Sphères de reconnaissance

Sphères de reconnaissance[1]

Dans les questions de philosophie politique, morale, et sociale, l’idée de reconnaissance est d’une grande force. Elle désamorce ce qu’une posture de dénonciation pourrait avoir de purement extérieur, pour penser les liens de l’intérieur. Et si la dénonciation est portée par l’idéal d’émancipation, la reconnaissance sait l’importance des attachements. Mais la force de l’idée de reconnaissance ne saurait retomber dans une forme de quiétude trop apaisée, trop crédule aux médiations et réconciliations. Il doit rester une sorte d’inquiétude critique, elle-même mise en émoi par toutes les formes du déni de reconnaissance : le sentiment de méconnaissance à cet égard restera un sûr guide du travail de reconnaissance.

Ce sera d’ailleurs l’une des raisons pour chercher à pluraliser les sphères, ordres, et mondes de reconnaissance, ce sera ici ma première idée introductive. Comme le remarquait Laurent Thévenot parlant de ces sphères, « l’une permet de reconnaître ce que l’autre ne saurait approuver[2] ». Et le conflit toujours possible entre elles permet à chaque acteur de mesurer l’étroitesse de son point de vue, et d’éveiller chacun aux tables de valeurs des autres.

Il ne faut pas oublier que l’on ne connaît, ne comprend, ne reconnaît jamais tout, et il serait bon de faire « travailler la méconnaissance[3] » de la même manière que Ricœur fait partir la compréhension d’un travail sur les mécompréhensions premières.

La seconde idée que je chercherai ici à introduire est que la reconnaissance n’est pas seulement une question d’intersubjectivité interpersonnelle, mais qu’elle a aussi une dimension structurelle, et traverse les grands modes et registres d’institution de nos sociétés.

Quand je dis cela, je suppose que tous les connaisseurs des dernières grandes œuvres du philosophe, de Soi-même comme un autre à Parcours de la reconnaissance, en passant par Le Juste, etc, sauront évoquer avec moi les développements sur les Spheres of justice de Michaël Walzer, comme sur les économies de la grandeur de De la justification de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, ou sur les ordres de la reconnaissance dans Les puissances de l’expérience chez Jean-Marc Ferry, et bien d’autres encore. Mais Ricœur n’a cessé de prêter à d’autres ce qu’il avait déjà commencé à déplier lui-même, dans des œuvres antérieures, tout autrement, parfois moins bien, mais parfois de façon très originale et ensuite oubliée. Nous voudrions ici explorer ces trois sphères de reconnaissance que sont l’avoir, le pouvoir, et le valoir, dans cette trilogie des passions que Ricœur, s’appuyant sur une longue tradition de Platon à Kant, adopte dans son programme réflexif, tant dans l’Homme faillible que dans Histoire et vérité.

Pour finir, je m’appuierai sur une remarque de Marcel Hénaff, lors du colloque des Ricœur Studies à Lecce en Italie l’an dernier, selon laquelle le totalitarisme survenait lorsque une sphère prétendait à elle seule accomplir et remplacer toutes les autres. Je voudrais aller le plus loin possible dans la systématisation des différentes figures possibles du totalitarisme, mais aussi simplement de la domination, de l’exploitation, de l’aliénation, et mesurer en partant de Ricœur ce qui peut leur résister, et introduire sur tous les registres l’inquiétude de la reconnaissance.

Ricœur et les ordres de la reconnaissance

Nous partirons ici du Parcours de la reconnaissance, dont la troisième étude porte sur la reconnaissance mutuelle, s’interroge sur le passage de la dissymétrie à la réciprocité. C’est ici que l’apport des travaux de Marcel Hénaff pour penser la reconnaissance mutuelle s’avère décisif, comme s’il fallait chercher la paix dans l’agonistique même du don réciproque. Il me semble pour ma part que la ligne de tension philosophique qui tient cette étude en haleine est contenue dans l’idée que dans la dissymétrie entre soi et l’autre il n’y a pas de point de vue de surplomb. C’est un peu comme dans le film It happened one night de Frank Capra, où la couverture suspendue au fil qui traverse la chambre du motel et sépare le garçon de la fille ne saurait être abattue par un point de vue capable de comprendre à la fois les deux côtés[4]. Ricœur écrit : « L’embarras se trouvait redoublé par le fait de l’opposition entre deux versions de cette dissymétrie originaire, selon qu’avec Husserl on prend pour pôle de référence le moi, ou qu’avec Levinas on procède d’autrui vers moi. Tout se passe comme s’il n’existait pas de point de vue de surplomb sur cette divergence d’approche et qu’on ne puisse aborder la question du passage de la symétrie à la réciprocité que par une face ou par une autre – ce qui par surcroît rend vaine et stérile toute querelle concernant la prééminence d’une lecture sur l’autre » (PR 373). On retrouve ici l’idée centrale qu’il n’y a pas de « tiers » absolu : « on devra ainsi placer le vœu d’impartialité sous le signe de l’impossibilité du tiers absolu » (La mémoire l’histoire l’oubli, Paris Seuil 2000, p.414).

