En 1965 paraissait le livre d’un théologien qui allait devenir un best-seller. La cité séculière de Harvey Cox montrait que l’urbanisation et la sécularisation étaient en quelque sorte inscrits sur le ticket d’entrée de notre culture, dans le code biblique et plus encore paulinien qui l’anime : désenchantement de la nature et désacralisation de l’Etat, sens de la perpétuellement mobile itinérance et séparation radicale des registres de la vie pour pousser chacun à sa pleine autonomie — la Réforme n’avait fait que poursuivre ce programme.
Ces idées trouvaient leur plein épanouissement dans la grande ville américaine du type New-York ou Chicago, ces grandes villes capables de briser en quelques générations les vieilles ségrégations de langues, de races, de sexes, de religion, etc. On allait à la ville comme on va à la mer, pour se perdre et se trouver autrement, pour recommencer sa vie. On cherchait en ville l’anonymat, l’émancipation, la confiance faite à chaque étranger comme s’il était un enfant qui va grandir et dont on ne sait pas encore ce qu’il va devenir. Cela exigeait de chaque ville qu’elle tende vers l’universel, vers une lisibilité immédiate, dans un espace transparent et ouvert. Mais cela supposait aussi cette forme proprement urbaine de la courtoisie, de remettre sans cesse une distance, une pellicule protectrice entre les passants, qui leur laisse la liberté de commencer quelque chose de neuf ensemble, ou de ne pas le faire. On allait à la ville comme on va à l’universel, même si l’universel urbain de Londres, du Caire ou de Paris avaient pris dans des figures différentes, et si cette mise en commun ne pouvait qu’augmenter la combinatoire des différences possibles, dans une sorte de fête urbaine universelle.
Mais nos villes ne sont plus ce qu’elles étaient. C’est d’abord que leur complexité technique (réseau, hauteurs, densités) les rend fragiles, à la merci de la catastrophe et de l’attentat. Les plus fières se révèlent les plus vulnérables. Et les plus cosmopolites se réveillent comme déçues de leur idéal, avec des quartiers fermés et gardés. Et si jadis la ville nous donnait le sentiment que nous pouvions laisser nos différences au vestiaire pour entrer dégagés dans l’espace public, il semble maintenant que la hantise de se dissoudre dans l’anonymat, d’être sans qualité et interchangeable, nous fait fuir l’anonymat et demander davantage d’identité, de sécurité, de familiarité. D’appartenance, comme le rappelait Frédéric de Coninck dans un beau livre sur la ville et sur ses nouveaux marginaux. On voudrait personnaliser les liens, rétablir une proximité possible, demander que soit pris en compte les attachements, refaire une sorte de village affinitaire, basé sur des liens électifs et des attachements choisis —qui n’ont à vrai dire plus grand-chose à voir avec les liens obligés d’autrefois, mais dont on voudrait qu’ils soient naturels. Il faudrait que les relations s’effectuent à l’intérieur du groupe comme si l’on connaissait tout le monde. C’est le temps des gated communities, y compris dans la France des municipalités, bien plus communautariste de fait qu’elle ne le croit. Et les individus solitaires recherchent leur tribu, leur village, en oubliant les universaux urbains véhiculés par leur propre culture. Dans toute grande ville aujourd’hui il y a ainsi une pluralité de villes invisibles. Comment les rendre tangibles, redonner crédit à la cohabitation des villes dans la ville ?
On pourrait croire que ce sont deux âges de la ville que j’ai décrit. Je n’en crois rien. Toute ville en tous temps a dû composer avec cette double demande d’anonymat et de familiarité, de distance et de proximité, d’universalité et de solidarité, d’émancipation et d’attachement. L’urbanité tient à ce mixte du désir de se montrer et se distinguer (dans un espace public anonyme, ou bien dans un espace commun où tout peut être nommé) et du désir de s’effacer et se retirer (dans un espace personnel et privé, ou bien dans un espace de discrétion et d’incognito). Chaque forme et chaque époque de l’urbanité comporte probablement son équation spécifique entre les deux pôles qui s’attirent et se repoussent l’un l’autre, comme une tresse simplement où l’un passe tantôt devant l’autre. Et c’est un rythme entre les deux qu’il faudra trouver.
