En ce moment de mémoire heureuse, je voudrais évoquer une lecture marquante de mes quinze ans, un de ces textes dont on a le sentiment qu’ils ont accompagné toute notre adolescence. Il s’agit de ce parcours remarquable par lequel Ricœur achève le premier volume de sa Philosophie de la volonté[1]. Le premier livre de Paul Ricœur, qui est sa thèse de doctorat, murie pendant la guerre et rédigée en 46-48 au Chambon sur Lignon, s’intitule le Volontaire et l’involontaire ; il se termine par « Le chemin du consentement », qui forme presque comme un livre dans le livre, un petit livre à l’usage des enfants et des vieillards, des adolescents et des convalescents. On y trouve l’idée qu’il n’y a d’attachement que pour ceux qui ont consenti à être né, et de détachement que pour ceux qui ont consenti à devoir mourir. Ce double-consentement cependant est sinueux et difficile, et un consentement trop rapide ne conduirait nulle part. Comme si l’adolescence était l’apprentissage conjoint du oui et du non, et qu’il fallait y apprendre à dire autant non que oui, et autant oui que non.
1. Le cœur battant
Le titre exact de ce troisième chapitre de la troisième partie sur le consentement et la nécessité est « Le chemin du consentement », et c’est déjà toute une intention, dont je voudrais montrer qu’elle est en débat intime avec Nietzsche. Ici je m’intéresse surtout à la seconde partie de ce texte, qui ne porte plus sur la riposte à la contingence d’être né, à la finitude de notre condition, par une liberté qui refuse, mais sur une sorte de chemin qui revient « du refus au consentement ».
J’y trouve aujourd’hui encore le noyau éthico-mythique, ou éthico-poétique, de la pensée de Ricœur. L’idée même d’une poétique de la volonté se noue dans l’idée d’un consentement poétique, qui dit ensemble le refus et l’approbation, qui « cède en protestant » — comme dira plus tard Ricœur de l’attribution métaphorique[2]. C’est bien là un point où il est tellement lui-même, reconnaissable entre mille dans sa manière d’exprimer son vœu, son vouloir-dire ! Et dans le même temps nous nous sentons exprimés par son récit, comme s’il avait raconté l’adolescence de toute pensée. Ou plutôt : si la pensée vient de mille adolescences, en voici une, exemplaire — et je me souviens de moi-même lycéen, suivant le chemin tracé par Ricœur dans ces pages, le cœur battant d’émotion, du sentiment que c’était de moi qu’il s’agissait. D’un parcours de la reconnaissance.
Avant de commencer la lecture de ces pages, je voudrais les rapprocher d’un texte des années 60, « Religion, athéisme, foi », où Ricœur propose une double conversation avec les « chemins qui ne mènent nulle part » de Heidegger, et avec le Zarathoustra de Nietzsche descendant de la montagne, pour revenir sur cette élaboration du concept de consentement. Cela me permettra de mieux assurer le rapprochement que je fais de la thèse de Ricœur avec l’affirmation nietzschéenne, car on n’a pas tellement l’habitude de penser que Ricœur rencontre Nietzsche comme interlocuteur principal. En voici quelques fragments, qui seront comme des pierres d’attente pour notre parcours, et qui mis bout à bout me semblent reprendre autrement, près de vingt ans plus tard, le même chemin :
« Les concepts mêmes de valeur et de fait, entre lesquels nous partageons le royaume de la réalité, impliquent déjà la perte de l’unité primordiale dans laquelle il n’y a encore ni valeur ni fait, ni éthique nu physique. S’il en est ainsi, nous ne devons pas être surpris si nous ne sommes pas capables de rejoindre les fragments éclatés de l’unité perdue (…) C’est pourquoi il nous faut rebrousser chemin, jusqu’à un point situé en deçà de la dichotomie du sujet et de l’objet (…) Par le moyen du Logos, la question de l’être est portée au langage ; grâce au Logos, l’homme émerge non seulement comme une volonté de puissance, mais comme un être qui interroge sur l’être (…) et ce bonheur survient d’abord dans le poétiser fondamental (…) La délivrance de la vengeance est le cœur de notre méditation sur la consolation, puisque la vengeance signifie que « là où était la souffrance, là devait être la punition » (…) Zarathoustra dit encore : « ceci, oui, ceci seul est la vengeance même, le ressentiment de la volonté envers le temps et son ‘ce fut’ » (…) Surmonter la vengeance c’est surmonter le non dans le oui. La récapitulation de Zarathoustra n’est-elle pas proche de la répétition que Kierkegaard lit dans le livre de Job et du rassemblement que Heidegger lit dans les pré-socratiques ? (…) C’est poétiquement que l’homme habite sur cette terre »[3].
