compossible, possible en même temps, ce qui ne l’était pas, bien autrement cohérent que tout ce que nous imaginons.
Paru dans La Croix, le 12 Avril 1997
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)