Voici une rhapsodie de réflexions brèves, que j’ai préféré laisser incoordonnées car elles partent dans des directions diverses. Les vingt-six variations qui suivent indiquent que la responsabilité a changé d’orientation, qu’elle se tourne vers le vulnérable, qu’elle doit se méfier de l’idée du salut quand celui-ci prend des allures de fuite hors de notre monde, et qu’on ne peut pas baisser les bras.
Changement de paradigme
Beaucoup l’ont remarqué, la responsabilité n’est plus ce qu’elle était. Elle se rapportait au passé et à l’irréversible, elle s’est retournée vers le futur et l’imprévisible.
Reprenant les arguments de Kant contre un prétendu droit de mentir par humanité, Tolstoï s’oppose à Weber : il est sceptique quant à la possibilité de prévoir les conséquences et de s’en prétendre responsable ; il ne reste alors que les pures convictions morales, qui doivent rester inébranlables.
La responsabilité se forme, et présuppose un certain nombre de capacités. On est responsable à proportion de nos pouvoirs — à pouvoir inédit, responsabilité inédite. Pouvoir apprendre et s’exercer, pouvoir travailler, fabriquer, et agir, pouvoir dire ce que l’on fait — et faire ce que l’on dit. Or, et ceci est aujourd’hui fragilisé pour diverses raisons, il n’y a pas de responsabilité éthique, ni juridique, ni politique sans un minimum de capacité narrative : capacité à suivre une histoire, à supporter qu’il y ait un peu d’intrigue, capacité à raconter, c’est-à-dire à mettre un peu de syntaxe dans les péripéties de sa propre vie. Celui qui ne supporte pas la co-présence narrative à lui-même, comment supportera-t-il la co-présence à autrui ? Les deux liens se déplient ensemble pour tisser le récit.
Mais aussi : nous en sommes capables. Je veux dire capables du pire, de faire le pire sans sentir ce que nous faisons. Car il y a une asymétrie de l’agir et du sentir : l’agir humain s’est peu à peu doté de prothèses et de prolongements qui leur donnent une aire immense, tandis que notre sensibilité reste finie et limitée. C’est cette disproportion qui ouvre la possibilité non seulement de nos erreurs d’appréciation, mais de nos fautes, la condition de notre fragilité éthique.
Jadis on ne pouvait agir que sur des singularités (et ne connaître que des généralités). Aujourd’hui, avec les progrès techniques et notamment bio-techniques, nous agissons de plus en plus sur des généralités. Cela bouleverse le paradigme de la responsabilité : une invention génétique par exemple, qu’un brevet protège pour des raisons commerciales, devrait aussi être juridiquement assurée à l’encontre des effets néfastes potentiels (ce qui permettrait d’anticiper les parades et de responsabiliser les laboratoires).
La philosophie politique moderne était fondée sur l’implicite du pacte hobbesien comme quoi le plus faible pouvait toujours causer au plus fort une nuisance suffisamment pénible pour que le plus fort préfère obtenir son assentiment. Mais l’asymétrie de la puissance technique et le fait que les effets de nos choix se font sentir non seulement très loin dans l’espace géographique mais loin dans les générations suivantes ruine ce pacte. Jamais nos descendants ne pourront nous faire quoi que ce soit, or nous sommes de plus en plus en mesure de leur faire payer nos additions. C’est pourquoi le politique moderne menace de s’effondrer : il n’est plus possible au faible de porter le moindre tort au fort.
Elargissement interrogatif : le sentiment du fragile
La responsabilité n’a pas le même sens selon « devant qui » elle se place. Il peut se trouver des conflits de responsabilités, des conflits entre des échelles et des régimes de responsabilité qui ne sont ni compatibles ni coordonnables.
Un article de Ricœur, paru en mars 1949 dans La Revue du Christianisme Social, reprenait l’analyse de La Culpabilité Allemande proposée par Karl Jaspers, et distinguait : 1) La culpabilité criminelle, où le sujet coupable est un individu criminel, placé devant un tribunal, et susceptible de recevoir un châtiment. 2) La culpabilité politique, où le sujet coupable est le peuple des citoyens consentants, placé devant l’histoire et susceptible de verser des réparations. 3) La culpabilité morale, où le sujet coupable est chacun, n’importe qui, placé devant un ami, et susceptible de se repentir. 4) La culpabilité métaphysique, où le sujet coupable est constitué par l’ensemble des « survivants », placé devant Dieu et confessant combien il a manqué à la solidarité totale.