On sait que Nietzsche inaugure son Zarathoustra par la parabole des métamorphoses de l’esprit, en chameau qui accepte sans discuter toutes les charges, en lion qui se révolte et dit non, enfin en enfant qui dit le oui de l’innocence. Dans la mesure où le premier livre de Ricœur est ainsi accompagné du début à la fin par la pensée de Nietzsche, on peut se demander si ce n’est pas d’un cheminement voisin qu’il s’agit, pour penser le consentement, l’approbation, l’affirmation, par delà le désert nihiliste mais en gardant la pensée de la limite car « vouloir n’est pas créer » (c’est le dernier mot du livre qui répond encore à Nietzsche). C’est pourquoi il n’est pas abusif de se demander si cette question quasi-nietzschéenne n’est pas au cœur du questionnement ricoeurien : comment penser le consentement ? Qu’est-ce simplement que dire « oui » ?
« Le chemin du consentement » termine Le volontaire et l’involontaire en redisant le cœur, la démarche et le chemin. Comme l’écrivait Nietzsche, les meilleures pensées de l’homme viennent à la fin, mais ces pensées qui viennent après coup ce sont les méthodes ! Je voudrais d’abord ici rappeler les grands thèmes de ce texte, avant de souligner en quoi ce pourrait être un livre pour adolescents, un livre du courage et de la fragilité. Ce faisant je n’hésiterai pas à ajouter mes propres remarques en marges de la méditation de Ricœur.
Avant pourtant de reprendre ce chemin, rappelons que le consentement, dans le parcours du livre, paraît comme une réponse à une interrogation, à la fois question et appel, celle de la naissance. Ce thème de la naissance surgit justement à la charnière du chapitre II et du chapitre III, et il va s’agir d’y riposter. La naissance est en effet considérée par Ricœur dans ce texte de 1948 comme une question plus radicale que celle de la mort (p.407), qui indique une condition inaliénable, un toujours déjà-là (p.407-411), mais aussi une contingence vertigineuse, un hasard absurde (p.408-416), et finalement c’est une question qui contient celle de la mort et l’excède (p.428-435). A cette condition d’être nés, la liberté riposte (p.415). Ces pages sont absolument magnifiques, et radicales dans leur analyse, comme si l’on s’y trouvait au comble de la phénoménologie pure.
Attardons nous un moment sur cette insistance sur la naissance, très particulière à Ricœur, et que l’on retrouve jusque dans La mémoire, l’histoire, l’oubli opposée au prestige philosophique de la mort. Hannah Arendt seule en fait un vrai thème philosophique, et il ne faut pas trop s’étonner d’un thème aussi arendtien dès la fin des années quarante, de même que plus loin il ne faudra pas trop s’étonner de la proximité avec Le courage d’être de Paul Tillich, paru comme La condition de l’homme moderne en 1953 : Ricœur, Arendt, Tillich élaborent leur époque en contemporains, par des questions très voisines. Et puis les thèmes de l’absurde remontent ici de l’angoisse de la souffrance absurde à l’absurdité de l’existence même, et à l’absurdité radicale de cette grâce qui nous est faite d’être nés. A la radicalité de cette angoisse répond ici la radicalité d’un courage tout aussi originaire. La première chose que l’on rencontre, et dont la poésie et la littérature autant que la philosophie existentielle s’est fait l’écho, c’est la tristesse du fini, la contingence d’être né ainsi et non autrement, de ne pouvoir embrasser tout ce que nous désirons, et d’être comme d’avance diminués dans nos existences par tout ce qui nous manque, nous déçoit, nous diminue et nous disperse.