Mais revenons à la manière dont Ricœur prend justement appui sur la différenciation des ordres de reconnaissance à l’œuvre chez Hegel : « D’Iéna à Berlin, Hegel ne cessera de diversifier ce procès d’institutionnalisation de la reconnaissance jusqu’à sa stabilisation définitive dans les principes de la philosophie du droit de 1820-1824 » (PR 254). Tout au long de cette étude, Ricœur poursuit par la reprise de la différenciation des sphères sociales de reconnaissance, avec Jean-Marc Ferry, puis celle des économies de la grandeur avec Luc Boltanski et Laurent Thévenot. Dans Soi-même comme un autre, on se souvient qu’il les avait mis en parallèle sur la question de la pluralité des sources de justice avec l’ouvrage de Michaël Walzer, Spheres of justice. Dans Le juste également, avec « La pluralité des instances de justice ». Cette pluralisation des sphères est donc une démarche récurrente chez notre philosophe.

Reste la question du rapport vertical d’autorité, dont Ricœur estime que même dans sa figure la plus positive, celle du maître et du disciple, elle reste une objection aux formes réciproques de la reconnaissance mutuelle. Ricœur concède alors volontiers à Hannah Arendt la place de l’antériorité, et de la fondation continuée : « nul pouvoir n’est assuré de stabilité et de durée s’il ne réussit à capitaliser à son bénéfice l’histoire antérieure de l’autorité[5] ». Mais je crois qu’il ne faut pas trop vite réduire la figure de l’autorité à ce seul modèle de la fondation romaine, et que pour comprendre Ricœur il faut aussi aller chercher un modèle plus « moderne », plus protestant peut-être, plus grec aussi, celui du recommencement, de la refondation, n’importe où, là où l’on est. Et accepter de penser la multiplicité des fondations. Marcel Hénaff a raison de remarquer que « La conclusion de Ricœur dans son article se veut ouverte : rendre possible des fondations multiples voire concurrentes. Mais la question non résolue est bien celle-ci : peut-on encore prétendre à une fondation quelconque ? [6] » —  Hénaff cherche alors à repenser la question de la hiérarchie à travers la crisis grecque de la philosophie.

Pour conclure ce premier moment, et au-delà du motif profond qu’en est l’impossibilité d’un tiers absolu, je dirais que la différenciation des sphères et ordres de reconnaissance a plusieurs fonctions remarquables, qui caractérisent la démarche de Ricœur. La première est sans doute d’ordre épistémologique, pour faire varier les différents profils du problème et en ouvrir le champ empirique, de façon à ne pas se focaliser sur une seule forme de méconnaissance. C’est une manière de rappeler la « discontinuité des problèmes » à laquelle Ricœur est si attaché. Mais l’on touche ici aussi à dimension politique de cette différenciation qui rappelle la séparation des pouvoirs et demande la limitation réciproque des sphères, leur incessante correction mutuelle. On exerce par là un véritable élargissement de la vigilance face au malheur, manière de ne pas le voir venir toujours du même côté

Le triptyque du pouvoir, de l’avoir et du valoir

Je voudrais maintenant revenir sur quelques figures antérieures chez Ricœur de cette pluralisation des régimes de reconnaissance, et notamment à partir de deux textes de 1960. Dans L’homme faillible, tout d’abord, après avoir examiné la synthèse transcendantale puis la synthèse pratique, Ricœur poursuit la trilogie kantienne des critiques[7] en revenant sur le sentiment dans ce qu’il appelle « La fragilité affective » (chapitre IV, et notamment sa section « 3. Le θυμός : avoir, pouvoir, valoir »). J’en donne ici de larges extraits, qui donnent à voir combien Ricœur est ici encore et d’abord phénoménologue :

