Un peu comme la Rome antique, nos villes sont en train de mal tourner. Elles sont écartelées entre deux demandes : d’anonymat et de familiarité, de distance et de proximité, d’universalité et de solidarité, d’émancipation et d’attachement. La modernité pourtant avait voulu redistribuer à tous le soleil, l’air, le droit d’habiter. Et le grand rêve de La cité séculière de Harvey Cox était encore que l’urbanisation et la sécularisation, inscrits sur le programme paulinien de notre culture, parviendraient à briser les vieilles ségrégations de langues, de races, de sexes, de religion. Cet optimisme n’est plus de mise. Nos villes trop grosses, trop dépendantes de réseaux techniques complexes, sont vulnérables. Les gens ont peur et se barricadent dans leurs quartiers, cherchant ceux qui leur ressemble. Il n’y a plus de grand discours de l’émancipation laïque, rien que des petits discours post-modernes qui « flottent » les uns à côté des autres. Dans le même temps nous avons découvert le prix infini, et la fragilité extrême, de la pluralité des cultures et des formes d’habitats. C’est pourquoi la sécularisation elle-même a pris un virage radical.
Longtemps en effet nous avons demandé davantage de laïcité. L’Etat républicain plaçait chacun dans l’obligation d’exercer sa liberté de penser, en laissant au vestiaire ses allégeances religieuses ou communautaires diverses avant d’accéder à l’espace public. La laïcité instituait la séparation des religions et de l’État sur la séparation du privé et du public, autour d’un vide central qui s’élargissait. Aujourd’hui nos sociétés démocratiques demandent davantage de sécularisation, qu’on laisse faire le jeu spontané des divers processus par lesquels la sphère religieuse, comme celle du sport ou des loisirs, se privatise, se subjectivise, se pluralise. Bref, la laïcité n’est plus ce qu’elle était. Mais quand elle a été pensée, on s’intéressait à la part la plus intelligente ou spirituelle des confessions religieuses. Il n’était pas question de les muséifier sous la forme de « faits religieux » sous cellophane ! Il n’était pas question, comme on le fait aujourd’hui, de privilégier leur côté rituel et fermé au détriment de leur côté ouvert, c’est à dire capable de conversion, de prosélytisme, mais aussi de critique et d’abjuration !
Aujourd’hui, ce que nous demandons, c’est au moins un peu d’urbanité. L’urbanité est ce qui s’oppose à l’incivilité si fréquente dans une société qui doit faire cohabiter sur un espace restreint une grande diversité de formes de vie, de langues et de cultures. Elle signifie d’un côté l’importance accordée à la diversité des manières de vivre, de se rapporter aux autres, de passer son temps. Le risque ici couru est de « conserver » ces différences, de les ghettoïser. D’un autre côté l’urbanité se fait à travers le sentiment que « l’identité n’est pas ce qui importe », que notre histoire mêlée à d’autres est faite de hasards irréversibles. Le risque ici est de ne plus avoir que des petits « moi » qui nouent des liens provisoires et sans épaisseur, malléables à toutes les démagogies.
Cette urbanité qui nous manque oppose à l’incivilité d’un monde dont l’homogénéité ne serait qu’une indifférence généralisée, et à l’incivilité d’un monde dont la diversité ne serait que l’enfermement dans des différences intraduisibles, un monde où la multiplication même des différenciations, recroisées en tout sens, donnerait à chacun une liberté d’attaches. C’est parce que chacun appartient en même temps à plusieurs réseaux, à plusieurs communautés, qu’il est relativement libre par rapport à chacune d’elles. L’urbanité ne nous demande pas de laisser tomber nos attachements, mais de les marier pour autoriser les civilités nouvelles qui en sortiront. Elle donne à chacun l’occasion de se montrer, mais aussi de se retirer et de faire place à son tour à d’autres. Mais peut on répondre en même temps à une demande d’identité que les nations et les traditions ne parviennent plus à défendre contre le marché mondial, et à une demande de coexistence tolérante à l’échelle des échanges planétaires ? Cette urbanité que nous cherchons à l’âge des réseaux et des mégapoles n’est pourtant pas une formule magique ; j’ai seulement voulu désigner, derrière les grandes empoignades « laïques », la forme quotidienne de la question qui nous est posée, à chaque rencontre.