La première riposte est celle du refus, de la révolte et du sentiment d’une tristesse tant du fini que de l’informe. On reconnaît ici les grandes oscillations kierkegaardiennes. Cette riposte définirait d’ailleurs aussi bien une philosophie du désespoir (p.438) qu’une philosophie de la conscience (p.437). Même sur le mode du refus, le sujet n’est donc pas premier, mais second, et répond à un appel (p.440-441).
La seconde réponse est celle de l’acquiescement, et l’on reconnaît ici la dualité qui traverse l’existence selon Karl Jaspers, entre acquiescement et refus, conciliation et déchirure. Cette tension se retrouvera dans tous les thèmes de l’approbation : la puissance de l’affirmation métaphorique qui comprend la négation critique, la mutualité de l’attestation où l’identité n’est pas même qu’elle-même, la reconnaissance sans assurance qui fait l’inquiétude de la mémoire, et la gratitude, ce rendre grâce qui vient comme une reprise seconde et fait l’âme de l’approbation ricoeurienne.
2. Le chemin du consentement
Nous y voici : comment passons nous du refus au consentement ? Pourquoi dire oui (p.439) ? C’est d’abord parce que nous découvrons, disant non, que nous disons toujours déjà oui, que le non comprend un oui plus radical, ou qu’il est toujours déjà compris dans un oui plus vaste. Car la liberté ne peut maintenir son refus sans rien approuver, et l’énergie même de la négation procède de quelque affirmation plus radicale. C’était déjà la réponse de Nietzsche à Schopenhauer. L’existence humaine, ainsi, « c’est la joie du oui dans la tristesse du fini ». C’est pourquoi le chemin du consentement n’est pas une capitulation. A rebours de l’amicale boutade adressée à Ricœur par Jankélevitch au jury de la soutenance de thèse (on l’a dit, Le volontaire et l’involontaire est la thèse de doctorat de Ricœur), le « consentement » n’est pas un terme de « collabos » ! C’est justement le point de la protestation de Ricœur et de Camus, qui se croisent au Chambon ces étés-là, contre Sartre : on ne peut pas opposer platement le néant, la résistance, le refus, à l’être qui comme une glu comprendrait déjà tout, au consentement qui dirait oui à tout. Le chemin du consentement s’effectue au contraire sur une ligne de crête périlleuse, où le sujet ne cède qu’en protestant, n’accepte qu’en refusant, et ne refuse qu’en affirmant. Une valorisation unilatérale de la soi-disant pure « résistance » n’a-t-elle pas fini par devenir l’idéologie française par excellence, la dénonciation ingrate de tout, le perpétuel bougonnement ?
Le chemin du consentement passe d’abord par ce que Ricœur appelle le consentement imparfait, un consentement stoïcien, un peu amer et distant, où le oui s’énonce à travers un non à tout ce qui nous nie. C’est un consentement dans le détachement, sinon dans un certain exil méprisant du monde :
« il n’est pas une réconciliation mais un détachement (…) un art du détachement et du mépris, par lequel l’âme se retire en sa propre sphéricité, sans cesse compensée par une admiration révérencieuse pour la totalité » (Le volontaire et l’involontaire, Paris : Aubier, 1988 p.441-442).
C’est un consentement qui me retranche du monde, dans une sorte de retrait, de sentiment d’étrangéité : nous sommes tous des passants dans l’hôtellerie. Ce n’est pas un hasard si le vocabulaire ici emprunté par Ricœur est celui de l’exil, de l’arrachement, du désengluement. A la même époque Camus fait un chemin voisin vers le « oui », et c’est plus encore le vocabulaire même de Sartre et de Levinas, pour lesquels nous devons nous désengluer de l’être, nous en retirer pour exister.