C’est donc du côté de passions essentiellement et non accidentellement interhumaines, sociales, culturelles, qu’il faut chercher l’illustration du θυμός. L’anthropologie de Kant va plus loin à cet égard que les Traités des passions ; la trilogie des passions de possession, de domination, d’honneur est d’emblée une trilogie des passions humaines ; d’emblée elle requiert des situations typiques d’un milieu de culture et d’une histoire humaine (…) Mais en partant au contraire de passions spécifiquement humaines, Kant se place d’emblée en face de figures déchues de l’affectivité humaine (…) Une anthropologie philosophique doit procéder à la restauration de l’originaire qui est à la racine du déchu (…) Bien que nous ne connaissions empiriquement ces requêtes fondamentales que sous leur visage défiguré et hideux, sous la forme de l’avidité, des passions du pouvoir, et de la vanité, nous ne comprenons dans leur essence ces passions que comme perversion de… (…) Cette compréhension de l’originaire d’abord, du déchu ensuite, à partir et par le moyen de l’originaire, requiert sans doute une espèce d’imagination, l’imagination de l’innocence, l’imagination d’un règne ou les requêtes d’avoir, de pouvoir, et de valoir ne serait pas ce qu’elles sont en fait ; mais cette imagination n’est pas un rêve fantastique ; c’est une variation imaginative pour parler comme Husserl, qui manifeste l’essence, en rompant le prestige du fait ; en imaginant un autre fait, un autre régime, un autre règne, j’aperçois le possible et dans le possible l’essentiel[8] .

C’est alors qu’il déplie une triple phénoménologie de l’innocence de l’avoir (p.129-132), de l’innocence du pouvoir (p.132-136), et de l’innocence du valoir (p.136-141).  « Derrière la troisième passion selon l’anthropologique kantienne, la passion d’honneur, de gloire, se tient une requête plus originaire qu’elle, la requête de valoir dans l’opinion d’autrui, la requête d’estime » (p.136 de l’édition Aubier 1960, p.169 de l’édition de poche). Dans ces pages nodales, Ricœur explore non seulement la légitimité de ces trois requêtes, mais leurs objectivations comme autant de points d’appui dans le monde des choses, des institutions et des œuvres, avant d’en montrer les possibles pathologies.

Dans l’édition de 1964 de Histoire et Vérité (ici cité HV), ensuite, se trouve le texte d’une conférence donnée à Genève, intitulée « L’image de Dieu et l’épopée humaine », et d’abord reprise dans la Revue du Christianisme social en 1960. C’est un texte programmatique pour la seconde partie de l’ouvrage (qui porte successivement sur la violence et l’État,  le travail et l’économie, et enfin le dialogue des cultures), et qui m’avait ébloui alors que j’étais lycéen[9]. Partant de quelques indications des Pères grecs, il propose une fresque épique à la fois de la profondeur et de l’ampleur de la déchéance, mais aussi de l’élan de la rédemption.

Ce diptyque, il le déploie sur les trois registres de l’avoir, du pouvoir et du valoir. Il suit donc le même ordre que dans L’homme faillible, mais poursuit un motif différent : il ne s’agit plus de chercher l’innocence qui précède la pathologie, mais de montrer un clavier des passions qui puisse jouer aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Il écrit :

Nous distinguerons les relations de l’avoir, du pouvoir, et du valoir. Cette division m’a été suggérée par l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique de Kant, laquelle a l’avantage de nous placer d’une part au cœur de sentiments et de passions très fortement individualisés, les passions de la possession, de la domination et de l’ostentation (Habsucht, Herrschsucht, Ehrsucht), d’autre part au centre de trois sphères institutionnelles très importantes pour les relations d’homme à homme : sphère économique de l’avoir, sphère politique du pouvoir, sphère culturelle de la reconnaissance mutuelle. La première est déterminée par la relation de travail et d’appropriation ; la seconde par la relation de commandement et d’obéissance (ou, si vous voulez, de gouvernant à gouverné, qui est la relation politique par excellence) ; la troisième a aussi un support objectif dans les mœurs, les codes, les monuments, les œuvres d’art et de culture. Par leur double appartenance au monde passionnel et au monde institutionnel, l’avoir, le pouvoir et le valoir échappent à l’éclatement du prochain et du socius et à la dichotomie des relations courtes et des relations longues : ce sont les mêmes situations qui sont vécues sur un mode interpersonnel et dans le cadre d’institutions ou d’organisations économiques, politiques, culturelles. (« L’image de Dieu et l’épopée humaine » HV p.132 de l’édition de poche).

