Sphères de reconnaissance (longue)

Entrées : l’inquiétude de la reconnaissance

Dans les questions de philosophie politique, morale, et sociale, l’idée de reconnaissance est d’une grande force. Elle désamorce ce qu’une posture de dénonciation pourrait avoir de purement extérieur, pour penser les liens de l’intérieur. Si la critique sociale a longtemps été portée par l’idéal de l’émancipation, qui très bien su s’attaquer à tous les problèmes d’asservissement et de servitude, mais s’est trouvé démuni face au problème de l’exclusion, l’idéal de reconnaissance, en revanche, explore les mécanismes qui produisent l’exclusion, et fait une place pour penser nos divers attachements. Il est un point à partir duquel l’importance de l’émancipation doit être contrebalancée par l’importance des attachements, et une société « bonne » doit pouvoir combiner au plus haut point l’émancipation de toutes les servitudes qui nous amoindrissent avec la reconnaissance de tous les attachements qui élargissent nos existences.

Mais la force de l’idée de reconnaissance ne saurait retomber dans une forme de quiétude trop apaisée. Il doit rester une sorte d’inquiétude critique, elle-même mise en émoi par toutes les formes du déni de reconnaissance. Ce sera d’ailleurs l’une des raisons pour chercher à pluraliser les sphères, ordres, et mondes de reconnaissance. Comme le remarquait Laurent Thévenot, « l’une permet de reconnaître ce que l’autre ne saurait approuver »[1]. Et le conflit toujours possible entre ces différentes sphères permet à chaque acteur de mesurer l’étroitesse de son point de vue, et d’éveiller chacun aux tables de valeurs des autres. Il ne faut pas oublier que l’on ne connaît, ne comprend, ne reconnaît jamais tout, et il serait bon de faire « travailler la méconnaissance »[2] de la même manière que Ricœur fait partir la compréhension d’un travail sur les mécompréhensions premières. La confiance dans les capacités humaines de reconnaissance est ainsi inséparable du soupçon de méconnaissance, qui l’accompagne comme son ombre. Nous y reviendrons pour finir.

Cette inquiétude préliminaire ne doit cependant pas nous faire perdre le sens et je dirais même l’émotion de la reconnaissance. On se souvient d’Ulysse pleurant à la cour du roi Alkinoos le Phéacien, en entendant l’aède chanter ses exploits et ses malheurs (fin du livre VIII), avant de dévoiler qu’il est Ulysse. Pourquoi ces larmes au moment de dire « c’est moi », « c’est bien moi » ? Cette scène avait été remarquée par Hannah Arendt dans son étude sur « le concept d’histoire », et elle commente :

« La scène où Ulysse écoute l’histoire de sa propre vie est paradigmatique à la fois pour l’histoire et pour la poésie ; la « réconciliation avec la réalité », la catharsis, qui, selon Aristote, était l’essence de la tragédie, et selon Hegel, le but ultime de l’histoire, se produisait grâce aux larmes du souvenir »[3].

On pourrait rapprocher ce trouble de celui qui saisit Joseph, au moment où, après avoir retenu Benjamin en otage pour faire venir son père Jacob, il finit par se faire reconnaître de ses frères qui l’avaient vendu. Juda avait demandé « comment pourrai-je remonter chez mon père si ce garçon n’est pas avec moi ? » (Gn 44-30).  La narration ici montre les allers et retours de l’émotion contenue, jusqu’à ce qu’elle se manifeste, comme un flot soudain libéré par la parole, et libérateur, emportant l’aveu, « c’est moi, c’est moi Joseph »[4].

La reconnaissance a peut-être ainsi un rapport étroit avec le thème poétique et éthique de la refiguration, dans la Mimesis III de Temps et Récit : elle est vécue comme un bouleversement, une reconsidération des prémisses et des préjugés. Une nouvelle manière de voir. Lorsque Ricœur, dans La mémoire, l’histoire, l’oubli, parle du petit miracle de la reconnaissance, « c’est bien lui, c’est bien elle », il continue :

« Et la même salutation accompagne de proche en proche, sous des couleurs moins vives, un événement remémoré, un savoir-faire reconquis, un état de choses à nouveau promu à la récognition »[5].

