Mon petit garçon, qui a six ans, voulait jouer sans tenir compte de ses autres obligations, lorsque je lui ai dit : «maintenant, soit tu fais ton devoir d’écriture, soit tu fais ton solfège». Il est resté un moment attentif, délibérant en lui-même, puis répondit: «mais pourquoi faut-il toujours choisir ?» Je voudrais tirer de cette histoire quelques indications sur notre question. Et d’abord, voir comment le choix est toujours à l’articulation et au passage entre le monde de la parole ou de la pensée, de l’attention, de la délibération, de la comparaison des possibles et de l’ouverture du possible, et puis le moment où l’on passe à l’action, où l’on décide, où l’on arrête de délibérer, où l’on tranche, c’est à dire aussi où l’on intervient non seulement pour accepter la situation, mais éventuellement pour la changer. Car choisir, et c’est ce que l’on observe sur cette petite histoire, ce n’est pas forcément cocher la « bonne » case parmi les possibles que l’on vous propose: cela peut être refuser le choix, modifier le contexte et la problématique. Mais choisir alors c’est apprendre à choisir; c’est tout un apprentissage où en choisissant on apprend à choisir, et on accepte d’être choisi. Et il faut choisir au sens tranché, agir, décider, pour apprendre aussi à délibérer, et à revenir sur ses choix. Je pourrais dire à mon enfant: «écoute, il y a des moments où il faut choisir, tu ne peux pas maintenir indéfiniment ouvertes les possibilités. Même si tu penses à d’autres possibilités, ce sera alors ta responsabilité ». C’est ici le premier dilemme dans lequel se trouve le « choisissant », c’est à dire non pas celui qui a choisi, mais celui qui est appelé à choisir: comment choisir, parmi les possibles, ou parmi les obligations? Mais d’un autre côté comment ne pas choisir?
Ensuite, si choisir est à la fois de l’ordre de la distance prise, de la considération critique et imaginative des possibles, et de l’ordre pratique, de l’exercice qui s’engage jusquà pouvoir modifier les conditions même du choix, on peut dire que ce dernier surgit à l’intersection de deux règnes, celui de la liberté et celui de la nécessité. S’il y a droit, c’est qu’il y a devoir. Et s’il y a bifurcation, c’est qu’il y a des chemins déjà tracés. Quand on va trop loin dans une direction ou dans une autre, on perd la hauteur et la largeur de la condition du choix. Soit on verse d’un côté dans le moralisme qui, comme les amis de Job, exagère paradoxalement la libre responsabilité jusqu’à la superstition: «de toute façon, ce qui t’arrive, tu l’as choisi ». Et de nos jours on entend souvent cela Or mettre les gens sous le joug d’une responsabilité totale de ce qui leur arrive, je trouve cela absolument immoral, parce que démoralisant. Mais de l’autre coté, si on accentue trop le côté «tout est déterminé», il n’y a que des contraintes objectives, on verse dans une sorte de fatalisme, religieux ou positiviste, dans lequel « on n’a pas le choix ». C’est l’alibi, finalement, d’une sorte d’irresponsabilité totale et non moins démoralisée. Entre ces deux extrêmes, il faut trouver un passage plausible.
En ce sens là, et je reviens pour la dernière fois à ma petite histoire du début, j’étais reconnaissant envers mon petit garçon qu’il ait ainsi déjoué l’alternative dans laquelle je l’avais placé, de devoir assumer la responsabilité d’un choix qui n’était pas le sien. Il y a dans la vie des obligations que l’on ne choisit pas, et en dépit d’une certaine tendance de la moralité protestante, il n’est pas toujours bon de faire de nécessité vertu, ou de faire passer nos necessités pour des choix.
Dans ce lacis de questions, évaluations et sentiments, je vais proposer maintenant deux parcours: le premier explorera la forme du problème, en se demandant « pourquoi est-ce que choisir fait problème »? D’un point de vue fondamental dans nos existences, qu’est-ce que choisir? Et d’un point de vue plus pratique, les techniques libèrent-elles ou contraignent-elles le déploiement de la modernité, et notamment de la liberté des choix proprement politique? Le deuxième parcours se demandera « comment opérer des choix? », par quel passage le choix doit-il passer pour tenir compte de ces différentes dimensions, et qu’est-ce qui fait la qualité éthique du choix? J’achéverai tout cela par une réflexion sur ce que c’est qu’être choisi, si être choisi précède le choisir et l’excède, sur ce que c’est qu’être né, être « élu », et sous le coup de quelle grâce?
Pourquoi choisir fait-il problème ?