Le chemin du consentement passe ensuite par ce qu’il appelle un consentement hyperbolique, excessif, un consentement orphique, enthousiaste et joyeux, où le oui s’énonce jusque dans un oui à cela même qui nous nie. C’est un consentement dans la participation, dans la joyeuse consumation sans conscience, où la mort fait encore partie de la vie. C’est un consentement qui me voue au monde, où je me perds dans un devenir qui m’excède de toute part :
« ce monde (…) est bon d’une bonté elle-même sans degré, d’une bonté qui est le oui de l’être. Il est parce qu’il devient. La bonté du monde c’est le ‘meurs et deviens’ » (ibid. p.447).
Ce moment orphique pourrait être rapproché du moment dionysiaque de la pensée de Nietzsche, particulièrement dans La naissance de la tragédie, quand le philosophe au marteau oppose le type apollinien (où l’individu se détache et s’oppose) et le type dionysiaque (où il se perd dans la participation au monde, heureux de s’effacer dans le devenir) dont la tension fait le tragique, et l’éducation de l’adolescence antique.
Tel est le chemin de crête proposé par Ricœur entre celui qui n’accepte pas assez, qui se retire du monde, qui monte sur sa montagne ou se réfugie sur son rocher battu par les flots, et celui qui accepte trop, qui descend de la montagne pour se perdre dans la ville, et se noie dans le monde tel qu’il est. Ce va et vient entre un consentement imparfait, insuffisant, stoïque, et un consentement excessif, hyperbolique, orphique, on pourrait le rapprocher de celui par lequel Paul Tillich, à Chicago en ce début des années cinquante (bien plus tard Ricœur reprendra son poste), oppose le courage d’accepter d’être soi-même et le courage d’accepter d’être en participant, pour les retourner ensemble vers le courage d’accepter d’être accepté[4].
C’est ainsi qu’on en vient pour Ricœur au juste terme, qui est celui d’un consentement selon l’espérance, qu’il rapproche de la sagesse franciscaine. Le juste consentement comprendrait à la fois ce non, cette distance ou cette retenue, et ce oui, cette approbation véhémente.
« Mais qui peut vivre dans cette authentique tension entre le consentement recueilli en soi-même et l’admiration insoucieuse de soi ? Qui peut échapper au vertige de l’exil méprisant ou au vertige de la joyeuse consumation dans la métamorphose sans conscience ? Si le chemin de crête est étroit entre l’exil et la confusion, c’est que le consentement aux limites est un acte à jamais inachevé » (ibid. p.451).
Ricœur l’appelle le consentement selon l’espérance. Le monde est bon, mais il n’est pas fini. J’y consens, mais je ne consens pas à tout, j’espère (ibid. p.451-452). On passe ainsi de l’orphisme à l’espérance, selon le superbe finale de ce « chemin » :
« Il semble que pour l’orphisme ce soit du fond de la mort acceptée, et par une sorte de rétrospection à partir du néant, que l’existence brute conquiert toute sa splendeur. C’est du retour des enfers qu’Orphée s’écrie : « être ici est une splendeur » C’est pourquoi « seul l’espace de la célébration peut accueillir la lamentation, nymphe de la source qui pleure » (Sonnets à Orphée, I,8). Et si une distance évanouissante sépare toujours la liberté de la nécessité, du moins l’espérance veut-elle convertir toute hostilité en une tension fraternelle, à l’intérieur d’une unité de création. Connaissance franciscaine de la nécessité : je suis avec la nécessité, parmi les créatures » (ibid.p.452).