L’idée que je chercherai ici à déployer est que la reconnaissance n’est pas seulement une question d’intersubjectivité interpersonnelle, mais qu’elle a aussi une dimension structurelle, et traverse les grands modes et registres d’institution de nos sociétés. Quand je dis cela, je suppose que tous les connaisseurs des dernières grandes œuvres du philosophe, de Soi-même comme un autre à Parcours de la reconnaissance, en passant par Le Juste, etc, sauront évoquer avec moi les développements sur les Spheres of justice de Michaël Walzer, comme sur les économies de la grandeur de De la justification de Luc Boltanski et Laurent Thévenot, ou sur les ordres de la reconnaissance dans Les puissances de l’expérience chez Jean-Marc Ferry, et bien d’autres encore. Nous les examinerons rapidement et chercherons à discerner la fonction stratégique de ces développements dans la pensée de Paul Ricœur. Mais ce dernier n’a cessé de prêter à d’autres ce qu’il avait déjà commencé à déplier lui-même, dans des œuvres antérieures, tout autrement, parfois moins bien, mais parfois de façon très originale et ensuite oubliée. Nous voudrions ici explorer ces trois sphères de reconnaissance que sont l’avoir, le pouvoir, et le valoir, dans cette trilogie des passions que Ricœur, s’appuyant sur une longue tradition de Platon à Kant, adopte dans son programme réflexif, tant dans l’Homme faillible que dans Histoire et vérité.

Dans une seconde partie, je m’appuierai sur une remarque de Marcel Hénaff, lors du colloque des Ricœur Studies à Lecce en Italie l’an dernier, selon laquelle le totalitarisme survenait lorsque une sphère prétendait à elle seule accomplir et remplacer toutes les autres. Je voudrais aller le plus loin possible dans la systématisation des différentes figures possibles du totalitarisme, mais aussi simplement de la domination, de l’exploitation, de l’aliénation, et mesurer en partant de Ricœur ce qui peut leur résister. Je voudrais aussi m’attarder à cette figure particulière qui peut toucher toutes les sphères de reconnaissance et que j’appellerai l’humiliation. Il me semble que les injustices parfois nous cachent la gravité des humiliations. C’est à elles que le travail de la reconnaissance s’attaque. Et c’est peut-être une des raisons pour lesquelles Ricœur va chercher l’amour pour corriger ce que la justice présente encore d’insuffisant. Mais l’amour à son tour peut être le comble de la méconnaissance. C’est pourquoi nous terminerons comme nous avons commencé, par la même inquiétude, mais comme démultipliée.

  1. Les trois sphères de la reconnaissance

  1. 1 Ricœur et les ordres de la reconnaissance

Nous partirons ici du Parcours de la reconnaissance, dont la troisième étude porte sur la reconnaissance mutuelle, s’interroge sur le passage de la dissymétrie à la réciprocité, expose le défi de Hobbes, et reprend avec Axel Honneth les analyses de Hegel à Iéna et leurs réactualisations, dans les diverses formes de luttes pour la reconnaissance. Mais l’horizon de cette étude est celle de ce que Boltanski appelle les états de paix, qui ont à voir avec le pardon et l’agapè, et il s’agit donc pour lui de prendre un autre chemin que celui de Hobbes : « je voudrais mettre en question l’emprise de l’idée de lutte à tous les stades »[6]. C’est ici que l’apport des travaux de Marcel Hénaff pour penser la reconnaissance mutuelle s’avère décisif, comme s’il fallait chercher la paix dans l’agonistique même du don réciproque.

Il me semble pour ma part que la ligne de tension philosophique qui tient cette étude en haleine est contenue dans l’idée que dans la dissymétrie entre soi et l’autre il n’y a pas de point de vue de surplomb. C’est un peu comme dans le film It happened one night de Frank Capra, où la couverture suspendue au fil qui traverse la chambre du motel et sépare le garçon de la fille ne saurait être abattue par un point de vue capable de comprendre à la fois les deux côtés[7].