Le choix précédé et excédé
D’abord parceque et toujours déjà, il y a en nous-mêmes quelque chose qui a été choisi avant que nous choisissions, et des choix innombrables qui nous précèdent. Choisir, c’est alors toujours aussi répliquer à, répondre à, réinterpréter, des choix qui nous prédèdent, des choix de nos parents, des choix de la société avant nous. Même mon choix maintenant est prédéterminé par ce que je suis en train de faire, et par des choix que j’avais fait moi-même un jour avant, dix jours avant, six mois avant. Nox choix sont toujours précédés par d’autres, qui ne sont plus modifiables. Choisir, c’est donc toujours répliquer à tout cela, le réinterpréter. Parce qu’il faut donner un sens, pour nous aujourd’hui et maintenant, à des choix qui nous excèdent et qui nous précèdent, et que sans cette « réplique » ou cette « réinterprétation » tous les choix qui nous précèdent, qui sont pour nous des non-choix, nous seraient insupportables, insoutenables, nous ne pourrions pas les « tenir » une seconde.
Puisque nous sommes à Sète, prenons l’exemple des galériens. Vous savez, cela a été décrit dans des romans ou des histoires de pénitenciers, comment les prisonniers ont tendance à se donner entre eux des règles supplémentaires, qui sont d’une dureté, d’une exigence, en même temps d’une vie commune très forte, sans laquelle ils seraient voués simplement à se taper la tête contre le mur. S’ils ne se tapent pas la têtre contre le mur, c’est parce qu’il y a quelque chose avant le mur qui les retient et qui est la dignité, la dureté de la vie, des règles qu’il se donnent à eux-mêmes. Et si des galériens huguenots ont résisté, c’est parce qu’ils avaient des exigences plus dures, en eux, que les exigences qui étaient celles de la chiourme des galères. On peut dire que c’est une bonne parabole de la condition humaine. Il y a des choses que nous n’avons pas choisies, qui ne dépendent pas de nous comme disaient les stoïciens, qui nous sont imposées par notre condition; et si nous voulons vivre, et vivre en humains, nous devons répliquer et riposter à ces conditions qui nous sont faites, en nous donnant des obligations et des choix en plus, en quelque sorte.
Mais le véritable paradigme de cette situation, c’est la naissance. Il y a en nous certainement quelque chose comme un désir de pouvoir choisir sa naissance, rechoisir sa naissance, avec des moments de révolte où nous voulons recommencer, casser tout cela qui est déjà commencé avant nos choix comme ces alolescents qui veulent changer de prénom, et des moments de grand consentement où nous acceptons de préférer ce qui nous est arrivé, de préférer là où nous sommes nés. Souvenez-vous dans l’Odyssée le moment où Ulysse, dans les bras de Calypso qui lui propose l’immortalité, décide quand même de revenir à Ithaque et à sa Pénélope vieillie; il accepte ainsi de vieillir, il préfère quand même Ithaque, et ce retour veut dire: «Finalement voilà, c’est là que je sui né et c’est là que je vais mourir et je l’accepte».
C’est pourquoi tout choix, ainsi précédé, et le moindre petit choix que nous faisons, touche aussi quelque part à la mort. D’où la difficulté, la dureté de choisir. Choisir, c’est mourir un peu. Non seulement, on y reviendra, parce que choisir c’est commencer, et donc commencer de continuer, et donc commencer de continuer jusqu’au bout, jusqu’à ce que ce soit terminé. Mais parce que tout en éprouvant la finitude de cela que nous faisons nous éprouvons aussi celle de ce nous n’achèverons jamais, ne continuerons jamais, ne commencerons jamais. Choisir, c’est faire le deuil d’autres possibilités, sans cesse. Décider, c’est toujours en même temps me décider, mais aussi trancher dans mes propres possibles.
Le choix entre l’imprévisible et l’irréversible
Le choix fait ensuite problème parce qu’il doit répondre à la double injonction qui structure tout l’agir humain, de sortir à la fois de l’imprévisibilité et de l’irreversibilité. Comment sortir de l’imprévisibilité, de l’arbitraire et de l’absurde, par des choix durables et qui donnent un sens à ce que je vis, sans être complètement enchaîné à l’irréversibilité des conséqurences de ce que j’ai fait, condamné à continuer irrévocablement la même chose sans jamais pouvoir revenir sur aucun choix. Face à ces deux problèmes de l’imprévisible et de l’irréversible, nous devons par l’action et la délibération de nos choix essayer de mettre à la fois un peu plus de prévisibilité face à l’imprévisible, et un peu plus de reversion face à l’irréparable. Toutes les stratégies qui organisent nos existences, et qui aident d’ailleurs les historiens à comprendre ce que faisaient les sujets historiques il y a cinq siècles ou deux mille ans, consistent justement à nous assurer une prise sur l’imprévisible et à nous assurer un peu de notre lendemain. Mais en même temps, les humains ne sont pas des anges. Seuls les anges, quand ils ont agi, ne peuvent plus revenir sur ce qu’ils ont fait: leur acte est d’ailleurs comme leur existence entière, irrévocable, immédiat, traversant tous les temps d’un seul coup. Non, les humains sont dans une autre situation, où l’irréversible s’inscrit dans la durée et dans le temps, avec du remords et du regret possible, du repentir, et tout cela est manière de revenir sur le choix, sur la bifurcation.
