Diversement, nous sommes tous obsédés par le présent, jusque dans une conception de la charité, de l’agapè ou de l’humanité qui ne prend en compte que le malheur, pour le soigner, mais sans oser un horizon d’attente ou d’espérance. Au pire nous voulons fuir du monde, nous en retirer, dans une perspective gnostique où le monde est méchant.
En ce sens nous sommes très loin de l’époque marxiste, que j’ai vu fuir chez mes élèves à Istanbul, soit en direction du capitalisme (« comment être socialiste alors qu’on n’est pas passé par le capitalisme ? ») soit en direction de l’islam (« la seule chose qui puisse nous protéger face au bulldozer du marché »). Pour ma part, j’ai le sentiment que quelque chose m’a échappé, car n’ayant jamais été marxiste (la pensée de Ricœur, rencontrée très tôt, m’en a toujours protégé), je n’ai jamais non plus été anti-marxiste. Marx, comme Rousseau, Hegel, Kant, Hobbes ou Platon a apporté des éléments essentiels à notre réflexion politique.
Le seul de nos principes qui échappe à ce culte du présent, c’est le principe de responsabilité à l’égard des générations futures, un principe de précaution qui cherche davantage à éviter le malheur qu’à repartager une promesse de bonheur. Ce sont les victimes qui sont aujourd’hui la classe messianique, or je crois que la seule politique d’évitement du malheur ne peut fonder une espérance politique, ni une action politique.
D’ailleurs il est aussi difficile de partager un malheur, de communiquer un malheur, il y a à propos du malheur un différend irrémédiable entre les humains. Et le propre du politique est aussi de tenter de partager le bonheur. C’est notre vraie difficulté aujourd’hui.
Le grand échec politique du marxisme a été de croire à la disparition de l’État, à la disparition des conflits politiques, à croire qu’ils étaient réductible à l’aliénation économique et que la résolution de celle-ci nous conduirait, à travers le communisme-Justice (déjà), vers le communisme-Amour (pas encore). Cette structure mythique se retrouve dans le mythe de la disparition de la religion, du marché et de bien d’autres choses. C’est le mythe moderne en général de croire qu’il y a une solution « technique » à tous les problèmes. Du coup, le communisme a conduit, tout autant que les sociétés capitalistes, à la désaffection de l’espace public de la confrontation vers le souci du confort privé.
Cet échec est dû à un malentendu sur l’espérance. Il y a une espérance dangereuse, c’est celle qui nous fait croire que l’on pourra tout expliquer, tout résoudre, faire la synthèse entre la morale et la science, entre le bon, le juste et le vrai. Entre la Science, l’État et l’Église. Les expériences du mal radical sont liées à ces prétentions de donner une solution totale, finale.
L’espérance que nous cherchons désormais ne prétend plus faire la synthèse de la vérité et du sens de l’histoire, elle sait la discontinuité des problèmes (tout n’est pas économique, tout n’est pas politique, tout n’est pas juridique, tout n’est pas moral, etc.), elle développe d’abord le sens des limites. Elle développe le sens des désaccords acceptés, le sentiment que jusqu’à la fin de l’histoire nous serons dans le désaccord, et qu’il faut y trouver un modus vivendi. Elle cherche à autoriser l’action, c’est-à-dire à permettre à l’action et à la parole politique d’accepter leur fragilité, et qu’il ne s’agit plus d’être efficace à tout prix. Nous avons assez transformé le monde, il s’agit de l’interpréter ensemble, d’y cohabiter.
Ce qui menace le politique, ce qui l’écrase, c’est d’une part sa réduction à une gestion technocratique où l’on a toujours une solution, et d’autre part son exil dans une posture démagogique de pure dénonciation. Le paradoxe politique demande au contraire à la fois une résistance aux abus de pouvoir, qui montre là où le pouvoir a laissé certains sans contre-pouvoir, et le sentiment d’une promesse partagée, fût-ce dans un désaccord fondateur.
Ce sentiment d’un bien commun rappelle les promesses non encore tenues, mais accepte également qu’il puisse y avoir un conflit entre des promesses (de liberté, d’égalité, de fraternité, par exemple, mais aussi pourquoi pas de prospérité, de sécurité, etc.) qui sont difficiles à tenir ensemble, et entre lesquelles il faut construire des compromis. N’est-ce pas le génie des Écritures bibliques que d’avoir canonisées ensemble des traditions qui auraient pu s’entredétruire, pour les obliger à ouvrir un espace de cohabitation et de désaccord réglé ?
L’espace commun que nous pouvons appeler notre monde ou notre cité, cet espace d’apparition, me semble fondé sur une question commune, que chacun lance sans cesse aux autres et pour laquelle nous dépendons les uns des autres : « qui dites-vous que je suis ? » Qui sommes-nous pour vivre d’autant plus ensemble que nous différons et nous distinguons davantage ? Dans cet espace, nous nous avançons pour tenter de dévoiler, de montrer qui nous sommes. Et nous ne pouvons nous montrer que si nous avons de quoi nous retirer de quoi nous cacher. La justice politique consiste à donner à chacun de quoi se retirer (un logement, le droit à avoir des secrets, des convictions, un for intérieur) et de quoi se montrer, le droit de paraître, d’interpréter sa vie.
Je terminerai par la ressemblance et la différence entre l’espérance et l’utopie. Celle-ci est d’abord un genre littéraire, qui me semble moderne et notamment qui n’apparaît qu’après la rupture de la Réforme, de l’idée que l’on peut tout re-commencer (Calvin, contemporain d’Ivan le terrible et à côté de qui Lénine est un député UDF, écrit carrément une « institution de la religion chrétienne » !). La communauté des saints, après l’échec de la révolution puritaine de Cromwell, organisera des cités pirates qui seront les germes des utopies du Nouveau Monde (Philadelphie, etc.).
L’espérance tient de l’utopie cet écart entre le réel et le possible, ce sentiment que le monde tel qu’il est n’est pas fini. Mais elle ne saurait sombrer dans la logique utopique de l’action révolutionnaire purificatrice, rédemptrice, messianique, qui voudrait faire craquer le vieux monde vermoulu pour voir surgir le neuf. La logique utopique du tout ou rien n’est pas l’espérance. D’une part celle-ci exerce plutôt une fonction critique permanente, une fonction d’idée régulatrice de tête chercheuse pour la justice. D’autre part elle exerce une fonction d’invention quasi-poétique, pour ébranler les préjugés, les présuppositions qui gouvernent la discussion, déplacer les questions, faire voir la compossibilité de ce que l’on croyait incompatible.
L’espérance nous autorise à agir parce qu’elle nous autorise à nous effacer. Ce sentiment d’être autorisé à s’effacer, à ne pas vouloir pousser l’action jusqu’à ce qu’elle ait la dureté d’une fabrication, est ce que j’appellerai la gratitude. La gratitude d’être ensemble au monde, nous avançant les uns après les autres. La gratitude de nous ressembler d’autant plus que nous différons. C’est la lumière de l’espérance, qui loin d’effacer les ombres ni de les durcir, permet de les distinguer.
Paru dans Autres Temps n°68 Hiver 2000-2001, p.7-9
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)