« L’embarras se trouvait redoublé par le fait de l’opposition entre deux versions de cette dissymétrie originaire, selon qu’avec Husserl on prend pour pôle de référence le moi, ou qu’avec Lévinas on procède d’autrui vers moi. Tout se passe comme s’il n’existait pas de point de vue de surplomb sur cette divergence d’approche et qu’on ne puisse aborder la question du passage de la symétrie à la réciprocité que par une face ou par une autre – ce qui par surcroît rend vaine et stérile toute querelle concernant la prééminence d’une lecture sur l’autre » (PR 373).

L’important pour notre propos ici c’est de reprendre appui sur la différenciation des ordres de reconnaissance à l’œuvre chez Hegel :

« D’Iéna à Berlin, Hegel ne cessera de diversifier ce procès d’institutionnalisation de la reconnaissance jusqu’à sa stabilisation définitive dans les principes de la philosophie du droit de 1820-1824 » (PR 254).

On pourrait même parler d’une analogie profonde entre la Phénoménologie de l’esprit et le Parcours de la reconnaissance, même si ce dernier est moins fondé sur la négativité de la lutte que l’inquiétude plus mobile de la reconnaissance. Ricœur reprend largement la lecture de Hegel par Axel Honneth :

« À la reconstruction préalable des écrits de Hegel à Iéna, dans la première partie de son ouvrage, il emprunte l’idée de l’enchaînement de trois modèles de reconnaissance intersubjective, placés successivement sous l’égide de l’amour, du droit et de l’estime sociale. J’adopterais ce schéma tripartite qui a l’avantage principal d’encadrer le juridique par les structures qui soient l’anticipent, soit l’excèdent » (PR 274-275).

S’agissant de l’amour, nous noterons au passage la dimension non seulement pré-juridique, mais infra-langagière de la reconnaissance qui s’y exprime, peut-être sous la forme réciproque (Ricœur dirait mutuelle) d’une double asymétrie, sans cesse différée et incommensurable.

« Les amis, les amants – pour garder l’indécision calculée de Simone Weil – s’approuvent mutuellement d’exister. C’est cette approbation qui fait de l’amitié le bien unique dont parle Simone Weil, le bien aussi précieux dans la séparation que dans la rencontre. L’humiliation, ressentie comme le retrait ou le refus de cette approbation, atteint chacun au niveau pré-juridique de son être-avec autrui ». (PR 280).

Ricœur poursuit son parcours :

« Le concept d’estime sociale se distingue de celui de respect de soi, comme celui-ci l’a été du concept de confiance en soi au plan affectif » (PR 295)

pour en venir à la notion d’estime sociale :

« l’examen du concept d’estime sociale se trouve ainsi dépendant d’une typologie des médiations attribuant à la formation de l’horizon de valeurs partagées, la notion même d’estime variant selon la sorte de médiation qui rend une personne estimable » (PR 296).

Et c’est ici qu’il expose plusieurs formes de différenciation des sphères sociales de reconnaissance. Avec Jean-Marc Ferry, tout d’abord, dans le tome 2 des Puissances de l’expérience, il relève trois principaux ordres de la reconnaissance :

« je me bornerai à énumérer les systèmes tenus pour les grands paradigmes du monde social et intégrés à l’activité communicative : le contexte socio-économique (incluant les systèmes techniques, les systèmes monétaires et fiscaux), le contexte socio-politique (ajoutant au système juridique le système bureaucratique, le système démocratique et l’organisation parallèle de l’opinion publique) et le complexe socioculturel (mettant face à face le système médiatique et son impact sur la reproduction culturelle des sociétés, et au système scientifique du point de vue de son organisation institutionnelle) » (PR 298).

C’est ensuite avec Luc Boltanski et Laurent Thévenot qu’il poursuit sur les économies de la grandeur. Au passage, Ricoeur rappelle comment dans Soi-même comme un autre il les avait mis en parallèle sur la question de la pluralité des sources de justice avec l’ouvrage de Michaël Walzer, Spheres of justice. C’était l’idée que tout ne saurait se vendre ou s’acheter (PR 338), de même que tout ne saurait être enseigné ni question de diplôme, ni tout question de grâce divine, ni tout non plus question de contrainte, car il est des choses que l’on ne peut forcer. Michael Walzer critique ainsi les thèses de Rawls, et la recherche d’une inégalité encore avantageuse aux plus défavorisés. Mais favorisés ou défavorisés pour quels types d’avantages ? Walzer ob­jecte qu’il en existe une irréducti­ble pluralité : nationalité, protection sociale, besoins marchands ou non, argent, charges et fonctions publi­ques, emplois, dureté du travail, loisirs, éducation et égalité des chances, parenté ou filiation et affection ou égalité des sexes, et même grâce divine et appartenance religieuse, reconnaissance et honneurs, et pour con­clure pouvoir et autorité politique. Il pointe ainsi un « dissensus » fonda­mental quant à la distri­bution sociale des biens et des charges, des chances et des rôles (Soi-même comme un autre, p. 293-294).