Ce texte était destiné à un public de militants protestants, et son propos en ce sens est moins phénoménologique que théologique — ou anthropologique, dans la mesure où une théologie est toujours vectrice d’anthropologie. En effet, Ricœur veut corriger leur individualisme foncier par le sens des institutions et du collectif (le péché n’est pas réductible à une affaire de morale individuelle, ni la rédemption réductible au recrutement d’élus solitaires), et sur les trois registres il exprime ce paradoxe dans le langage du péché originel : « en naissant j’entre dans des relations d’avoir qui sont perverties au niveau même du collectif, quoiqu’elles soient sans cesse relancées par des actes individuels d’appropriation et d’exploitation moralement scandaleux » (HV p.135). Sur le registre politique aussi, on voit bien que le cœur du problème est l’élargissement de l’échelle du mal, après le désastre des guerres mondiales et de la shoah : « la substance de l’homme ne s’est pas seulement abîmée dans les individus, mais dans le collectif. Il y a des lois infâmes, des lois scélérates ; une législation mauvaise est toujours le relais nécessaire pour les passions mauvaises d’un individu, d’un groupe ou d’une classe au pouvoir » (HV p.136). Il en est de même sur le troisième registre : « si nos rencontres sont ainsi médiatisées par les images de l’homme incorporées dans des œuvres de culture, les relations interhumaines peuvent être abîmées au niveau de ces images médiatrices » (HV p.138).

Observons au passage qu’en explicitant la référence à l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique de Kant, Ricœur s’appuyait sur une tradition plus ancienne. Chez Hobbes, par exemple, l’homme s’attaque à l’homme par son constant besoin de comparer, de se comparer, c’est donc parce qu’il parle que l’homme fait la guerre et la parole attise la lutte[10], mais les motifs sont de trois ordres : il peut être en guerre pour le profit, pour la sécurité, ou pour la gloire[11]. Et cette tradition remonte peut-être à Platon dans la République vendant déjà la mèche des trois fonctions dont Dumézil a proposé une étude systématique à travers les panthéons indo-européens.

Sur le second versant du diptyque Ricœur montre la rédemption à l’œuvre aussi bien au travers des institutions, quand elles sont portées de l’intérieur par la bonne volonté (la visée bonne), qu’au travers d’individus « prophétiques », qui de l’extérieur rappellent ces visées jusque dans leur fonction utopique. Ricœur fait ainsi voir la bonté des institutions, d’abord sur le plan politique : « il faut le dire, saint Paul a gagné son pari ; les empires, à travers et malgré leurs violences, ont fait avancer le droit, la connaissance, la culture, le bien-être et les arts ; l’humanité a non seulement survécu, elle a grandi, elle est devenue plus mûre et plus adulte, plus responsable » (HV p.141). Sur le plan économique il faut penser « une révolution qui bouleverse les rapports d’expropriation et d’exclusion mutuelle institués par la propriété » (HV p.146). Sur le plan culturel « toute conversion réelle est d’abord une révolution au niveau de nos images directrices ; en changeant son imagination, l’homme change son existence » (HV p.148).

Et Ricœur reprend aussi à chaque fois par l’autre bord, à travers les ruptures utopiques et critiques introduites par les individus « prophétiques » : le non-violent pour le politique, la pauvreté franciscaine pour l’économique, l’artiste créateur qui brise l’auto-complaisance d’une culture.

Mais le scandale n’est lui-même que l’envers de la fonction utopique de la culture ; l’imagination, en tant qu’elle prospecte les possibilités les plus impossibles de l’homme, est l’œil avancé de l’humanité en marche vers plus de lucidité, plus de maturité, bref vers la stature adulte. L’artiste est ainsi dans la sphère culturelle ce qu’est le non-violent dans la sphère politique ; il est « intempestif » ; il prend les plus grands risques, car il ne sait jamais s’il construit ou s’il détruit ; s’il ne détruit pas en croyant construire ; s’il ne construit pas en croyant détruire; s’il ne plante pas quand il faudrait arracher, s’il n’arrache pas quand il serait temps de planter (HV p.148). 

