La nuit on prend la ville comme on prendrait un train à destination lointaine. On dort déjà à moitié, et les lumières débrayent : chacune suit son rythme propre, chacune suit son idée. Couchés sur le dos, nous voyons défiler non pas une réalité déjà cadrée mais son énigmatique projection : des stries de clarté apparaissent et disparaissent à différentes vitesses, spectres surgis d’on ne sait quelle fente du présent, et qui figurent cependant le rythme même du monde. Comment, par une si minuscule ouverture, un tel déploiement peut-il se faire ? Que nous dit cette micro-phénoménologie, cette petite boîte noire où tout semble déjà chiffré ? Où sont passées les évidentes clartés des Lumières ?
Oui, la nuit urbaine est notre mythe, notre contemporaine caverne. Et la cité, comble de la vie, semble une machine à multiplier les points de vue sur le monde. Une image éblouissante me revient du temps où j’enseignais la philosophie au Tchad, à Bongor : c’était la nuit, et pieds nus dans la poussière une foule accourait à l’appel des tams-tams pour s’arrêter autour d’un cercle de lumière, au plus fort du bruit. Et là, sous une lampe seule, comme à tour de rôle apparaissaient les danseurs pour faire leur numéro, montrer de quoi ils étaient capables, s’essayer, interpréter le rythme, avant de s’enfoncer dans l’obscurité peuplée.
Puis-je risquer une brève métaphysique ? Le monde n’est fait que de cet intervalle entre nos points de vue, un espace d’apparition où nous puissions comparaître pour différer ensemble, avant de céder la place les uns aux autres, et disparaître. Une lumière dans les ténèbres suffit à ce théâtre, elle offre un cadre, elle autorise les éphémères parutions que nous sommes, et par lesquelles, à notre tour, nous formons théâtre pour les suivants. Chaque être qui reçoit la lumière la diffère, et n’apparaît que par cela même ; son apparaître, sa parure, son être tout entier n’est que ce différer, cette manière à chaque fois un peu singulière de recevoir, d’absorber et de renvoyer la lumière, de l’encoder et de la décoder un peu différemment. C’est elle qui nous fait voir les visages du monde, et c’est elle, parce qu’elle nous autorise à nous montrer, qui nous autorise à nous effacer. C’est elle qui autorise notre fugacité, notre évanescence.
Or nous vivons des temps sombres. Enfermés dans nos voitures, nous ne supportons la réalité qu’irréalisée par la vitesse et écrasée par nos phares. Pour rassurer notre besoin de croire, nous laissons éclairées les guirlandes de Noël, comme si la multiplication des petites clartés pouvait nous protéger. Le cauchemar des guerres du XXème siècle nous a expulsés de notre passé, nous sommes épouvantés par l’incessante augmentation de la misère du monde, et nous n’osons bouger de peur d’accélérer les catastrophes à venir. Comble de ténèbres, les décombres des promesses sont plus lourdes à déblayer que celles des pierres : y a-t-il malheur plus grand qu’un bonheur qui sombre ? Y a-t-il obscurité plus grande qu’une lumière qui s’éteint ? Quel est ce monde où les lumières s’éteignent à notre approche, où que nous dirigions nos pas ? Quel est ce monde où la lumière ne peut plus répondre à l’obscurité, mais seulement lui poser des questions ?
Notre principal problème n’est plus, comme dans le mythe de Platon, de sortir au grand jour et d’y habituer nos yeux. Il n’est d’urgence plus grande que d’accoutumer notre regard à mieux voir par temps sombre, à mieux distinguer dans le clair-obscur ce qu’il y a encore d’humain. Nous voudrions discerner, parmi les vibrations plus ou moins stridentes qui nous parviennent, ou parmi les copeaux de lumière qui tournoient dans le vide, tout ce qui indique la vulnérabilité des êtres placés sous la seule protection de notre perception. Comment faire pour que notre sensibilité esthétique ne nous laisse pas politiquement insensibles ? Comment ne pas nous retirer du monde dans d’impossibles bonheurs solitaires, ou dans la chaude et fraternelle obscurité du malheur même ? Comment redéployer ensemble le monde autrement ? Un monde où chacun pourrait tour à tour s’avancer vers le milieu du cercle, s’essayer, interpréter qui il est, et dont chacun pourrait se retirer sans regret, comme heureux d’y retourner.
C’est là une interrogation politique radicale. Rien n’est plus horrible que d’être inaperçu, condamné à rester imperceptible. Il faudrait voir la cité comme un espace commun d’apparition, un théâtre à plusieurs scènes, où l’intersection de lumières différentes offrirait diverses formes de reconnaissance, afin de donner et redonner à chacun la chance d’exercer son droit de cité. Mais rien n’est plus atroce que d’être dévoilé et mis en lumière de force, de ne pouvoir se retirer. Et de même que pour se sentir autorisé à s’effacer il faut avoir pu se montrer, pour se sentir vraiment autorisé à se montrer il faut pouvoir disparaître. C’est peut-être le problème le plus délicat, s’il est vrai que nos actions et paroles sont d’une fugacité telle qu’elles disparaissent aussitôt qu’apparues, et que la tentation principale est de chercher à les rendre définitifs : rien dans notre société de compétition ne nous autorise à nous effacer tranquillement.
Telles sont les deux limites entre lesquelles une cité humaine est simplement possible, comme ce qui nous permet de différer ensemble, et nous autorise à nous succéder dans l’espace public ou dans la suite des générations. Les vestiges du monde antérieur, de la ville qui demeure, s’offrent comme un tel théâtre. Ce sont des espaces assez équivoques pour être interprétés différemment par des contemporains, pour soutenir le différend, le conflit des interprétations et le dissensus politique. Mais sont des espaces assez durables pour être réinterprétés, de génération en génération, et soutenir le décalage, le retard avec lequel nous nous tournons les uns vers les autres en exprimant nos accusations et nos gratitudes. On aimerait ainsi une traversée nocturne de la ville qui mêle jusqu’à l’insu d’eux-mêmes amis et ennemis, jeunes et anciens, femmes et hommes, enfants et animaux.
Tel serait le visage d’une société où les Lumières accepteraient chacune leur part d’ombre. Mais ne serait-ce une société de rescapés ? Combien d’étoiles mortes encore si lumineuses, et pourquoi ne recevons-nous les lumières qu’après coup, dans la séparation ? Comment installer nos correspondances dans cet incessant décalage, dans le labyrinthe de cet éboulement, ombres sur ombres ? Il nous faudrait élargir l’intrigue, y introduire d’autres éclairages possibles, d’autres points de vue jusque là inaperçus. D’autres façons de recevoir et de rendre la lumière, qui élargissent notre présent. Il nous faudrait glisser ces perceptions inaccoutumées, finement intercalées, dans le cadre de nos attentes déjà recevables. Il nous faudrait une éthique de la perception à la hauteur des effets de nos techniques, pour élargir le spectre de notre sensibilité jusqu’à sentir ce que nous faisons. Si rien ne reçoit la lumière, elle peut bien briller dans les ténèbres, nul ne le sait, nul ne le saura ni ne l’aura su. Pour que la lumière soit, il faut qu’elle soit reçue. Et la voilà entre nos mains.
Paru dans catalogue de l’exposition
Luce di pietra, parcours franco-italien d’art contemporain
à Rome, Milan : Skira, 2007
Olivier Abel
(merci de demander l’autorisation avant de reproduire cet article)