Je dirais que la sagesse du choix, la prudence du choix, se tient dans cet entre-deux, dans une sorte d’évaluation du probable, du plausible, de l’acceptable, qui n’est ni l’arbitraire pur du hasard imprévisible, ni la détermination logique de l’inéluctable. C’est un autre genre de langage, choisir, que le coup de tête ou de pulsion au hasard, ou que la démonstration calculable et imposable. On choisit toujours dans un entre-deux, non seulement entre l’obligation et la liberté, mais entre l’approbation d’un hasard que l’on régularise par un choix continu, et un consentement à l’irréversible qui lui résiste et n’y cède pas entièrement.
Commençons par l’imprévisible. Choisir, c’est réduire l’indétermination et donc promettre que l’on va tenir son choix. Si je commence quelque chose, je promets implicitement que je vais tenir ce que j’ai choisi, que je vais le maintenir et tenir la règle que j’ai fixée en choisissant cela. Choisir c’est promettre et donc réduire l’imprévisible, la marge d’imprévisibilité de nos existences. Choisir c’est commencer, et donc commencer de continuer, et donc commencer de continuer jusqu’au bout. C’est une des choses les plus difficiles, de tous les temps et aujourd’hui particulièrement. Car jadis Paul pouvait dire: «Je ne fais pas ce que j’approuve, je suis impuissant à faire ce que je voudrais faire», mais de nos temps le problème est plutôt que nous nous sommes impuissants à approuver ce que nous faisons. Choisir, c’est bien autant être capable d’approuver ce qu’on fait que de faire ce qu’on approuve. On a choisi des choses que l’on n’approuve pas vraiment: eh bien si nous faisons quelque chose, approuvons le et continuons. C’était un peu la devise de Guillaume d’Orange: «maintenir». il nous manque une éthique de la maintenance, un peu de maintien. Et si au départ le choix était un coup de dé, par notre choix continué nous pouvons en faire notre destin, je veux dire le sens racontable de notre agir. Il y a un peu de tout cela dans le fait de tenir ses promesses. Or un choix est toujours une promesse.
De l’autre côté, face à l’irréversible, choisir, c’est aussi avoir choisi et assumer les choix passés en reconnaissant: «c’est moi, j’en suis responsable». Et c’est donc consentir à cet irréversible, mais justement, pour pouvoir en sortir, pour pouvoir, quand cela conduit à du malheur, à du désastre, à des catastrophes, tenter de le réparer autant que faire se peut, tenter en tout cas de ne pas le recommencer, ne pas le reproduire éternellement. Le choix ici touche au pardon, et de même que dans tout choix il y a une dimension de promesse, il y a une dimension de pardon: tout choix implique et exige la capacité à revenir sur le choix, et à s’en repentir, au sens fort du terme. Non pas que l’on puisse tout réparer, au contraire: c’est parce qu’on accepte qu’il y a de l’irréparable et de l’irréversible que l’on dégage l’énergie pour en finir avec ce qu’on avait choisi. Le pardon n’est pas ce qui laisse effacer, mais au contraire ce qui rompt, arrête, veut en finir avec ce que l’on avait choisi. C’est ce qui demande à changer le choix, à changer les règles du jeu, à revenir à la bifurcation, à rouvrir le possible. Il faut que dans mon choix, il y ait la possibilité de revenir sur mon choix.
Voilà donc les premiers éléments d’une éthique du choix, qui doit être capable à la fois d’assurer, par la promesse, que je vais maintenir la règle du jeu et le chemin que je me suis fixés, mais en même temps d’assurer que je pourrai faire « pouce », arrêter les règles du jeu, arrêter cet engagement et tenter de revenir dessus. Mais cessons ici ces considérations élémentaires et fondamentales pour en venir à deux grands registres d’exemples qui achèveront d’ancrer cette première partie sur le « pourquoi choisir fait-il problème? ».
Choix et possibilités techniques
Le premier registre est celui des possibilités techniques qui s’offrent à nous, ou qui nous sont imposées. Si choisir fait problème aujourd’hui, c’est que justement, du fait du développement des techniques, nombre de choses qui étaient jadis hors de notre pouvoir, sont désormais offertes à notre choix: on peut marcher ou prendre sa voiture, on peut regarder une chaîne de télé ou une autre, on peut décider d’avoir ou non un enfant. Dans notre système (car la technique c’est aussi les adminstrations et les institutions, comme disait Jacques Ellul) on peut choisir une formation plutôt qu’une autre, mais si l’on tente de calculer, notre calcul sera plus ou moins bien informé sur les débouchés ultérieurs d’une formation actuelle, sur le rapport entre l’effort et le résultat, etc. Tout ce système technicien nous place dans une situation où la capacité de choisir se mêle étroitement à l’obligation de choisir, et engendre une société il y a de moins en moins de tolérance à l’imprévisible, à l’inattendu, parce que tout peut être choisi et planifié dans nos vies.