Dans « La pluralité des instances de justice », également, Ricœur rapprochait cette analyse de celle des « mondes » (marchand, industriel, opinion, domesti­que, civique, inspiration) proposée par Luc Boltans­ki et Laurent Théve­not dans De la justifica­tion où les conflits opposent des justifications relevant de mondes hétérogènes et concurrents. C’est alors que reparaît le paradoxe du politique : le politique est à la fois une sphère parmi les autres et leur enveloppe à toutes, un bien distribué et l’agent distributeur qui donne aux autres biens leurs équili­bres et leur limites[8].

Pour en revenir au Parcours de la reconnaissance, parlant de Boltans­ki et Théve­not, Ricœur écrit :

« je voudrais aborder les problèmes liés à la pluralité des médiations structurelles en relation avec l’estime publique. Là où je dis reconnaissance nos auteurs disent justification. La justification et la stratégie par laquelle les compétiteurs font accréditer leurs places respectives dans ce que les auteurs appellent des économies de la grandeur. » (PR 300).

Et il pousse le paradoxe autant sur le versant psychique de la constitution des acteurs que sur le versant de la constitution du politique :

« le paradoxe est peut-être que le statut de présupposition, qui paraît s’imposer à titre de fin des conduites de compromis, ne se trouve vérifié que par l’aptitude du bien commun à relativiser l’appartenance à une cité particulière. Lui correspondrait, du côté des personnes, la capacité de se reconnaître comme une figure du passage d’un régime de grandeur à un autre, sans se laisser enfermer dans l’oscillation entre le relativisme désillusionné et l’accusation pamphlétaire, faute d’une position de surplomb présidant à tous les arbitrages. À cet égard rien ne dispensera les acteurs sociaux de s’en remettre à la sagesse phronétique qui ne sépare pas la justice de la justesse dans la recherche, en toute situation, de l’action qui convient » (PR 307)

Cette idée qu’il n’existe pas de situation de surplomb, déjà examinée par rapport au couple, me semble pouvoir être rapprochée de l’idée avancée dans La mémoire, l’histoire, l’oubli que face au dissensus des mémoires et de l’histoire : « on devra placer le vœu d’impartialité sous le signe de l’impossibilité du tiers absolu » (MHO 414). C’était d’une certaine manière déjà l’idée de Platon, dans le politique, que le roi, le pasteur politique, n’était pas d’une espèce différente de celle de son troupeau, et qu’il n’avait donc pas une vue supérieure. C’est au fond surtout chez Ricoeur l’idée d’une sagesse pratique capable de supporter des différends, de comprendre l’étroitesse des points de vue, et de construire des compromis.

Reste la question du rapport vertical d’autorité, dont Ricœur estime que même dans sa figure la plus positive, celle du maître et du disciple, elle reste une objection aux formes réciproques de la reconnaissance mutuelle. Ricœur concède alors volontiers à Hannah Arendt la place de l’antériorité, et de la fondation continuée : « nul pouvoir n’est assuré de stabilité et de durée s’il ne réussit à capitaliser à son bénéfice l’histoire antérieure de l’autorité »[9]. Mais je crois qu’il ne faut pas privilégier indûment ce modèle de la fondation romaine, et que pour comprendre Ricœur il faut aussi aller chercher un modèle plus protestant, plus calviniste, plus grec aussi, celui du recommencement, de la refondation, n’importe où, là où l’on est. Et aussi celui de la multiplicité des fondations. Marcel Henaff a raison de remarquer que

« La conclusion de Ricœur dans son article se veut ouverte : rendre possible des fondations multiples voire concurrentes. Mais la question non résolue est bien celle-ci : peut-on encore prétendre à une fondation quelconque ? »[10]

et il cherche alors à repenser la question de la hiérarchie à travers la crisis grecque de la philosophie.