L’expression d’une intense gratitude n’empêche pas mais au contraire relance un agir seulement humain qui ne se résigne pas au malheur. Cette approbation se rapproche de la sagesse franciscaine, où le sujet se retrouve créature parmi des créatures. Et la liberté humaine elle-même s’y découvre une liberté selon l’espérance, une liberté qui rencontre une limite, la limite de ce qui ne lui appartient pas, qu’elle ne sait pas et qu’elle ne peut pas ; et qui depuis cette limite se retourne et revient sur ses pas, comme convertie à l’en deçà.
Car Ricœur ne cesse d’ajourner la terre promise, et comme il écrit quelques années plus tard dans « Vraie et fausse angoisse » (1953) :
« L’acte d’espérance certes pressent une totalité bonne (…) mais ce pressentiment n’est que l’idée directrice de mon tact métaphysique ; et il reste inextricablement mêlé à l’angoisse qui pressent une totalité proprement insensée. Que « cela soit bon » je ne le vois pas : je l’espère dans la nuit (…) Rien n’est plus proche de l’angoisse du non-sens que la timide espérance » (in Histoire et Vérité, Paris : Seuil, 1964, édition de poche p.376).
En ce sens-là on peut dire que l’ontologie est toute entière poétique. Cette absence d’expérience est évidemment un thème kantien, et l’on sait la proximité établie par Ricœur entre la théologie de l’espérance de Moltmann et la philosophie kantienne[5]. Chez Ricœur on peut dire sans exagération que l’affirmation de l’être, et cette affirmation dans sa négation même, en précède l’expérience. Et le consentement est ce pacte vital en moi, ce « gage de la Réaffirmation », qui répond à un appel qui le précède et l’excède.
3. Le chemin de l’adolescence
Avant de recommencer ce chemin d’adolescence pensive et tensive, je voudrais pointer le souvenir qu’au moment où Ricœur écrit ces pages il enseigne la philosophie aux élèves de terminale du Collège Cévenol au Chambon sur Lignon. Tous évoquent après coup ce jeune professeur, qui laisse ses galoches près du poële et met ses chaussons en entrant dans la salle de cours, parle avec ses élèves, joue avec eux, et cette vie de communauté intellectuelle quasi-familiale du Collège ces années-là. On pourrait donc dire que c’est un texte qui a aussi été pensé avec et pour des adolescents.
Ce n’est pas pour autant un texte facile, car l’ombre atroce de la guerre plane encore sur ces adolescents, sur ces lieux, sur lui-même, et c’est sur ce fond obscur que se comprend le mot de Rilke repris par Ricœur : « être ici est une splendeur », et ce mot de Goethe également cité[6] par Ricœur : « le monde est bon ». Ces affirmations ne s’entendent que si l’on perçoit le deuil qu’elles cherchent à peine à traverser, et certainement pas à résorber. On revient du monde de la mort, on porte encore entre ses bras la douloureuse absence de ceux qui ont disparu, on est ébloui, on revoit les détails du monde ordinaire, de la vie qui continue. Il n’est pas inutile de citer Rilke dans son intégralité :
« être ici est une splendeur. Vous le saviez, oui, même vous, filles apparemment privées de tout qui pourrissez, noyées au fond des pires rues des villes, ou livrées à la déchéance. Oui. Car chacune eut son heure, peut-être moins, quelque chose entre deux instants à peine mesurable à l’échelle du temps — où elle exista. Pleinement. Les veines pleines d’existence ». Rainer Maria Rilke, Les élégies à Duino.
En quoi ce moment historique pourrait-il représenter un moment existentiel plus ou moins valable pour toute adolescence ? Il me semble d’abord que l’adolescence déploie un rapport particulier à l’ironie comme à l’espérance. Elle est l’âge de l’anxieuse ironie, parce qu’elle se situe dans un rapport décalé au monde. Déjà l’adolescence ne croit plus au monde réel et présent qui lui est souvent comme décoloré, déjà passé, ce n’est déjà plus vraiment leur monde. Mais le monde futur n’est pas encore là, ils n’y croient pas tellement non plus, ils ne sont pas persuadés que ce monde sera un jour réel. L’adolescence est l’âge de l’espérance justement à cause de ce rapport décalé, sinon désespéré au monde.