Or le problème éthique qui apparaît là, c’est qu’en augmentant la sphère du choix et de la maîtrise technique, on le voit tous les jours à la Commission d’Ethique de la Fédération Protestante, on augmente l’angoisse: les gens sont de plus en plus angoissés d’avoir à choisir, d’être dans l’obligation de choisir. Avant on n’avait pas le choix, par exemple, par rapport aux enfants qui arrivaient un peu comme ils pouvaient; maintenant placés dans la quasi-obligation de devoir décider d’attendre un enfant, on se creuse la tête, et soudain à quarante ans on se réveille, on voulait finalement un enfant et ce n’est plus possible. Cette situation dramatique de notre génération, cette anxiété inédite là où l’on croyait trouver la liberté, explique certains comportements de fuite: on fuit l’obligation du choix. On choisit le plus facile, le plus immédiat, ou bien même on choisit la difficulté comme garantie, parce que les choix qui coûtent le plus maintenant sont supposés assurer le meilleur lendemain; pris de vertige devant le possible on ne se préoccuppe pas vraiment du préférable, de ce qu’on approuve vraiment, ni de tenir les quelques promesses qui peuvent donner sens à ces possibles.
Deuxième problème lié aux choix techniques actuels, par exemple les choix énergétiques, le nucléaire ou le pétrole, c’est qu’ils ont des conséquences que nous commençons à découvrir comme irréversibles, en terme de pollution de la planète, d’épuisement des ressources, mais aussi de mode de vie social. Il y a des pollutions à très longues durées, des épuisement définitifs (on ne trouvera pas de pétrole sur la lune), et il semble irréversible que la diffusion des grands choix technologiques homogénéisent les modes de vie à l’échelle planétaire. Hormis les sursauts nationalistes ou intégristes, nous ressentons la difficulté qu’il y a à préserver la pluralité, la liberté de modes de vies autres que ceux lié à ces choix techniques.
Pour reprendre l’idée élémentaire précedemment énoncée, le problème est donc bien de trouver comment faire pour que nos choix restent ouverts. Comment faire en sorte que dans nos choix, nous tenions compte de l’obligation de laisser aux autres la possibilité de choisir autrement. Aux autres: c’est-à-dire à la pluralité actuelle ou virtuelle des modes de vie, par exemple; mais aussi aux autres: à la possibilité laissée à d’autres générations, après nous, de revenir sur nos choix, d’avoir encore des possibilités, de n’être pas enchaînés à l’irréversible des scénarios par nous choisis, et qui dans le meilleur de leur intention peuvent néanmoins conduire à des catastrophes.
Le choix et le propre du politique
Au coeur du politique, on le voit bien, le choix apparaît déjà avec le problème du vote, et de savoir en quoi celui-ci exprime réellement une parole, une voix politique. Longtemps le système électoral des démocraties représentatives est apparu le moins pire. Il responsabilisait et faisait participer les citoyens aux décisions politiques, tout en maintenant une distance critique nécessaire à la résistance aux abus du pouvoir. En d’autres termes, il engageait pour une certaine durée, mais de façon toujours révisable et non-irreversible. Mais si bref que soit la durée d’un mandat, il est toujours assez long pour permettre la corruption, et jamais assez long pour mettre en oeuvre des actions durables, pourtant urgentes, mais qui supposeraient l’électeur capable de lever son nez de ses intérêts immédiats. Donnant sa « voix » unique, l’électeur peut-il comprendre combien ses propres intérêts varient selon leur échéance temporelle, ou selon l’échelle du choix (local, régional, national, fédéral, planétaire)? Quand il donne sa voix à des partis qui se présentent sous les mêmes étiquettes à tous les échelons, et qui n’exposent pas les contradictions qui les travaillent, comment peut-il apprendre à porter en lui-même le conflit des voix qui constitue pourtant sa citoyenneté elle-même? Comment faire pour que la voix donnée suffise à ce que l’électeur se sente responsable, impliqué dans la décision, tout en lui donnant « en même temps » (et pas seulement comme opposant ou dissident) l’obligation d’une réserve critique?
Mais ce que je dirai surtout c’est que le choix politique, aujourd’hui, est écrasé par le discours de la contrainte techno-économique : on n’a pas le choix, on ne peut pas choisir: ce qui fait que l’horizon d’espérance, d’espoir et aussi d’engagement, de solidarisation de la population avec les choix du gouvernement, est un horizon qui est très exigü. En outre, si le choix se réduit à un choix sur les moyens techniques, ces choix sont imposables. Car l’orsqu’on a trouvé une bonne solution technique, quelque part dans un pays, les autres pays vont l’appliquer aussi, parce que les bonnes techniques s’imposent toujours aux autres. C’est ainsi que le sentiment du « on n’a pas le choix » se généralise. Or le choix proprement politique supposerait une délibération sur les finalités? Est-ce que le but de l’Etat et de l’effort consenti pour vivre ensemble, c’est la sécurité du citoyen, sa prospérité ou sa liberté? Est-ce que c’est la justice et l’égalité des citoyens, ou la solidarité? Est-ce que c’est la croissance et la puissance de la nation? Ou est-ce que c’est la créativité scientifique, artistique, l’inventivité des modes de vie ? Ce n’est pas la même chose, et selon la syntaxe adotpée entre ces finalités du politique, le choix des moyens eux-mêmes en est profondément affecté. Or il y a justement bien peu de débat là-dessus.