Pour conclure ce premier moment, je dirais que la différenciation des sphères et ordre de reconnaissance a plusieurs fonctions remarquables, qui caractérisent la démarche de Ricœur. La première est sans doute d’ordre épistémologique, pour faire varier les différents profils du problème et en ouvrir le champ empirique, de façon à ne pas se focaliser sur une seule forme de méconnaissance. C’est du même mouvement une manière de rappeler la « discontinuité des problèmes » à laquelle Ricœur est si attaché. Mais l’on touche ici aussi à dimension politique de cette différenciation qui rappelle la séparation des pouvoirs et demande la limitation réciproque des sphères, leur incessante correction mutuelle. On exerce par là un véritable élargissement de la vigilance face au malheur, manière de ne pas le voir venir toujours du même côté.

1.2. Le triptyque du pouvoir, de l’avoir et du valoir

Comme annoncé, je voudrais maintenant revenir sur quelques figures antérieures chez Ricœur de cette pluralisation des régimes de reconnaissance, et notamment à partir de deux textes de 1960. Dans L’homme faillible, tout d’abord, après avoir examiné la synthèse transcendantale puis la synthèse pratique, Ricœur poursuit la trilogie kantienne des critiques[11] en revenant sur le sentiment dans ce qu’il appelle « La fragilité affective » (chapitre IV, et notamment sa section « 3. Le θυμός : avoir, pouvoir, valoir »). Le sentiment est mixte entre bios et logos, un mixte d’affectivité ou de pulsion et d’intentionnalité ou de visée. Ricœur écrit :

« ce sentiment fondamental, cette Éros par quoi nous sommes dans l’être, se spécifie dans une diversité de sentiments d’appartenances qui en sont en quelque sorte la schématisation »[12].

Et il poursuit un peu plus loin :

« C’est donc du côté de passions essentiellement et non accidentellement interhumaines, sociales, culturelles, qu’il faut chercher l’illustration du θυμός. L’anthropologie de Kant va plus loin à cet égard que les Traités des passions ; la trilogie des passions de possession, de domination, d’honneur est d’emblée une trilogie des passions humaines ; d’emblée elle requiert des situations typiques d’un milieu de culture et d’une histoire humaine (…) Mais en partant au contraire de passions spécifiquement humaines, Kant se place d’emblée en face de figures déchues de l’affectivité humaine (…) Une anthropologie philosophique doit procéder à la restauration de l’originaire qui est à la racine du déchu (…) Bien que nous ne connaissions empiriquement ces requêtes fondamentales que sous leur visage défiguré et hideux, sous la forme de l’avidité, des passions du pouvoir, et de la vanité, nous ne comprenons dans leur essence ces passions que comme perversion de… (…) Cette compréhension de l’originaire d’abord, du déchu ensuite, à partir et par le moyen de l’originaire, requiert sans doute une espèce d’imagination, l’imagination de l’innocence, l’imagination d’un règne ou les requêtes d’avoir, de pouvoir, et de valoir ne serait pas ce qu’elles sont en fait ; mais cette imagination n’est pas un rêve fantastique ; c’est une variation imaginative pour parler comme Husserl, qui manifeste l’essence, en rompant le prestige du fait ; en imaginant un autre fait, un autre régime, un autre règne, j’aperçois le possible et dans le possible l’essentiel »[13].

C’est alors qu’il déplie une triple phénoménologie de l’innocence de l’avoir (p.129-132), de l’innocence du pouvoir (p.132-136), et de l’innocence du valoir (p.136-141).

« Derrière la troisième passion selon l’anthropologique kantienne, la passion d’honneur, de gloire, se tient une requête plus originaire qu’elle, la requête de valoir dans l’opinion d’autrui, la requête d’estime » (p.136 de l’édition Aubier 1960, p.169 de l’édition de poche).

Dans ces pages nodales, Ricœur explore les objectivations de ces trois requêtes comme des points d’appui dans le monde des choses, des institutions et des œuvres, avant d’en montrer les possibles pathologies. On remarquera au passage que le guide ici est bien davantage Kant que Hegel[14].

