« Une responsabilité vulnérable »

Comme le titre l’indique, je voudrais réassocier étroitement, comme on marie l’eau et le feu, la face passive, vulnérable, et la face active, capable, responsable, de notre condition humaine qui est aussi notre condition citoyenne. Aujourd’hui en effet on a globalement tendance à trop séparer une vision victimiste, où le sujet humain n’est plus qu’une plainte, et une vision responsabilisatrice, où il n’est plus qu’un bloc de culpabilité. On ne voit pas assez que les victimes peuvent aussi être responsabilisées, ni que les responsables sont aussi des êtres fragiles. Je voudrais ensuite montrer comment l’institution de la santé, pour donner à chacun sa chance, commence par rétrécir le milieu du patient, pour le réélargir ensuite, et lui donner la possibilité d’interpréter son traitement comme un musicien interprète une partition, la possibilité d’interpréter sa vie.

1. L’oscillation de deux morales

Nous sommes pris, assez généralement, dans l’oscillation entre deux grands types de philosophie morale, selon que l’on insiste sur la responsabilité ou sur la fragilité du sujet. La première insistance sur la nécessaire estime de soi, sur les capacités propres su sujet, est le postulat éthique de toutes les philosophies du contrat, qui caractérisent notamment les sociétés plus individualistes (anglo-saxonnes, protestantes, …). Ici l’idée est qu’il n’y a pas de droits sans devoirs et pas de devoirs sans droits: le droit aux soins implique des devoirs de santé, de maintien de soi (non seulement par rapport aux alcools, tabacs et autres drogues, mais aussi bien sûr l’hygiène, l’alimentation, les vaccins, etc.) On traite l’individu comme un adulte majeur et vacciné (ou plutôt n’ayant pas peur des vaccins).

La seconde insistance sur la vulnérabilité du sujet développera surtout le respect d’autrui, de son impuissance, de son irresponsabilité. Elle constitue plutôt le postulat moral de toutes les philosophies de l’institution, qui caractérisent notamment les sociétés plus holistes ou du moins plus solidaristes (celles qui suivent plutôt la « voie romaine », par exemple). L’idée en est qu’il faut dissocier complètement les droits et les devoirs, et qu’une personne incapable de porter la charge de sa contribution au bien commun, ni même de sa contribution à son propre bien, n’en a pas moins des droits fondamentaux. On voit dans l’individu la part de l’enfance, de l’irréductible irresponsabilité.

L’une insiste donc sur la face active, agissante, de notre condition humaine, l’autre insiste sur la face passive, victimisée, de cette même condition. Le danger de cette oscillation est de trop séparer ces deux faces, ce qui est ruineux pour l’éducation thérapeutique: le praticien est seul acteur et seulement acteur, et le patient est totalement passif. C’est d’ailleurs ruineux pour toute éducation, on le verra, et ruineux pour la citoyenneté de santé comme pour toute citoyenneté: comment penser une responsabilité vulnérable ou une vulnérabilité responsable?

2. Les risques séparés de chacune des morales

En se séparant en effet, chacune de ces morales donne lieu à des effets pervers. En les relevant, je voudrais un instant pointer ce que l’éducation thérapeutique ne saurait devenir, comme deux limites caricaturales!

L’éthique de la responsabilité individuelle fonde tout sur l’autonomie, l’autodiscipline d’un sujet maître et responsable de ce qui lui arrive. Tout est son choix et il faut lui donner la maîtrise de ses propres choix. Tout peut se contractualiser, tout le monde est libre et fort, capable d’intérioriser les règles et les informations au point de n’avoir plus besoin de garde-fous extérieurs. Mais ce faisant ne risque-t-on pas d’aboutir à l’inverse à un sujet angoissé de devoir tout choisir, prêt à s’abandonner aux moins de celui qui lui dictera sa Loi? N’aboutira-t-on pas à augmenter la culpabilité, le stress, la solitude et la dépression de celui qui n’y arrive pas. Ce n’est pas un hasard si les sociétés les plus individualistes sont aussi souvent les sociétés les plus conformistes, celles qui ont la plus faible tolérance à l’anormal.