Il faut résister aux efforts « théologiques » pour disqualifier la pensée éthique, chez certains ultra-pauliniens, qu’ils soient protestants, juifs, ou cyniques (au sens des cyniques grecs). Leur stratégie : conduire l’éthique jusqu’à l’impossible, jusqu’à l’ironie. Mais quand on est responsable de tout, on n’est responsable de rien. Déplier les échelons de la responsabilité et ne pas les annuler dans une Responsabilité absolue et sublime. Nulle.
La responsabilité est prise dans une oscillation, selon que l’on soit tous responsables de tout (Hannah Arendt a montré que le projet totalitaire du nazisme final a été d’effacer toute différence entre les criminels et les autres) ou que l’on impute toute la responsabilité à quelques individus (qui servent parfois de boucs émissaires, tandis que les autres se lavent les mains). Qui est responsable par exemple des nuisances d’une civilisation de la voiture, de ses effets en termes d’exténuation de ressources rares, de pollution, de laminage de l’espace urbain et des mœurs ? L’incontestable culpabilité pénale des chauffards ne doit pas cacher la responsabilité politique, les intérêts économiques et l’assentiment de tous.
L’augmentation incessante de notre marge de choix est devenue notre drogue, il nous en faut des doses de plus en plus massives, plus rien ne doit arriver qui ne soit notre projet : mais cette augmentation s’accompagne du rétrécissement de plus en plus aigu de la marge de choix des êtres avec lesquels nous cohabitons, et des êtres futurs. En dépit du désir de faire tout ce qu’on veut savoir, et de vouloir tout ce qu’on peut faire, la responsabilité demande un monde assez durable pour permettre le remplacement équitable des générations.
La confiance dans les institutions suppose de mesurer leur fragilité. Loin que nous puissions nous appuyer sur elles sans retenue, tout en les dénigrant, elles sont placées sous notre responsabilité. C’est à nous de les cultiver, comme un précieux bien commun. Et de sentir que ce que nous faisons au travers de ces structures anonymes c’est à nous-mêmes, à nos petits-enfants, que nous le faisons.
Nous sommes tous vulnérables, c’est notre condition corporelle de vivants. En ce sens les questions dites écologiques ne sont pas du tout un luxe de nantis, mais le rappel de la finitude, de notre vulnérabilité corporelle. C’est notre condition la plus commune, peut-être la plus inavouable tant nous voudrions nous libérer de cette condition, nous donner à nous-mêmes nos propres conditions.
Etre responsable : assez puissant pour se savoir vulnérable, assez émancipé pour exprimer ses gratitudes.
Sauvegarde de soi et fin du monde
Au début de ses Vies politiques, Hannah Arendt définit le monde comme ce qui « s’étend entre les hommes », et reproche aux hommes de notre temps de faire trop facilement usage de la faculté de se retirer du monde, car « avec chaque retrait de ce genre, se produit une perte en monde presque démontrable ; ce qui est perdu, c’est l’intervalle spécifique et habituellement irremplaçable qui aurait dû se former entre cet homme et ses semblables ». Dans les temps obscurs qui sont les nôtres, on pourrait en effet imaginer des Socrate assez courageux ou assez cléments pour être « bons » tout seuls, retirés du monde. Hannah Arendt montre comment la persécution a pu parfois rapprocher les victimes au point qu’il n’y ait plus de place entre elles pour le « monde », et combien leur compassion les déchargeait du souci du monde et de ses conflits. Si la pluralité humaine se réduisait à l’unité de l’espèce humaine, « le monde, qui ne se forme que dans l’intervalle entre les hommes dans leur pluralité, disparaîtrait ».