Dans l’édition de 1964 de Histoire et Vérité, ensuite, se trouve le texte d’une conférence donnée à Genève, intitulée « L’image de Dieu et l’épopée humaine », et d’abord reprise dans la Revue du Christianisme social en 1960. C’est un texte programmatique pour la seconde partie de l’ouvrage (qui porte successivement sur la violence et l’Etat,  le travail et l’économie, et enfin le dialogue des cultures), et qui m’avait ébloui alors que j’étais lycéen[15]. Partant de quelques indications des Pères grecs, il propose une fresque épique à la fois de la profondeur et de l’ampleur de la déchéance, mais aussi de l’élan de la rédemption. Ce diptyque, il le déploie sur les trois registres de l’avoir, du pouvoir et du valoir. Il suit le même ordre que dans L’homme faillible, mais poursuit un motif différent : il ne s’agit plus de chercher l’innocence qui précède la pathologie, mais de montrer un clavier des passions qui puisse jouer aussi bien sur le plan individuel que sur le plan collectif. Il écrit :

« nous distinguerons les relations de l’avoir, du pouvoir, et du valoir. Cette division m’a été suggérée par l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique de Kant, laquelle a l’avantage de nous placer d’une part au cœur de sentiments et de passions très fortement individualisés, les passions de la possession, de la domination et de l’ostentation (Habsucht, Herrschsucht, Ehrsucht), d’autre part au centre de trois sphères institutionnelles très importantes pour les relations d’homme à homme : sphère économique de l’avoir, sphère politique du pouvoir, sphère culturelle de la reconnaissance mutuelle. La première est déterminée par la relation de travail et d’appropriation ; la seconde par la relation de commandement et d’obéissance (ou, si vous voulez, de gouvernant à gouverné, qui est la relation politique par excellence) ; la troisième a aussi un support objectif dans les mœurs, les codes, les monuments, les œuvres d’art et de culture. Par leur double appartenance au monde passionnel et au monde institutionnel, l’avoir, le pouvoir et le valoir échappent à l’éclatement du prochain et du socius et à la dichotomie des relations courtes et des relations longues : ce sont les mêmes situations qui sont vécues sur un mode interpersonnel et dans le cadre d’institutions ou d’organisations économiques, politiques, culturelles » (« L’image de Dieu et l’épopée humaine » HV p.132 de l’édition de poche).

Dans ce texte destiné à un public de militants protestant, dont Ricœur veut corriger l’individualisme (le péché n’est pas réductible à une affaire de morale, ni la rédemption réductible au recrutement d’élus solitaires), il exprime ce paradoxe dans le langage du péché originel :

« en naissant j’entre dans des relations d’avoir qui sont perverties au niveau même du collectif, quoiqu’elles soient sans cesse relancées par des actes individuels d’appropriation et d’exploitation moralement scandaleux » (HV p.135).

Mais on voit bien que le cœur du problème est l’élargissement de l’échelle du mal, après le désastre des guerres mondiales et de la shoah :

« la substance de l’homme ne s’est pas seulement abîmée dans les individus, mais dans le collectif. Il y a des lois infâmes, des lois scélérates ; une législation mauvaise est toujours le relais nécessaire pour les passions mauvaises d’un individu, d’un groupe ou d’une classe au pouvoir » (HV p.136).

Il en est de même sur le troisième registre :

« si nos rencontres sont ainsi médiatisées par les images de l’homme incorporées dans des œuvres de culture, les relations interhumaines peuvent être abîmées au niveau de ces images médiatrices » (HV p.138).

J’ai dit que Ricœur s’appuyait sur une longue tradition, qui remonte peut-être à Platon dans la République vendant déjà la mèche des trois fonctions dont Dumézil a proposé une étude systématique à travers les panthéons indo-européens. Chez Hobbes, par exemple, l’homme s’attaque à l’homme par son constant besoin de comparer, de se comparer, c’est donc parce qu’il parle que l’homme fait la guerre et la parole attise la lutte[16], mais les motifs sont de trois ordres : il peut être en guerre pour le profit, pour la sécurité, ou pour la gloire[17]. L’ordre varie, puisque dans l’Anthropologie d’un point de vue pragmatique, Kant aborde d’abord les passions de l’honneur, ensuite celles de la domination, et termine par celles de la possession.