Pire, notre crise actuelle est plus grâve, car nous sommes captifs de nos propres choix: nous avons souhaité depuis des générations un bien-être, qui suppose une maîtrise de la nature, mais qui engendre cette instrumentalisation, cet écrasement des cultures, cette perte du sens de la vie, cet écrasement de la vie publique, cet écrasement de la vie privée tout autant menacée que la vie publique. Comme Ricoeur l’a remarqué, nous en sommes à détester ce que pourtant nous avions jadis choisi, ou ce dont nous goûtons par ailleurs les fruits, et dont nous nous sentons complices tant nous n’y avons pas trouvé d’alternative crédible. Nous voici pris dans les conséquences irréversibles d’un choix dont nous ne pouvons pas sortir. Le problème de la démocracie aujourd’hui, comme technocratie, c’est justement ce contrôle des moyens mais sans discussion sur les buts, et c’est cette perte de la capacité à rouvrir le sens du possible. Mais que signifie alors le choix? Comment pouvons-nous ravaler les finalités du politique au rang de simples instruments de conquête du pouvoir, en les laissant taxer d’idéologies ou d’utopies?
De l’autre côté il y a cette perte de la capacité à sentir qu’ on pourrait réduire l’imprévisible et la dangerosité du monde justement par l’augmentation de la capacité à choisir. Car pour réduire l’imprévisible, il y a deux chemins possibles: on peut réduire l’imprévisibilité par exemple des jeunes de banlieue par des procédés techniques (la prison, les distractions bon marché), soit par des procédés qui leur donne la capacité de choisir et de se tenir à leur choix, la capacité civique. Actuellement, on privilégie uniquement l’aspect technique, comme si on ne pouvait pas réduire l’imprévisibilité des comportements par adhésion à quelque chose, et par le crédit fait aux acteurs du lien social et politique, qu’ils peuvent tenir leurs promesses.
Comment opérer des choix?
Nous avons ainsi aperçu ce que j’appelais la forme du problème. Nous voudrions maintenant examiner comment opérer des choix à partir de ces éléments. Le deuxième parcours, qui marque les articulations et les flexions de cette opération, comme pour la soutenir, se fera en trois moments. D’abord justement, il s’agira de rouvrir les possibles du choix; face à l’irréversible, rouvrir la dimension de liberté. Deuxième moment, nécessaire, par lequel un choix doit passer, c’est de reconnaître les limites, les obligations dont il faut tenir compte, une obligation de cohérence dans nos choix, et par tout cela de réduire l’imprévisible. Dans le dernier moment je chercherai brièvement ce qui fait en situation la sagesse du choix, si elle se trouve quelque part entre ce sens du possible et ce sens de la limite.
La passion du possible
On ne peut pas opérer un choix si on n’a pas au préalable une sorte de passion pour le possible. Il faut donc d’abord suspendre et mettre entre parenthèses le poids des réalités établies, des nécessités acquises, pour ouvrir le sens du possible. Nous pouvons l’ouvir dans deux directions: on peut d’abord ouvrir en nous-mêmes, dans notre désir même, le sens de la pluralité des visées, de la pluralité du désirable, de la pluralité du préférable, de la pluralité des projets possibles et des attentes. Tout cela ouvre un horizon qui donne sur d’autres horizons, et c’est un travail de l’imagination. On croit toujours que le choix se compose seulement d’une intellection délibérative ou calculatrice, et d’un acte de volonté, énergétique. On néglige alors ce tiers fondamental qui fraye sans cesse le chemin entre les deux et qui est l’imagination. C’est à l’imagination du possible que la volonté convaincue s’alimente, comme la discussion argumentée ; c’est elle qui précède et qui permet le pouvoir de décider: Ricoeur a toujours beaucoup insisté là-dessus et c’est je crois tout à fait essentiel pour comprendre ce que c’est que l’éthique. Il n’y a pas d’éthique sans cette dimention d’imagination, de figuration du possible. Et cette imagination développe en nous le sentiment de capacité: « cela je peux le faire, j’en ai la compétence ». L’imagination réveille des compétences endormies, des expériences enfouies. Elle nous aide à mobiliser dans notre expérience passée ce qui peut nous rendre capables (physiquement, mentalement) de faire quelque chose. On a plus de compétences qu’on ne le croit, des compétences qui dorment, qui sommeillent et que l’on peut arriver à réveiller, à rouvrir; mais ce n’est pas pas quelque chose que l’on fait les bras croisés. Il faut tenter le possible qui est en nous, l’exercer, l’essayer.