Paul Ricœur, « urbanisation et sécularisation » Le christianisme social, 1967 n°5/8.
« Non seulement il y a une pathologie de la ville, mais cette pathologie est l’expression monstrueuse de la pathologie de la société globale. Chacun des quatre traits principaux autour desquels nous avons organisé la description présente une pathologie propre. La communication ? nous la ressentons comme un excès de signaux, comme déluge d’informations qui épuisent, au sens physique et psychique du mot, notre capacité d’intégration et de discernement. L’embouteillage de nos villes est le symbole d’un trait pathologique général, l’engorgement et la saturation de relations qui ne relient plus. Nous savons aussi que l’anonymat n’est pas seulement une manière de nous immuniser contre l’excès des signaux et des signes, mais une subtile destruction du privé lui-même. La mobilité ? elle n’est pas seulement fonctionnelle, mais aberrante : l’accumulation des désintégrés à la périphérie de nos villes, la fuite des riches vers les banlieues, le pourrissement des grandes villes par le centre, attestent que la mobilité sociale n’est pas un phénomène uniquement bénéfique. (…)
L’image de l’énergie humaine ? nous l’avons décrite comme une image de notre propre énergie; mais cette énergie, dans la mesure où elle est dominée par la technique, risque de se perdre dans un futurisme vide, dans un prométhéisme vain, par perte de la mémoire. Tout thème technologique est un thème futuriste sans tradition; l’invention technique se cumule en effaçant son passé. Il est vrai que les « vieilles villes » sont aussi des villes d’art, parfois de véritables musées; la ville est alors un échangeur à un autre point de vue que précédemment : un échangeur entre la tradition et la projection d’avenir. Mais dans la mesure où l’élément dominant de la construction de la ville est technologique, la ville risque d’être aussi le lieu où l’homme perçoit l’absence de tout projet collectif et personnel, l’engrenage des moyens dans l’absence des buts et la perte du sens. Cette ambiguïté et cette ambivalence de la ville ne devront pas être perdues de vue lorsque nous réfléchirons plus loin sur cette part d’action thérapeuthique dont sont aujourd’hui responsables les sociétés de culture et de pensée et, avec elles et parmi elles, les communautés ecclésiales. »
Citation
Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris : Seuil, Points-poche, p.187.
« tu auras tiré de mon discours cette conclusion, que la véritable Bérénice est une succession dans le temps de villes différentes, alternativement justes et injustes. Mais ce dont je voulais te faire part n’est pas là : toutes les Bérénice à venir sont déjà en cet instant présentes, enroulées l’une dans l’autre, serrées, pressées, inextricables »
Olivier Mongin, Vers la troisième ville, Paris : Hachette, 1995, p.117.
« l’utopie réside dans la capacité à inventer de l’urbanité, voire du civisme, dans un territoires organisé autour des seuls impératifs économiques et techniques de l’urbain »
Ouvrage de référence
Olivier Mongin, Vers la troisième ville, Paris : Hachette, 1995.
Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris : Seuil, Points-poche.
Cet article est le troisième d’une série de quatre articles correspondant aux quatre séries de cours, sur l’Habitat, l’Architecture, la Ville et l’Urbanité, à la Faculté libre de Théologie Protestante 83 Bd Arago Paris, les jeudi de 14h à 16h, ouvertes aux auditeurs libres. La troisième série, sur la ville, commence le 10 mars, avec pour intervenants F.Smyth, F.de Coninck, O.Mongin.
- Le monde donné à habiter
- Le grand ensemble et le labyrinthe
- De la cité séculière à la ville élective
- On demande un peu d’urbanité
Série d’articles a été publiée dans Réforme n° 3114, 3115, 3116, 3117, des 10-17-24 février et 2 mars
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)