Sur le second versant du diptyque Ricœur montre la rédemption à l’œuvre aussi au travers des institutions, quand elles sont portées de l’intérieur par la bonne volonté, on pourrait dire la visée bonne, ou bien au travers d’individus « prophétiques », qui de l’extérieur rappellent ces visées jusque dans leur fonction utopique : le non-violent pour le politique, la pauvreté franciscaine pour l’économique, l’artiste créateur qui brise l’auto-complaisance d’une culture. Mais positivement, sur le plan politique,

« il faut le dire, saint Paul a gagné son pari ; les empires, à travers et malgré leurs violences, ont fait avancer le droit, la connaissance, la culture, le bien-être et les arts ; l’humanité a non seulement survécu, elle a grandi, elle est devenue plus mûre et plus adulte, plus responsable » (HV p.141).

Sur le plan économique il faut penser

« une révolution qui bouleverse les rapports d’expropriation et d’exclusion mutuelle institués par la propriété » (HV p.146).

Sur le plan culturel

« toute conversion réelle est d’abord une révolution au niveau de nos images directrices ; en changeant son imagination, l’homme change son existence » (HV p.148).

Il continue :

« Mais le scandale n’est lui-même que l’envers de la fonction utopique de la culture ; l’imagination, en tant qu’elle prospecte les possibilités les plus impossibles de l’homme, est l’œil avancé de l’humanité en marche vers plus de lucidité, plus de maturité, bref vers la stature adulte. L’artiste est ainsi dans la sphère culturelle ce qu’est le non-violent dans la sphère politique ; il est « intempestif » ; il prend les plus grands risques, car il ne sait jamais s’il construit ou s’il détruit ; s’il ne détruit pas en croyant construire ; s’il ne construit pas en croyant détruire; s’il ne plante pas quand il faudrait arracher, s’il n’arrache pas quand il serait temps de planter » (HV p.148).

On trouve donc chez Ricœur, très tôt, une différenciation avancée des sphères non seulement d’injustice et de justice, mais des sphères de possible méconnaissance et que le travail de la reconnaissance doit traverser en détail. On a vu avec lui une analyse de l’exploitation et de la manipulation des besoins humains, mais aussi un éloge de la prospective économique et finalement de la frugalité. On a vu une analyse de la domination et de l’oppression violente, mais aussi un éloge des institutions de l’Etat raisonnable, et finalement le rappel d’une possible non-violence. On a vu enfin une analyse de la perversion de l’imaginaire et de l’aliénation culturelle, mais aussi un éloge incertain du scandale, dans sa fonction de créativité, d’écart, d’invention. Le paradoxe politique pourrait ici être prolongé par un paradoxe économique et un paradoxe culturel, et nous sommes ainsi dotés d’un petit moteur critique extrêmement puissant et polyvalent.

  1. Totalitarismes et humiliation

2.1 Les figures du totalitarisme, et la table des formes de reconnaissance

Dans son exposé au colloque des Ricœur Studies à Lecce en Italie l’an dernier, Marcel Hénaff, repartant du paradoxe politique, montre que le politique est

« la sphère des sphères, l’ordre qui intègre les autres mêmes si les autres sont des victimes dans leur ordre (…) Ainsi peut se comprendre le passage du fait total à l’ordre totalitaire, lorsque le parti État usurpe à son profit toutes les dimensions de l’existence commune et anéantit tout ce qui s’y oppose »[18].

Et il conclut sur le mal nouveau de notre temps :

« Mais nous n’avons pas vu s’approcher une autre menace. Celle qui est venue et continue de venir d’un nouveau type de pouvoir : celui de la haute finance globalisée qui s’avère de plus en plus capable de manipuler le pouvoir politique et de le tenir sous sa dépendance (…) C’est plus fondamentalement la prétention du marché mondial de dissoudre le politique dans l’économique, ce qui veut dire de prétendre se constituer lui-même en fait social total »[19].

Claude Lefort, après Hannah Arendt et tant d’autres, s’est demandé

« Pourquoi le totalitarisme est-il un événement majeur de notre temps, pourquoi nous met-il en demeure de sonder la nature des sociétés modernes ? »[20].