Ensuite nous pouvons rouvrir le possible à l’extérieur de nous, et cela suppose de tenir compte de ce qui est possible dans le contexte, et donc de discerner les ressources de la situation. Mais cela aussi requiert de l’imagination: cela requiert de changer d’angle d’attaque, de ne pas toujours voir le réel sous le même angle. Faisons le tour, voyons le problème autrement. Voir le contexte sous d’autres angles de vue qui peuvent être l’angle de vue d’autres que nous-mêmes. L’imagination, c’est bien sûr se figurer ce qui est absent, mais c’est aussi, en nous, la capacité à nous mettre à la place de quelqu’un autre. Tout en vous parlant, je peux, un instant, en imagination, me mettre à la place de l’un de vous et essayer de m’imaginer ce que je suis, vu de l’extérieur, en train de parler. Ce genre de situation, de mobilisation de l’imagination, ouvre une dimension éhique très sensible. La capacité à se mettre à la place d’autrui manifeste certes une démarche de charité; mais elle manifeste aussi une démarche qui ouvre notre intelligence, si celle-ci se marque à la capacité de décentrement, sous d’autres points de vue possibles, et sans jamais prendre son imagination pour la réalité.
Dernière remarque: cette passion pour le possible ne peut s’exercer sans que l’on reconnaisse, et que l’on accepte que dans cette pluralité des projets, des visées des possibilités, il y a des choses si hétérogènes qu’il n’est pas possible de calculer le meilleur choix sur une échelle univoque. Prenez l’exemple de la Commission d’Ethique: s’il n’y avait que des théologiens, on pourrait imaginer un débat entre théologiens, où l’on se comprend à peu près,même si l’on n’est pas d’accord. Mais il y a aussi des juristes, des biologistes et des médecins, des praticiens engagés dans le social, bref toutes sortes de gens qui ont des compétences différentes. Et comme nous ne pouvons pas obtenir une information totale et homogène de nos choix et de nos avis, ceux-ci ne sont jamais univoques, mais toujours quelque peu équivoques, et portant en eux cette pluralité de compétences et de points de vue. J’en suis même venu à penser, même si ce n’est pas toujours bien reçu par les média (quoique cela les intrigue) que les meilleurs choix sont encore des choix équivoques.
Le sens des limites
Prenons l’exemple de quelqu’un qui a pris le train pour se joindre à nous aux journées de Sète. Parmi les possibles désirables pour lui, il en a écarté un certain nombre et a fini par opter de se joindre à l’auguste assemblée du protestantisme libéral. Pour différentes raisons, il a choisi ainsi, c’est son problème ou c’est sa chance, mais son choix ne se réduit pas à ce qu’il a imaginé ou désiré, et donc à ce qu’il a dû écarter: il a fallu que parmi les ressources, les disponibilités, les possibilités du contexte, il choississe celles qu’il allait mobiliser: par exemple parmi les moyens d’accès il a choisi l’un de ceux offerts par le réseau ferroviaire. Il est venu en train, il a pris l’heure, en ayant peur qu’il y ait des grèves ; il a imaginé que, s’il venait en voiture, il y aurait des embouteillages, bref, il a tenu compte d’un contexte contraignant et qui limitait ses choix.
Le problème des limites c’est cela: d’arriver à embrayer le choix dans un contexte, de faire embrayer le possible que j’ai imaginé avec le possible offert par le contexte, par les ressources du système, comme disent les théoriciens de l’action. Il faut arriver à les limiter l’un par l’autre, à les articuler l’un sur l’autre. Choisir c’est, parmi les possibles offerts, s’arrêter à l’un d’eux pour s’y tenir.Si l’on voulait demeurer dans le pur possible, dans la pure passion pour le possible, sans considérer les limites et les échéances du choix qu’il faut à un moment arrêter, et auquel il faut se tenir, on ne ferait jamais rien, comme hanté par le rêve interdit de revenir à la naissance. Il y a dans cette indécision heureuse ou anxieuse qui apparaît à certaines périodes régulières ou irrégulières de la vie, ce sentiment de pouvoir retoucher à sa naissance, où il est probable qu’au fond on touche plutôt à la mort. C’était Hegel qui disait : «le pur possible, c’est la mort».
Vivre, c’est donc choisir, faire sans cesse son deuil du possible. C’est accepter de ne pas être tout, par exemple de tenir une place dans la distribution sociale des rôles, même si ce consentement doit être équilibré par le principe du « faire pouce », de la résistance à toute distribution irréversible des places. Vivre, c’est accepter la finitude corporelle, spatio-temporelle, selon laquelle on ne peut pas être partout en même temps.C’est accepter ce qu’on peut appeler l’étroitesse de l’engagement. C’est accepter de constituer, qu’on le veuille ou non, choix après choix, ce qui fait la cohésion d’une vie, et qui fait finalement une vie que je peur raconter: «voilà ce que j’ai fait, quels furent mes choix, et voilà comment je les réinterprète pour leur donner un sens, le sens inachevé qui est le mien maintenant». Nous ne pouvons pas supporter, je pense, d’être des purs zappeurs d’un instant à un autre de nos existences. D’ailleurs, cela poserait des problèmes d’identité terribles. Et puis aussi parce que tout ce que nous faisons et donc tout ce que nous ne faisons pas, donne nos délimitations et nos hiérarchies: j’ai fait ceci plutôt que cela. Cette manière quotidienne que nous avons de choisir, depuis les moindres choix jusqu’aux choix les plus décisifs, définissent notre style de vie. Chacune de nos existences est caractérisée par un style et le choix est le lieu où se définit ce qui fait le style, ce qui fait pour chacun son caractère, sa singularité.
