Plusieurs indices nous le montrent incontestablement, l’éboulement est proche. Il est même déjà là. Ce n’est qu’un éboulement, mais il est général. Certains le savent qui d’instinct ont su se mettre à surfer sur le mouvement. D’autres s’arc-boutent en vain, emportés un par un dans la chute. Et moi je ne vois partout qu’éboulis autour de moi — des gentils et des méchants éboulis, tous mêlés. Qu’est-ce qu’un éboulement ? c’est l’affaissement d’une éminence instable, se rapprochant du sol. Nous continuons à bâtir vers le ciel les tours orgueilleuses de notre civilisation, sans nous apercevoir qu’elles s’écroulent déjà sous leur propre poids. Je ne parle évidemment pas ici de nos buildings, mais de nos institutions et de tous les édifices de notre intelligence.
Oh ! combien nous avons cru à l’intelligence ! Combien nous avons cru au progrès, à l’irréversibilité des acquis, à l’amélioration progressive de nos compétences ! Ce que nous pensions être les grosses parenthèses absurdes des guerres mondiales et des totalitarismes aurait pourtant dû nous être un premier avertissement. Nous avons cru pouvoir refaire la Renaissance, reprendre la patiente édification des Lumières interrompues. Mais c’était sans compter avec la patience supérieure de l’éboulis. L’éboulement survient quand on a trop voulu mettre ensemble ce qui ne tient pas ensemble, ni par les lois de la mécanique, ni par celles du psychique. L’éboulis commence magnifique par singulariser le paysage avec des fractures entre blocs énormes ; puis il descend toute l’échelle des fragments et de la granulométrie, jusqu’à combler le moindre insterstice, et tout ramener à l’uniformité du sable. Nous n’en sommes certes pas encore à ce point, mais parlant de l’époque dans laquelle nous sommes entrés, nos successeurs ne diront certainement pas l’émergence : ils diront bien plutôt l’éboulement. Contrairement à ce qu’on croit, les problèmes ne sont jamais résolus ; mais en s’entassant ils s’éboulent parfois et les éboulements de problèmes forment de nouveaux problèmes qui font oublier les anciens.
Oui, nous avons cru à l’intelligence. Mais déjà le succès médiatique, politique et idéologique des plus démagogues, de ceux qui tirent carrément sur les plus grosses ficelles, de ceux dont les yeux pétillent de la bêtise la plus assurée, dans la plupart de nos pays, et à un moment où nous devons faire face à certains des plus effrayants défis que l’intelligence humaine ait jamais eu affaire, devrait sonner comme un second avertissement. Les humains n’en peuvent plus de devoir être toujours intelligents, toujours à la hauteur, de devoir vivre si loin de leurs pieds ! Il y a des limites à l’intelligence humaine, nous ne sommes pas assez intelligents pour la complexité du système que nous avons mis en route, et dont la conduite, morceaux par morceaux, nous échappe. Nous sommes dépassés mécaniquement par le nombre de connexions et d’informations que nos machines nous proposent gentiment de prendre en compte à chaque bifurcation, et que nous ne parvenons plus à traiter ! Certains chefs semblent assurés de savoir où ils conduisent, et les foules ne demandent qu’à les croire et les suivre, mais les volants qu’ils brandissent ne sont que des bouts d’épaves inutiles.
Et puisque je parle de bêtise il me faut annoncer un chiffre inquiétant, qui pourrait faire retentir un dernier avertissement, à moins justement que ce soit un couac : en quelques mois, plusieurs dizaines de millions de livres sur l’Apocalypse auraient été vendus aux USA ! C’est probablement que les américains confondent leur éventuelle apothéose ou leur chute avec la fin du monde. Depuis que je suis enfant, je songe à la fin du monde, et je peux dire que c’est une idée à laquelle je me suis fait — l’idée de « fin du monde » est pourtant une idée trop forte pour un enfant ardéchois, et je vibrais de voir Tintin courir à travers une ville dévastée par le choc de l’étoile mystérieuse, criant : « hourra ! la fin du monde est remise à une date ultérieure » ! Eh bien c’est en gros le message du vieil européen que je suis : ce n’est pas la fin du monde, c’est juste un éboulement. Mais il est là, et c’est un éboulement général, jusqu’à ce que nous ayons trouvé une base plus stable. Et que nous ayons fait de l’éboulement un véritable élargissement.
Paru dans La Croix, envoyé le 24 juillet 03.
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)