La morale de la victimité, de la fragilité, de son côté, veut protéger, assurer, assister, soulager. Elle développera des institutions tutélaires, inamovibles ou plutôt infaillibles, capables de rassurer. Elle développera une pédagogie dogmatique, où le Clerc, le Docteur, le Formateur, l’Éducateur, savent où est le Bien et le Mal, et où il ne s’agit que d’y dresser les sujets (pour leur propre bien). On ne se demande pas « qui » a éduqué les éducateurs, ni si cette irresponsabilité des sujets n’est pas une infantilisation où ils ne peuvent jamais grandir ni s’émanciper. On ne voit pas davantage les risques de dérive victimaire et juridique dûs à cette surestimation de la victimité.

3. Distinguer pour associer la fragilité acceptée et la responsabilité acceptable

Bien sûr il faut partir d’une situation où le soignant est acteur et responsable et où le patient subit et est vulnérable. Mais le plus vite possible il faut reconnaître, rappeler les limites, les impuissances de celui qui agit, et les capacités et les responsabilités de celui qui subit. C’est là un enjeu politique de citoyenneté en général; mais les implications médicales sont nombreuses, et d’autant plus que le rapport soignant-soigné se trouve reporté à l’intérieur de chacun de nous.

Dans nos vies en général il y a un entrelacement dans la durée de ce que nous subissons et de ce que nous agissons, de ce qui nous arrive et de ce que nous faisons arriver: c’est la structure narrative de tout récit, de tout roman. Or ce qui se passe avec les maladies chroniques les plus différentes (le diabète, le sida que je connais mieux car je suis au Conseil National du Sida, l’hypertension, l’asthme, l’hémophilie, …) c’est toujours une modification du rapport au temps. Celui-ci est d’abord ébranlé par le sentiment d’une menace imminente, d’un horizon soudain borné par la possibilité de la mort, puis par le sentiment peut-être encore plus difficile à apprivoiser de devoir s’installer dans la durée avec ça, de devoir vivre-avec. Le soin entre ainsi dans une mise en récit qui doit rythmer le curatif immédiat et le préventif à long terme, dans des rythmes évidemment différents (et différents selon les maladies). Pour associer finement la face passive et la face active du sujet, ce travail de mise en récit est donc un premier point important, qui replace le présent dans la continuité d’un passé et d’un avenir possible. Et comme on l’a dit, on accepte beaucoup si on espère beaucoup.

Allons plus loin. Il y a une nécessaire sollicitude du soignant pour la singularité irremplaçable et fragile du patient. Les patients réagissent différemment: ils ont des handicaps différents, des moyens financiers différents, des habitudes, habitats, cultures, environnement familial, convictions personnelles différents. Pour mettre en oeuvre une éducation singularisée, une institution de santé comme une institution d’éducation nationale doit se comprendre elle-même comme une institution, c’est à dire comme un cadre protecteur de la justice, destiné à redonner à chacun (non pas à tout le monde en gros de manière uniforme mais à chacun dans sa singularité) sa chance. Et on n’ira jamais assez loin dans la sollicitude, dans le souci de faire place à la singularité vulnérable, de l’incorporer au soin.

Mais d’autre part le soignant reste en même temps derrière un voile d’ignorance: ce n’est pas lui même qu’il traite, même s’il doit traiter l’autre comme lui-même; il n’est pas de l’autre côté. Le respect des capacités d’autrui exige de ne pas enfermer l’autre dans sa fragilité, dans son handicap, de faire crédit à sa capacité à interpréter autrement, à réagir autrement, à réinterpréter sa vie. Quand je dis voile d’ignorance, je ne parle pas de l’ignorance de la médecine prédictive quant à l’avenir du patient, même si cette ignorance est irréductible: je parle de l’acte proprement politique qui nous interdit de passer de l’autre côté, et qui laisse à chacun de quoi saisir sa chance, sans l’enserrer dans des assurances (au sens propre) qui seraient aussi des condamnations.

Une remarque en passant: avec le déploiement de l’éducation thérapeutique, on pourrait imaginer que les pouvoirs publics espèrent faire des économies, sinon quantitatives du moins qualitatives. Si en effet il y a davantage de compliance, de plus en plus d’adhésion aux traitements, il devrait y avoir moins de crises, de complications dangereuses et coûteuses, d’interventions en urgence. Toutefois il faut savoir que l’économie de la santé se redéploie alors autrement: il devrait y avoir plus de consultations, ou du moins des consultations moins expéditives, où l’on prenne le temps d’écouter, d’informer, de mettre en place pour le patient cette intrigue active par laquelle il se prend en main sans se croire maître de tout.