La sagesse du choix
On m’a compris, la sagesse du choix consisterait à ne jamais subordonner la passion du possible au sens des limites, ni non plus ne jamais subordonner le sens des limites à la passion pour le possible. Il n’y a aucune subordination, il faudra sans cesse maintenir la tension entre ce qui, dans le choix, cherche à réduire l’imprévisible pour tenir la promesse, pour sentir les limites, et, en même temps, ce qui veut revenir sur l’irréversible, revenir d’avance sur l’irréversible du choix que je fais maintenant, en maintenant ouvert, en essayant de maintenir le plus ouvert possible, le possible retour sur ce choix.
Le choix le plus sage, porté par cette tension jusqu’à la limite du supportable et du soutenable, s’arrêtera probablement à chaque fois au choix qui, à la limite du supportable, maintiendra le maximum de possibilités ouvertes. A la limite de la contradiction entre ses choix, parce que le désir du bonheur voudrait tout en même temps, voudrait que tout soit là, le choix se tiendra à des possibles encore compatibles, encore vivables ensemble, encore compossibles, comme disait Leibniz ce véritable métaphysicien protestant. Quant il dit justement que « Dieu a choisi le meilleur des mondes possibles », c’est que pour lui « Dieu a choisi le monde où il y avait le plus de compossibilités », le monde dans lequel pouvaient coexister le maximum d’existences singulières. Voila ce que cherche Dieu pour Leibniz: à donner la possibilité de se réaliser, et d’exister, au maximum de possibles, au monde qui tolère et soutient la plus grande densité en singularités, la plus grande densité en existences singulières, le monde qui comporte le plus de compossibilités. Non pas que tout soit compossible: il ne peut pas se trouver au même monde l’existence et la non-existence du même être au même égard. Et il y a des existences qui ne sont pas compatibles entre elles, c’est ce qui fait le malheur et le tragique de la vie. Mais Dieu choisit, Dieu aime et préfère le monde qui contient le maximum d’êtres qui parviennent à cohabiter dans le même monde vivable.
Mon pari proprement éthique, c’est que justement, la limite du possible soutenable, la limite du compossible, peut être déplacée. C’est cela, la passion éthique. Et dans la sagesse du choix, il y a ce désir éthique justement d’augmenter la compossibilité de notre monde, d’augmenter la densité de notre monde en possibilités réalisées. Cela suppose évidemment d’incorporer à ce maximum de compossibilités, la vision proprement providentielle qu’il y a d’autres êtres, contemporains ou ultérieurs, qui peuvent faire d’autres choix. Cela donne une éthique, si on la suit jusqu’au bout, d’une tension et d’une complexité absolument insoutenables. Et c’est pour cela que si j’aurais pu m’arrêter à cette sagesse du choix le plus dense en compossibilités, et donc en promesses et en repentirs, qui est mon orientation éthique majeure, j’ai préféré ne pas en finir là.
Sortie
Oui, j’allais sortir ici, s’il ne me fallait, me souvenant soudain de mon point de départ dans l’irresponsable refus de choisir de mon enfant, et aussi dans ce déni de choix qu’ est toute naissance, évoquer une autre figure du choix, qui est celle de la grâce. Et c’est bien autre chose que cette complexité, cette densité, cette tension extraordinaire que j’ai mise précédemment dans le choix, de manière peut-être exagérée.
Au « pourquoi moi ? » de celui qui souffre d’un choix imprévisible ou irréversible, qu’il soit son choix ou celui d’un autre peu importe ici, la seule chose qui peut répondre, c’est le « pourquoi moi ? » de celui qui s’étonne d’avoir été choisi, choisi pour exister. C’est l’étonnement de celui qui se penche saisi de vertige sur les spermatozoïdes sacrifiés sur l’autel de son existence, et sur cette suite de massacre des Innocents que présuppose, tant dans l’histoire du vivant que dans la poursuite actuelle de la vie, chacune de nos exitences. Mais c’est aussi le sentiment qui s’est beaucoup développé dans cette dernière décennie, d’une sorte de loterie absurde: loterie de la naissance, loterie du milieu dans lequel on surgit, loterie du lieu social dans lequel on naît, la loterie des talents, loterie de la grâce pour ceux qui ont le sentiment que la grâce divine est quelque chose d’important, mais aussi loterie des circonstances, des rencontres, des relations, la chance et l’heur du bonheur ou du malheur, et finalement toutes ces choses qui nous tombent dessus et qui nous « élisent » pour lemeilleur ou pour le pire.