Pluralité des totalitarismes

On trouve donc chez Ricœur, très tôt, une différenciation avancée des sphères non seulement d’injustice et de justice, mais des sphères de possible méconnaissance, que le travail de la reconnaissance doit parcourir en détail. On a vu une analyse de l’exploitation et de la manipulation des besoins humains, mais aussi un éloge de la prospective économique et finalement de la frugalité. On a vu une analyse de la domination et de l’oppression violente, mais aussi un éloge des institutions de l’État raisonnable, et finalement le rappel d’une possible non-violence. On a vu enfin une analyse de la perversion de l’imaginaire et de l’aliénation culturelle, mais aussi un éloge incertain du scandale, dans sa fonction de créativité, d’écart, d’invention. Le paradoxe politique pourrait ici être prolongé par un paradoxe économique et un paradoxe culturel, et nous sommes ainsi dotés d’un petit moteur critique extrêmement puissant et polyvalent.

Ce n’est donc pas parce que l’on a réduit l’exploitation économique qu’il n’y a plus d’oppression politique, et aucune de ces sphères ne peut prétendre expliquer ni rédimer à elle seule les autres. Dans « le paradoxe politique » (Esprit 1957), au moment du coup de Budapest, Ricœur montrait que le totalitarisme stalinien avait sa racine dans la thèse que le politique dérive de l’économique, et que les contrôles démocratiques des maux spécifiquement politiques pouvaient être négligés. C’est cette naïveté quant à l’autonomie des questions politiques de la domination qui a permis le totalitarisme stalinien. Au nom du dépérissement de l’État, l’État est devenu total.

Mais les autres figures du totalitarisme sont disponibles. Dans son exposé au colloque des Ricœur Studies à Lecce en Italie l’an dernier, Marcel Hénaff, repartant de l’une des formules du paradoxe politique, montre que le politique est « la sphère des sphères, l’ordre qui intègre les autres mêmes si les autres sont des victimes dans leur ordre (…) Ainsi peut se comprendre le passage du fait total à l’ordre totalitaire, lorsque le parti État usurpe à son profit toutes les dimensions de l’existence commune et anéantit tout ce qui s’y oppose[12] ». Et il conclut sur le mal nouveau de notre temps : « Mais nous n’avons pas vu s’approcher une autre menace. Celle qui est venue et continue de venir d’un nouveau type de pouvoir : celui de la haute finance globalisée qui s’avère de plus en plus capable de manipuler le pouvoir politique et de le tenir sous sa dépendance (…) C’est plus fondamentalement la prétention du marché mondial de dissoudre le politique dans l’économique, ce qui veut dire de prétendre se constituer lui-même en fait social total[13] ».

On vient de voir l’État total, le Marché total. Mais pourquoi pas le totalitarisme culturel ou cultuel qui croirait pouvoir tout dissoudre dans un Culte total ? Cela nous paraît très éloigné, mais nous croyons trop facilement dans le dépérissement tendanciel du religieux, et c’est bien Ricœur qui nous rappelait que le totalitarisme est une pathologie de l’espérance :

Le mal véritable, le mal du mal, ce n’est pas la violation d’un interdit, la subversion de la loi, la désobéissance, mais la fraude dans l’œuvre de totalisation (…) Si le mal du mal naît sur la voie de la totalisation, il n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance, comme la perver­sion inhérente à la problématique de l’accomplissement et de la totali­sation. Pour le dire en bref, la véritable malice de l’homme n’apparaît que dans l’État et dans l’Église, en tant qu’institutions du rassemble­ment, de la récapitu­lation, de la totalisation. (Le Conflit des interprétations, Paris Seuil 1969, p. 414)[14].

En ce sens, une sphère qui prétendrait accomplir à elle seule et récapituler la totalité des parcours de la reconnaissance serait le comble de l’espérance, c’est à dire précisément le totalitaire par excellence. Or nulle part cette tentation n’est plus grande que dans la troisième sphère, qui est celle de la culture, des images, des signes, du spectacle, des médias, mais aussi de la religion. Les racines du totalitarisme sont aussi à chercher et à comprendre de ce côté-là. N’est-ce pas Kierkegaard qui appelait le disciple à une décision totale, qui changerait tout dans la vie, et Karl Barth ne résistait-il pas au nazisme en invoquant un souverain plus absolu ? Certes il s’agit d’une souveraineté absente, mais c’est aussi la raison pour laquelle Ricœur n’a cessé de désabsolutiser, de détotaliser tout ce qui prétendait assumer une telle fonction — y compris désabsolutiser et détotaliser l’institution religieuse[15].