Accentuant ce va et vient, on peut dire de la pensée adolescente, oscillant comme Hamlet entre être et ne pas être pour trouver le chemin qui lui fera accepter d’être simplement là où elle est, reparcourt à chaque fois le cycle entier des fatigues et des angoisses, mais aussi par là même le cycle entier des courages qui ont fait l’humanités. Elle parcourt le cycle des angoisses du néant : l’angoisse vitale de la mort et des deuils, l’angoisse métaphysique de la culpabilité et de la damnation, l’angoisse spirituelle de l’absurde et du vide. Elle parcourt aussi tout le cycle des fatigues d’exister : les fatigues du corps et la lassitude de l’effort ; les fatigues de la liberté et de porter le poids des dettes et des devoirs ; les fatigues du sens, le dégoût et l’impuissance à donner de la valeur, de l’importance, de la couleur à ce qui nous entoure. Face à cela, elle doit inventer un courage capable de faire le zigzag entre ces figures de la fatigue d’exister et de l’angoisse du néant : un courage capable de dépenser l’énergie, pour dissiper la fatigue et augmenter l’énergie d’exister; un courage capable de se donner des règles et des devoirs, pour dissiper la fatalité et augmenter la liberté de promettre ; un courage capable d’approuver les hasards de la naissance et de l’absurde, pour dissiper le dégoût et augmenter la confiance, la saveur du monde.
Insistons sur ce fragile courage. L’adolescence est comme une immigration : on advient au monde un par un, on y arrive on ne sait pas vraiment d’où on mettra du temps à le comrpendre, et si l’important est ce qu’on va devenir cela justement est très incertain. Dans les deux cas, de l’adolescence et de l’immigration, et pour comble dans le cas des adolescents immigrés[7], on a affaire à des identités fragiles, à des capacités vulnérables. L’anxiété de savoir qui on est, cette identité encore fragile dans le temps car n’ayant pas fait l’expérience de sa permanence dans les vicissitudes, n’ayant pas encore vérifié sa capacité à tenir parole, à se configurer et se maintenir en intrigue, suffit à fragiliser tous les enthousiasmes.
Depuis le chapitre sur « la fragilité affective » (dans lequel culmine L’homme faillible, le second volume de la Philosophie de la volonté), c’est bien ici, encore une fois, le cœur battant de l’éthique de Ricœur. Comment penser la fragilité qui se loge au cœur du courage, de l’homme capable ? Et comment penser le courage, les ressources de capacités qui se logent au sein de l’homme vulnérable? On trouve ainsi réactivés les thèmes existentialistes qui disent l’être jeté là, jeté au monde. Arrivant un par un, comme les Curiaces, mais mal équipés, pas prévenus de ce qui nous attend, privés de mode d’emploi, voués à un devenir incertain, informe — voués au hasard des rencontres heureuses ou malheureuses, de la vie.
Face à la contingence d’une réalité parfois vécue comme un absurde traquenard, comment vivre sans rouvrir le possible, sans lancer des promesses ? Que serait une adolescence qui ne rêverait pas des possibles ? Le malheur est que les promesses non tenues peuvent nous revenir comme des pierres. Et que le vertige du possible peut finalement accentuer le sentiment de l’absurde. Ce vertige peut en effet ruiner toute réalité, toute préférence, tout choix perçu comme une amputation du possible (p.440). Or il prend sa source dans la pensée rétrospective de la naissance : « pourquoi moi ? », « pourquoi suis-je ? ». Hegel a connu ce vertige du mauvais infini, et n’a cessé de prôner l’engagement, le travail, l’auto-finitude, l’aliénation même, pour échapper à cette puissance absolue qui est l’impuissance absolue et la mort. Kierkegaard aussi a tourné autour de ce qui lui semblait la fine origine de la maladie de la mort — Eve elle-même n’a-t-elle pas été tentée par un pur possible ? Ce que l’adolescent doit apprendre, c’est à se tenir à son choix, aussi limité soit-il, jusqu’à sentir que quelque chose a été réalisé, qui l’autorise à changer de cap. Il faut que certains possibles un jour promis aient été réalisés, si l’on ne veut pas que la totalité du possible à son tour devienne une prison.