Tout choix repose ainsi sur un non-choix, sur une part non-choisie et par laquelle on est choisi, par laquelle on est précédé. Face à cela, les humains se débrouillent diversement. La première serait d’en rajouter: tout est absurde, tout est loterie, alors on va jouer tous les jours au loto, on va risquer sa vie en voiture, et regarder tous les jours les cours de la Bourse. Pourquoi pas, si tout est jeu. La deuxième manière de s’en débrouiller, c’est de s’en justifier: si je suis survivant c’est parce que je suis le meilleur (le meilleur spermatozoïde, le meilleur à l’école, le favori parce que je suis le plus aimable). Troisième manière de se débrouiller dans ce sentiment d’un choix aveugle, c’est de chercher à comprendre, à expliquer, éventuellement à désigner le coupable.
Je ne sais pas ce que pensait exactement Platon de ses propres mythes, car Platon est toujours ailleurs que dans le platonisme des idées qu’on lui prête, mais il propose un mythe où les âmes choisissent avant la naissance, le lot qui sera le leur. En fait Platon s’inspire directement je crois, de moeurs que Hérodote décrit bien dans ses histoires. Cette image d’âmes qui tirent leur destinée à la loterie correspond à une stratégie que nous ne connaissons pas parce que nous avons oublié l’âme en nous qui avait fait ce choix, tiré ce lot. Calvin reprend un thème très voisin avec la prédestination, en affirmant que nul ne peut savoir le choix de Dieu pour lui, en ce qui concerne la grâce; mais finalement c’est un bon paradigme pour tout le reste, car grâce, c’est aussi des talents et les vocations, et finalement la naissance avec tout ce qu’elle implique. La prédestination joue chez Calvin le rôle d’un voile d’ignorance: il y a un part essentielle de nous-même où nous sommes choisis et nous ne savons pas ce qui est choisi pour nous. C’est un principe qui, en quelque sorte, remet tout le monde à équidistance d’une ignorance qui reste au centre, mais qui redistribue également les droits civiques et les droits religieux, et c’est un acte politique, religieux, et moral de la plus grande importance.
L’autre côté de Calvin, c’est que visiblement il sentait qu’il était élu. Pour Calvin, il ne faut pas se préoccuper de la grâce. Mais justement, ce qu’il n’ a peut-être pas pu comprendre, c’est que c’est déjà une grâce que de ne pas du tout se préoccuper de la grâce. Pour ma part je suis un peu comme lui, comme tombé dedans depuis que je suis petit. Je n’ai pas trop la foi, si la foi c’est l’inquiétude de savoir si on a la foi, mais la grâce, cette insouciance de savoir si on à la grâce, c’est vraiment une grâce. D’une certaine manière, c’est comme un droit d’aînesse, et Calvin l’a assurément, donc il peut vendre son plat de lentilles tranquillement, il n’en a pas besoin. Le problème, c’est que justement tout le monde n’a pas cette capacité, ce don, cette insouciance donnée au départ. Et que tout le monde n’accepte pas la grâce de bonne grâce, n’accepte pas sifacilement d’être simplement accepté. Choisir est difficile, mais accepter d’être choisi sans en refaire notre choix et notre affaire, peut-être plus encore.
Mon idée est donc finalement la suivante: est ce que vous ne croyez pas que l’étonnement d’exister pourrait suffire? J’existe, j’ai déjà existé jusqu’à maintenant, est ce que ce n’est pas déjà quelque chose d’extraordinaire? Certes ici je me voile les yeux devant le tragique, mais il me semble que cela nous donnerait un tout autre sentiment de la grâce. Tout autre que cette grâce qui répond à la seule culpabilité; mais tout autre aussi que la grâce entendue dans une logique de la surabondance, à la Leibniz où les dons divins surabondent et où tout concourt au bien de ceux qui aiment Dieu, puisque Dieu même désire faire vivre dans le même monde toutes les existences singulières possibles et qu’il aime toutes. A cette première figure de la grâce, celle d’un royaume dans lequel rien ne serait perdu et où tout serait sauvé, s’opposerait une autre figure de la grâce dans laquelle on ne cherche pas à augmenter, mais au contraire plutôt à diminuer, dans l’insouciance et la confiance du lys et de l’oiseau. Et cela veut dire de vraiment vivre tout choix, et le moindre choix, non pas du tout comme quelque chose qui va augmenter nos possibilités, mais au contraire comme une reconnaissance, comme un rendre grâce au fait simplement que l’existence, que les existences, soient là. Pour moi, ces deux figures de la grâce et du choix sont de même force, mais je suis partagé entre les deux, et je me refuse à choisir entre elles.
Olivier Abel
Publié dans Evangile et Liberté, Oct 1997