L’inquiétude de la reconnaissance

Pour finir je voudrais ajouter que nous sommes peut-être trop focalisés sur l’injustice comprise comme inégalité économique : tout dans notre société semble pointer la pauvreté comme le plus grand malheur[16]. Nous sommes également très focalisés sur la violence, et on a vu l’importance de penser la spécificité de la domination par le rapport de force. Mais nous accordons peut-être trop d’importance à l’injustice économique et à la violence par rapport à l’humiliation d’être sans parole ni estime de soi : les gens peuvent être dépossédés de leur volonté, de leur propre crédit et évaluation de ce qui est bon. C’était aussi l’idée d’Emerson, à propos de la confiance en soi. Or l’humiliation est en même temps ce qui pénètre au plus profond de l’intimité et ce qui peut de proche en proche toucher toutes les sphères, tous les registres de la reconnaissance, en abattant toute confiance.

C’est pourquoi il est tellement important de pluraliser les sphères de reconnaissance, de manière à instituer des écrans, des séparations, de telle sorte que l’humiliation sur un tableau ne se propage pas presque immédiatement, de façon apparemment magique, sur tous les autres tableaux. Or l’humiliation est difficile à contenir, elle passe à la fois par dessous et par-dessus ces séparations. Elle touche à la fois la manière dont on est montré malgré soi, exposé, et la manière dont on est caché, refoulé, rendu honteux, invisible. La pluralité des sphères de reconnaissance demande ainsi qu’il y ait non pas un voile d’ignorance, comme le propose Rawls, mais plusieurs, pour que dans chaque sphère la chance soit redonnée à chacun, et jusqu’à soixante-dix-sept fois sept fois, comme disait l’autre. Il faut instituer des procédures qui donnent à chacun de pouvoir se retirer, s’abriter, mais aussi qui donnent à chacun toutes ses chances de montrer « qui » il est. Les institutions, l’école, la santé publique, les prisons mêmes doivent briser les logiques de contamination d’humiliation, refaire crédit. C’est le point très fort de la démonstration de Boltanski-Thévenot : les grandeurs ne sauraient être attachées de façon définitive aux personnes. Or cela suppose, au cœur du travail de reconnaissance, la capacité à s’approuver mutuellement d’exister. Là où la justice chercherait à établir des équivalences, la reconnaissance fait place à l’incommensurable, aux petites asymétries qui patiemment tissent la mutualité[17].

Jusqu’au bout nous aurons ainsi été tenus en haleine par l’inquiétude de la reconnaissance. Nous ne pourrons heureusement jamais venir à bout de notre mutuelle interrogation : « qui dites-vous que je suis ? ». Toute reconnaissance sur un registre, ou dans l’une des sphères, peut s’avérer méconnaissance, occultation, dénégation, ou déni dans une autre. Il n’y a pas de reconnaissance qui n’ait à se frayer la voie au travers d’une méconnaissance, et cela jusqu’au bout. C’est le danger de la fausse confiance, de la confiance forcée. On ne peut pas forcer la reconnaissance, par la lutte, ni par le travail ni par l’échange ni par le mérite. La reconnaissance comporte une part de grâce, cela arrive : il faut simplement alors savoir en être surpris, et la reconnaître.

La vraie reconnaissance comporte une émotion parce qu’elle comporte une incertitude. C’est peut-être simplement l’effet pragmatique de la reconnaissance que d’appeler la reconnaissance. Mais cette reconnaissance ne pourrait s’avancer indifféremment de sa réception par l’autre sans dévoiler qu’elle n’a de la reconnaissance que le masque ! Seule une reconnaissance qui fait voir son manque d’assurance[18] peut attester à l’autre qu’il est vraiment reconnu. C’est en portant le trouble de la non assurance que la reconnaissance peut combattre le scepticisme à l’égard d’autrui, le scepticisme de croire que la reconnaissance puisse être garantie, ou que sinon elle est impossible[19].

Olivier Abel

 

[1] Cet exposé est la reprise abrégée d’une conférence donnée à Santiago en mars 2013, lors du congrès ibéroaméricain sur la pensée de Paul Ricœur, Universitad Alberto Hurtado.