Il existe aujourd’hui, comme au temps du nazisme, une néo-religion mi-gnostique, mi-apocalyptique, plus formidable que les idoles de jadis, et qui gangrène de l’intérieur toutes les religions traditionnelles. L’optimisme technique du mythe affirmant qu’il y aura toujours une solution, tout autant que le pessimisme apocalyptique qui estime notre monde déjà foutu, épuisé, irrémédiablement pollué et condamné à la guerre, ne sont en effet l’un et l’autre que des variables d’une religion à la fois très ancienne et ultra-moderne, qui ne cesse de réaménager à son profit notre planète, nos sociétés, et nos corps. Sous une forme sécularisée nous avons affaire à une « gnose », à une religion qui prône le salut par la connaissance, la connaissance étant précisément entendue ici comme ce qui nous sauve, ce qui nous permet d’échapper à un monde foutu, un monde abandonné au mal. L’exode extra-terrestre en est le projet, incluant la sortie d’une condition humaine trop limitée, la tentative de nous reconditionner librement.
Souci de soi ou de nous, mais dans le déni du monde. Nous sommes environnés de parasites suicidaires, de sujets qui croient survivre au monde.
L’urgence écologique est gangrenée par l’esthétique du bio, de la précaution pour soi, de la pureté comme salut, des normes protectrices et luxueuses, de l’apolitisme sortie du monde commun.
Il y a un usage pervers du principe de précaution, comme il y a un usage pervers de la notion théologique du « salut ». C’est l’inversion en souci pour soi. Le principe de précaution veut alors seulement nous protéger : hors de nous et après nous le Déluge ! L’histoire du salut devient l’histoire de la petite Arche des élus, des sauvés. La Gnose a gagné.
Le courage de la responsabilité
La confiance dans la bonté de ce monde refuse le discours apocalyptique qui le considère comme perdu, et l’idée que chacun pourrait se sauver tout seul. Au contraire, découvrir que les équilibres vulnérables de notre planète sont placés sous notre protection active, c’est réaliser combien nous sommes nous-mêmes des êtres corporels, habitant le monde parmi d’autres. Et cesser d’abîmer partout le paysage au point que le corps humain n’y a plus de place.
Nous ne sommes pas dans une « crise », avec bientôt la sortie du tunnel. Nous sommes face à un éboulement, un rétrécissement général de nos moyens, de nos normes de vie. Il nous faudra apprendre à vivre avec.
Et c’est là qu’on va avoir besoin de courage, et de repartir à partir de ce qui nous reste : le crédit apporté à la parole d’autrui, le fait qu’autrui aussi compte que nous tiendrons parole, et qu’ensemble nous sommes responsables du bien commun. La confiance dans la bonté du monde, qui refuse l’idée que chacun pourrait se sauver tout seul, comme pour s’évader d’un monde d’avance condamné. C’est cette exigence mutuelle qui nous oblige à trouver moyen de cohabiter avec ceux qui sont là, comme un nouveau pacte.
La responsabilité éthique ne concerne pas seulement l’agir mais aussi la sensibilité : dans l’asymétrie de l’agir et du sentir, il faut tenter d’augmenter notre empathie, de mieux sentir ce que nous faisons. C’est aussi un travail de l’imagination.
Noé figure une responsabilité conservatrice, car on ne sait pas ce qui se passerait si telle ou telle chose disparaissait. Il s’agit ici d’une éthique de préservation, de sauvegarde de la planète. Le monde, la vie, la nature ne sont faits que d’équilibres et de balanciers mutuellement réglés (ajustements quasi-économiques des taux de multiplication et de prédation, etc). L’idéal, assez aristotélicien, est de trouver le juste, la stabilité et la durabilité des écosystèmes. Mais on peut corriger ce paradigme par un autre, selon lequel tout se transforme sans cesse, dans une éthique de l’adaptation, de la perpétuelle métamorphose des formes de vie. Il ne faut alors pas oublier que la diversité est la condition de l’évolution, et que la diversification des formes de vie ne saurait être confondue avec la simple multiplication des vivants. Ici, nous sommes co-responsables de la co-évolution. L’idéal, assez leibnizien, est d’augmenter autant que possible la densité des compossibles, la diversité des formes et mondes de vie.
Le débat d’aujourd’hui : faut-il toujours augmenter le monde, sa densité en singularités compatibles, densifier les compossibles ? et ne faut-il pas tout autant penser le faire-place, le dépérir, la déperdition, l’effacement ? En quoi ces derniers sont-ils encore eros et non thanatos ?
L’éthique, l’orientation générale des valeurs d’une société ou d’un existant quelconque, est ce qu’il y a de plus fort au monde, c’est le moteur de l’évolution.
Olivier Abel
Publié dans Les cahiers du christianisme social / Foi et Vie en 2013.