Les Français aiment ou n’aiment pas Paris. C’est là un de nos bon vieux drames nationaux, et je me souviens combien, le baccalauréat achevé, j’ai été heureux de repartir vers une université du midi, de me rapprocher de l’Ardèche de mon enfance. Je comprends bien l’attachement au pays, ces liens fragiles et que menacent tant des nouveaux aménagements de notre société -jusqu’à l’omniprésence de la voiture qui nous permet de revenir au pays !
On peut d’ailleurs relever l’importance de ces attachements de manières antagonistes. Soit politiquement, en cherchant depuis le plus local jusqu’au plus planétaire à mettre en place les institutions communes qui nous permettent de protéger la diversité des habitats, une pluralité qui résiste au temps unique des réseaux, et qui fonde un sens plus large de la justice. Soit dans la dissidence apolitique, en résistant là où l’on est, parce que nos corps savent par habitude le moment où la rivière est poissonneuse, et que ces savoirs n’ont pas de valeur communicable et publique. Le non-débat entre les Verts et les Chasseurs, à cet égard, mériterait d’être pris en grande considération.
Toutefois l’antiparisianisme fréquent de ceux qui mettent en avant de tels attachements peut prendre un tour « poujadiste » qui demande un peu de prudence. Il serait en effet précieux de comprendre que la région de France qui a le plus subi la colonisation de la capitale, sa démesure, sa boursouflure, est l’Île de France ! Prenez les Souvenirs du Valois de Gérard de Nerval, les chansons (« nous n’irons plus aux bois ») et les expressions délicieuses qu’il en rapporte, prenez les paysages de Corot dont les traits fins s’estompent en douceur : tout cela est largement et définitivement perdu, bien plus que la Corse, l’Ardèche ou la Bretagne! Ce gros nœud de voies et d’aéroports, ces grappes de banlieues attristées, tout cela est-il seulement la trace d’une histoire aux dépens des provinciaux? Et la disparition des quartiers populaires de Paris n’est-elle pas liée à la circulation trop rapide d’une population riche, venue des quatre coins du pays et du monde, et qui a le beurre (l’attachement à leur paysage) et l’argent du beurre (les commodités de la capitale).
Les Français voudraient Paris (la cour, le spectacle de son espace gratuit, laïc et obligatoire) et les Provinces désunies (les jardins, la décentralisation absolue, les tribus gauloises ou les clans protestants). Ils voudrait tout cela sans penser les compromis que cela suppose, ni consentir aux sacrifices que cela nécessite. Tant que les compromis sont arrangés en coulisses et que les sacrifices sont imposés à d’autres, cette incohérence est si peu sensible !
J’irai plus loin : il est de bon ton, surtout dans les milieux qui se croient cultivés, de taper sur la culture occidentale, son impérialisme, sa « pensée unique », etc. Là aussi il serait précieux de comprendre que la culture du monde qui a le plus subi le bulldozer de la civilisation technique et de la mondialisation, est justement la culture européenne (y compris celle des États Unis d’Amérique, trop méconnue). On dira qu’elle a bien profité de sa position hégémonique dans le monde. Mais les chefs d’œuvre de ses villes, de ses paysages, de sa pensée ou de son génie, sont les plus fréquentés par ce tourisme indifférent qu’est devenue la civilisation, pillés et piétinés sans espoir. La mémoire biblique est refoulée, Descartes est ridicule, c’est toujours la faute à Rousseau, et le cinéma d’Hollywood des années trente est ringard.
Il est temps de considérer Paris côté jardin, et la culture occidentale, dans son extrême diversité, comme une petite chose très fragile, très menacée. Une petite chose que l’on devrait protéger – au moins contre les préjugés les plus grossiers.
Paru « Le jardin parisien » dans La Croix le 25 juin 2000
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)