Devant les émeutes de nos banlieues, nous restons bêtes. C’est même la première chose à faire, que de ne pas croire trop vite comprendre, expliquer, se montrer encore une fois judicieux. L’émeute c’est l’émotion. Nous ne comprenons pas que l’on puisse détester à ce point notre doux pays. Et eux, ils ne comprennent pas davantage ce qu’ils font. Ils sont simplement bêtes, eux aussi ; apolitiques ; juste frustrés de ne pas accéder à la seule chose qui puisse miroiter à leurs yeux, l’argent.
Ils sont bêtes mais drôlement malins. L’opinion s’était peu à peu fait admettre que les violences sporadiques des banlieues, qui ne datent pas d’hier, ne pourraient jamais entrer en coalescence et faire tâche d’huile. Les faits démentent une hypothèse aussi imprudente : les émeutes peuvent se coaliser, entrer en phase les uns avec les autres par le jeu amplificateur des médias, et les manifestations se conjuguer pour ébranler profondément le pouvoir. Ce n’est pas qu’il s’agisse de violences stratégiques : elles sont symboliques au sens où elles sont expressives : elles n’ont rien à gagner ni a perdre.
Mais si l’opinion était admise que ce genre de fait ne mérite que des opérations classiques de police, de maintien de l’ordre ou de rétablissement de la sécurité, l’examen de la situation montre que la sécurité suppose un minimum de prospérité, autant que la prospérité suppose un minimum de sécurité. Et il faudrait sans doute faire entrer dans le cercle le sentiment de solidarité. Bref c’est trop compliqué pour nos esprits manichéens. Manichéens nous le sommes tant que nous les coinçons dans un rôle de racaille. Car enfin ils ont ainsi un rôle dans la vie, et un fameux ! Un rôle assez facile en plus. C’est si facile, la guéguerre, pour les humains ! Et comment oser des invectives institutionnelles aussi humiliantes sans voir déjà les violences qu’elles engendrent pour demain ?
Manichéens cependant nous le sommes encore tant que nous les mettons dans le rôle des pauvres victimes exclues par le système, à qui n’a pas été donnée la chance de rompre avec la spirale du malheur et du ressentiment. Notre société se met en quatre pour redistribuer les chances, et elle fait croire à beaucoup de gens (surtout dans les classes moyennes) qu’ils peuvent impunément vivre au dessus de leurs moyens : mais il y a un moment où c’est à chacun de se prendre en main pour aider à son tour son prochain et accepter que les institutions communes sont fragiles et placées sous la sauvegarde de tous. Car il y a une fatigue du civisme et chacun doit en prendre pour son tour.
Il se passe cependant que, dans le même temps que la France donneuse universelle de leçon est interpellée par les médias du monde entier sur son modèle d’intégration, les émeutiers des banlieues françaises commencent à susciter un peu partout un mouvement de sympathie, au moins chez tous ceux qui dans le monde aimeraient se révolter et ne le peuvent pas. A vrai dire, comme Kant le remarquait déjà à propos de la Révolution Française, ce mouvement international de sympathie est probablement plus sympathique que les émeutes elles-mêmes.
Ces dernières sont culturellement aussi aliénées aux images dominantes de la vie réussie distillées par la mondialisation que les grèves de 1995 étaient d’un égoïsme corporatiste injurieux pour les chômeurs et les précaires. Vraiment on n’a pas inventé grand chose en 10 ans ! Plutôt que de prétendre donner à tout le monde les moyens d’accéder à ces images du bonheur, il vaudrait mieux commencer par démanteler ensemble ces images, et laisser parler enfin d’autres rêves. Là il y aurait de vraies possibilités de fraternisation.
Voilà ce qui nous touche dans ces petits émeutiers, graines de mercenaires ou bien de nouveaux citoyens : ils portent ensemble une voix qui déborde la rationalité politique admise. Ils disent l’ignorance brutale des nouveaux venus à la face du monde, mais aussi la fugacité de la jeunesse, du moment où l’on cherche à redistribuer les rôles et à trouver sa place. Ce faisant ils ne s’intègrent pas à la réalité socio-économque de la France d’aujourd’hui, mais ils s’intègrent à la longue tradition de la France des émeutes, des communes, et des révolutions. Apolitiques encore, ils attestent que l’intégration sera politique, un ébranlement des barrières de quartiers et de classe, ou ne sera pas.
Paru « L’émeute et la fraternité » dans La Croix 16/11/05
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)