4. L’institution de la santé et le rétrécissement du milieu

Comment les institutions (hôpitaux, écoles, prisons…) peuvent-elles redonner une chance à chacun? La santé, selon le philosophe et médecin Georges Canguilhem, est la capacité à organiser (il dit à instituer) les échanges entre un organisme et son milieu, en les régulant et les équilibrant de manière durable. Pour lui, la guérison n’est pas un retour à un état de santé antérieur, c’est une réorganisation de ces échanges, passant par la création de nouvelles règles, de nouvelles normes, de nouveaux équilibres (peut-être un peu inhabituels mais qui « marchent »). Il y a donc dans la santé comme dans la guérison, une perpétuelle invention du vivant, et le soignant doit apprendre à écouter cela, à en tenir compte. La diversité des réactions du patient face à la maladie et au traitement fait partie de la connaissance de la maladie et de la mise en oeuvre du traitement.

Or cette réorganisation commence toujours par se faire à partir d’un rétrécissement du milieu: les ouvertures sont réduites, dans la variété, dans l’intensité, dans l’espace, dans le temps. Les échanges sont soumis à des contraintes limitatives. Du coup le sujet peut et doit essayer de nouvelles possibilités d’être, d’être autrement mais pleinement. C’est lui qui réorganise son comportement: la santé reste une auto-nomie, une auto-régulation, et c’est bien ce que dit le mot éducation, s’il s’agit de conduire « hors de » la dépendance (l’autonomie répond ainsi à la question « qui » éduque l’éducateur). La santé ou le vivre avec la maladie chronique demandent d’exister par soi-même, de savoir-faire avec soi-même (tout un apprentissage de compétences et d’expériences), de connaître soi-même (un savoir médical sur lequel se greffent des bouts de récit de soi).

5. L’interprétation du traitement et l’élargissement du milieu

Redonner une chance, dans ce sens-là, c’est d’abord rétrécir le milieu, pour ensuite le réélargir de manière contrôlée. Et cet élargissement suppose une alliance, un partage des compétences, et non leur ségrégation. Tous les actes thérapeutiques à cet égard ont une dimension éducative, une dimension d’apprendre à interpréter, de même que l’école primaire apprend à lire, ou le conservatoire à déchiffrer les partitions musicales. La nervosité de notre temps et de notre société tient justement peut-être au fait que nous ne prenons pas le temps d’interpréter, de différer. mais quand on vous fait un cadeau, vous ne rendez pas le plus vite possible la même chose: vous différez, dans le temps comme dans la chose. Et des êtres différents réagiront différemment à la même situation, rendront des cadeaux très différents pour le même cadeau initial!

Entre ce que passif je reçois ou subis et ce qu’actif je fais ou je donne, il y a tout ce travail de l’interprétation, qui s’apprend. C’est comme pour la télévision, il faut apprendre à ne pas tout gober, il faut aussi apprendre à tirer parti des meilleures choses, qui peuvent sinon s’avérer des poisons. Le soignant ne doit pas chercher la moyenne invariante, mais la gamme interprétative les variations dans les manières d’interpréter un traitement comme on interprète une musique. Et la prévention consiste à doter le sujet d’une gamme assez large, assez vaste, à augmenter ses capacités interprétatives de telle sorte qu’il connaisse les marges précises de manoeuvre de son traitement (mais aussi de son mode de vie) et qu’il puisse moduler au mieux le traitement, sachant « rétrécir » son jeu quand cela devient nécessaire.

Dans le but de rouvrir pour le patient la possibilité d’une gamme interprétative plus grande, il nous faudra bien réorganiser l’ensemble du tissu social (citoyenneté, cité, urbanité, etc.) de manière à faire place vraiment à tous les patients comme aux diverses sortes de handicaps avec lesquels diversement nous vivons. Ce ne sont pas que les normes architecturales qui sont concernées, ni celles de l’urbanisme et des transports, mais ce sont aussi les rythmes sociaux, les formes du travail, les normes juridiques, etc. Et l’idée citoyenne qui nous anime ici est que cette réorganisation de nos normes est le meilleur moyen pour obtenir pour tous un milieu et un environnement plus co-habitables. C’est une bonne définition de la cité que nous voulons.

Olivier Abel

 

Publié dans Actes du colloque sur l’éducation thérapeutique,
in Bulletin d’éducation du patient Vol 19, Hors-Série, 2000, p.50-52.

=? Journal Français de Psychiatrie n°13 (« Faut-il juger et punir les malades mentaux criminels ? »), p.32-36.