Michaël Walzer, Traité sur la tolérance, Paris : Gallimard, 1998 p.126-133.
« Cependant, ces deux projets peuvent être simultanément poursuivis par divers groupes, ou même, par divers membres du même groupe. Certaines personnes tâchent d’échapper au cadre étroit de leur appartenance religieuse ou ethnique, tandis que d’autres, au contraire, veulent être reconnues et tolérées précisément en tant que membres d’une communauté organisée sur la croyance religieuse ou sur la parenté ethnique. Des individus de caractère (ou simplement excentriques) qui se sont peu ou prou détachés de leurs origines communautaires vivent ainsi par — ou simplement installés dans— leur appartenance au groupe qui incarne sa culture, et entendent la promouvoir. Les deux projets de la politique moderne apparaissent ainsi entrer en compétition l’un avec l’autre : faut-il accorder la préférence à l’émancipation de l’individu ou à l’engagement collectif ? Il n’existe aucun argument décisif en faveur de l’une ou l’autre proposition. Les situations de tension doivent être traitées au cas par cas, de manière différente selon divers groupes et selon divers régimes. On ne peut venir à bout, une fois pour toutes, de ce types de tension : de quoi les individus chercheraient-ils à s’affranchir, si l’engagement collectif disparaissait ? Quelle fierté trouveraient-ils à une émancipation jamais entravée ? Que seraient-ils enfin s’ils n’avaient jamais eu à combattre pour être ce qu’ils sont ? La coexistence qui s’établit entre les groupes forts et les individus libres, si difficile soit-elle, constitue l’une des caractéristiques permanentes de la modernité (…) Nous désirons être tolérés et protégés d’une part, en tant que citoyens d’un État et membres d’un groupe, mais aussi, d’autre part, en tant qu’étrangers à l’un comme à l’autre. « L’autodétermination » doit être simultanément politique et personnelle ¾ les deus niveaux étant reliés mais non identiques. La vieille conception de la différence, qui rattache les individus à leur collectivité autonome ou souveraine, se heurtera à la résistance des individus dissidents et ambivalents ; mais, à l’inverse, toute conception de la différence qui ne prenait en compte que les dissidents se heurtera aux hommes et femmes luttant encore pour s’approprier, mettre en pratique, élaborer, réviser et transmettre une tradition religieuse ou culturelle commune. »
Citation
Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris : Seuil, Points-poche, p.187.
« tu auras tiré de mon discours cette conclusion, que la véritable Bérénice est une succession dans le temps de villes différentes, alternativement justes et injustes. Mais ce dont je voulais te faire part n’est pas là : toutes les Bérénice à venir sont déjà en cet instant présentes, enroulées l’une dans l’autre, serrées, pressées, inextricables »
Michaël Walzer, Traité sur la tolérance, Paris : Gallimard, 1998, p.134.
« La modernité doit entretenir une tension permanente entre la modernité et le groupe, entre le citoyen de l’Etat et le membre du groupe. »
Ouvrage de référence
Michaël Walzer, Traité sur la tolérance, Paris : Gallimard, 1998.
Italo Calvino, Les villes invisibles, Paris : Seuil, Points-poche.
Cet article est le quatrième d’une série de quatre articles correspondant aux quatre séries de cours, sur l’Habitat, l’Architecture, la Ville et l’Urbanité, à la Faculté libre de Théologie Protestante 83 Bd Arago Paris, les jeudi de 14h à 16h, ouvertes aux auditeurs libres. La troisième série, sur la ville, commence le 10 mars, avec pour intervenants F.Smyth, F.de Coninck, O.Mongin.
- Le monde donné à habiter
- Le grand ensemble et le labyrinthe
- De la cité séculière à la ville élective
- On demande un peu d’urbanité
Série d’articles a été publiée dans Réforme n° 3114, 3115, 3116, 3117, des 10-17-24 février et 2 mars
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)