Il me semble enfin que l’adolescence oscille entre le oui et le non, entre le refus et l’approbation. Tantôt elle est trop prise au jeu pour garder assez de distance critique, tantôt elle garde toujours une distance ironique qui l’empêche de s’engager vraiment : elle est toujours dedans-dehors, à contretemps. Mais n’est-ce pas cet intervalle joueur, que Ricœur semble avoir gardé de l’adolescence et prolongé dans la vie adulte, qui fait aussi le génie de l’adolescence, et qui l’oblige à des réitérations inventives ? Ce n’est pourtant pas forcément vécu comme un équilibre joyeusement incertain ! Tantôt l’adolescence dit trop aisément non, non à tout, tantôt elle dit trop aisément oui, oui à n’importe quoi. Qui peut dire que 14 ans, 16 ans, 20 ans, sont les plus beaux âges de la vie ? Et le plus difficile dans la vie n’est-t-il pas de comprendre que l’un ne va pas sans l’autre, d’apprendre à dire l’un autant que l’autre ? Avant néanmoins de tenir ce délicat équilibre, que la vie d’ailleurs remet sans cesse en jeu, il est sans doute important d’avoir connu ces amples oscillations dont « le chemin du consentement » se fait l’écho.
Tantôt en effet il nous a fallu connaître le sentiment amer de l’exil, du détachement, de la non-appartenance, de l’impuissance. Il nous a fallu nous « rencoigner ». Dire « non », refuser d’hériter, refuser de prendre en charge les trésors et même les dettes de nos prédécesseurs, refuser d’appartenir à un monde corrompu, se mettre à part du monde, « secouer la poussière de nos sandales » comme disait l’autre, et « dresser un camp de toile dans la nuit », tout cela l’adolescence connaît. Depuis la nuit des temps, c’est dans cette situation marginale, au sein de bandes de jeunes adultes chassés par les chefs de clan, et condamnés à innover pour survivre, que certaines des meilleures inventions humaines ont vu le jour.
Tantôt à l’inverse il nous a fallu connaître le sentiment dilaté du royaume, de participer d’un monde où le moi peut se dissoudre, où tout est là, de participer à un monde si vaste que de toutes façons « c’est beau la vie ». Même s’il y a eu un moment de tâtonnement, d’exploration, nous avons vu s’allumer une à une de ces possibilités ordinaires que jusque là nous ne voyons pas tant elles nous semblaient éteintes. Il nous a fallu découvrir combien nous étions attachés au monde commun, au monde familier où nous avons grandi, et où nous avons tant reçu. Il nous a fallu appareiller en toute confiance vers la découverte d’autres mondes, avec ce sentiment intense de disponibilité, de « partir à la découverte ».
Entre l’exil et le royaume, entre le détachement moqueur et la joyeuse participation, l’adolescence explore les limites du non et du oui. Ce que Ricœur, sans doute pour l’avoir vécu, lui apprend, c’est que c’est en parlant que l’on peut se tourner vers le monde, frayer un chemin qui nous reconduise à notre monde ordinaire. Le consentement selon l’espérance tient à l’idée que la poétique seule répond à l’absurde, par le sentiment que « cela a un sens même si je ne sais pas lequel ». Le monde n’est acceptable, habitable, sensible et agissable, qu’au travers d’une parole poétique, travaillée par le levain de l’espérance, de la révolte, de l’attente. Et surtout le monde n’est agissable, sensible, habitable et acceptable que si l’on est parmi d’autres, disposés comme nous à varier les plaisirs d’exister, à différer ensemble.
Olivier Abel
Publié dans Entretien La revue durable, 2010