[2] Laurent Thévenot, « Reconnaissances, avec Paul Ricœur et Axel Honneth », in Alain Caillé (sous la dir.), La quête de reconnaissance. Regards sociologiques, Paris, La Découverte, 2007, p. 269-283. Le présent travail lui doit aussi beaucoup.

[3] On trouve l’expression dans Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p.372.

[4] C’est le beau commentaire qu’en donne Stanley Cavell dans son livre A la recherche du bonheur, Hollywood et les comédies du remariage, Paris, Editions des Cahiers du cinéma, 1993.

[5] « Le paradoxe de l’autorité », in P.Ricœur Le Juste 2, Paris, ed. Esprit, 2001, p. 107-123.

[6] Marcel Hénaff, « Paradoxe du pouvoir, crise de l’aurorité, reconnaisance. Réflexion sur le mal politique avec Ricœur et au-delà », à paraître in Archivio de filosofia 2013.

[7] Sur les trois plans du connaître, de l’agir, et du sentir (ibid.p.98).

[8] L’homme faillible « La fragilité affective », p.127-128 de l’édition Aubier 1960, p.159-160 de l’édition de poche.

[9] J’étais en classe de seconde, j’ai fait des exposés sur ce texte tant dans ma classe qu’auprès de mes amis de la paroisse de Robinson, et plus tard j’ai même tenté d’inventer un jeu de carte reprenant ces diverses figures du pouvoir, de l’avoir et du valoir, sous toutes leurs configurations !

[10] Dans « Les oiseaux du ciel et les lis des champs », Kierkegaard montre que la sérénité qui s’empare de nous à considérer les lis ou les oiseaux vient de ce qu’ils ne parlent pas, ne se situent pas dans la comparaison.

[11] Tripartition évoquée dans Parcours de la reconnaissance, op.cit. p.242.

[12] Marcel Hénaff, « Paradoxe du pouvoir, crise de l’aurorité, reconnaisance. Réflexion sur le mal politique avec Ricœur et au-delà », à paraître in Archivio de filosofia 2013.

[13] Ibid.

[14] C’est le bel exemple d’Abélard, philosophe original du XI-XIIème siècle, et qui invente, en dépit de la tradition socratique, mais à l’encontre du monopole d’Église de la Sorbonne, d’ouvrir un cours payant sur la Montagne Sainte Geneviève. Il joue la sphère économique contre la sphère religieuse, à laquelle la philosophie était trop subordonnée.

[15] On pourrait même caractériser les sociétés par leurs formes de religions : l’antiquité romaine a connu des sociétés intégrées par la religion de la victoire, la modernité a permis le déploiement de sociétés régies par la religion de la prospérité, et nous pourrions dire que nous sommes en train de passer dans un temps où la religion nouvelle est celle de la créativité.

[16] C’est ce qui, selon Pasolini, la corrompt profondément. Cf. P.P.Pasolini, Lettres luthériennes, Petit traité pédagogique, Paris : Seuil-Points, 2000, p.17 (ce texte date de 1975).

[17] Il faut distinguer les échanges conduits par la rétribution qui tendent à la simultanéité et déterminent une sorte de rétrécissement du temps, et les échanges conduits par la reconnaissance qui tendent à différer et déterminent un ralentissement, un élargissement du temps. Le crédit tient à la confiance mutuelle générée par le ralentissement et l’allongement de l’échange et du circuit, comme si la lenteur du contre-don assurait l’invention productrice de différences. C’est cette lenteur qui a été systématiquement brisée par la logique de rentabilité, une logique évidemment suicidaire sur le long terme car elle détruit ce dont elle se nourrit.

[18] L’apôtre Paul, sommé de présenter des preuves de sa crédibilité, répond en présentant la possibilité d’être refusé : « mes lettres de recommandation, mais c’est vous » (seconde épître aux Corinthiens, 3). C’est aussi ce que Kant dit du sentiment esthétique, qu’il ne saurait être obligé et qu’il est résistible.

[19] Cette catégorie de l’impossible, dont à mon avis Levinas et Derrida ont abusé, n’est pas sans rapport avec l’inconditionnalité et l’altérité de la grâce : en protestantisme, de Kierkegaard à Karl Barth ce fut notre catégorie principale, mais elle a fait des dégâts et bien des textes de Ricœur tentent de la contrebalancer.