Inquiets du fait que visiblement les sociétés européennes, l’œil rivé sur le malheur passé, n’avaient pas vu venir le mal totalitaire, ils se demandent si c’est fini ou si nos sociétés ne portent pas encore dans leur flanc le germe déjà bien avancé de nouvelles formes totalitaires. Beaucoup d’entre eux se sont intéressés à la dissolution des corps politiques, à la tentative d’effacer tous les signes de la division sociale, de bannir l’indétermination, bref de dissoudre le paradoxe démocratique. Ricœur aussi estimait que le propre d’un tel régime est

« totaliser les relations humaines en dissolvant tous les autres liens sociaux ; c’est de produire une humanité-masse, telle qu’elle n’obéisse plus à un autre principe organisateur que l’État, incarné en la personne du Chef. Ce n’est donc pas par accident si le totalitarisme a produit l’extermination, c’est-à-dire la mort infligée en masse : par destruction des liens interhumains, l’humanité devient massa perdita, où les moribonds et les morts sont presque indiscernables »[21].

Et Marcel Hénaff continue ici à citer Ricœur :

« La progression de l’humanité-masse s’est faite à travers un régime démocratique mal structuré ou faiblement structuré. Paradoxalement, en détruisant les structures hiérarchiques propres à la tradition autoritaire de l’Allemagne de Guillaume II, la démocratie des années vingt a supprimé tous les facteurs de résistance au totalitaire ; elle a abattu ce que j’appellerais les ‘structures structurantes’ de la société » (CC, p.169)[22].

Dans « le paradoxe politique » (Esprit 1957), au moment du coup de Budapest, Ricoeur montrait que le totalitarisme stalinien avait sa racine dans la thèse que le politique dérive de l’économique, et que les contrôles démocratiques des maux spécifiquement politiques pouvaient être négligés. C’est cette naïveté quant à l’autonomie des questions politiques de la domination qui a permis le totalitarisme stalinien. Au nom du dépérissement de l’État, l’État est devenu total. Cependant d’autres formes de totalitarisme sont donc possibles, en reprenant notre triptyque : le totalitarisme économique qui croit pouvoir tout dissoudre dans le Marché total, et Marcel Hénaff a certainement raison d’y voir la principale menace actuelle. Mais pourquoi pas le totalitarisme culturel ou cultuel qui croirait pouvoir tout dissoudre dans un Culte total ? Cela nous paraît très éloigné, mais nous croyons trop facilement dans le dépérissement tendanciel du religieux, et c’est bien Ricoeur qui nous rappelait que le totalitarisme est une pathologie de l’espérance :

« Le mal véritable, le mal du mal, ce n’est pas la violation d’un interdit, la subversion de la loi, la désobéissance, mais la fraude dans l’œuvre de totalisation (…) Si le mal du mal naît sur la voie de la totalisation, il n’apparaît que dans une pathologie de l’espérance, comme la perver­sion inhérente à la problématique de l’accomplissement et de la totali­sation. Pour le dire en bref, la véritable malice de l’homme n’apparaît que dans l’Etat et dans l’Eglise, en tant qu’institutions du rassemble­ment, de la récapitu­lation, de la totalisation. » (Le Conflit des interprétations, Paris Seuil 1969, p. 414)[23].

En ce sens, une sphère qui prétendrait accomplir à elle seule et récapituler la totalité des parcours de la reconnaissance serait le comble de l’espérance, c’est à dire précisément le totalitaire par excellence. Or nulle part cette tentation n’est plus grande que dans la troisième sphère, qui est celle de la culture, des médias, mais aussi de la religion. Les racines du totalitarisme sont aussi à chercher et à comprendre de ce côté là. N’est ce pas Kierkegaard qui appelait le disciple à une décision totale, qui changerait tout dans la vie, et Karl Barth ne résistait-il pas au nazisme en invoquant un souverain plus absolu ? Certes il s’agit d’une souveraineté absente, mais c’est aussi la raison pour laquelle Ricœur n’a cessé de désabsolutiser, de détotaliser tout ce qui prétendait assumer une telle fonction — y compris désabsolutiser et détotaliser l’institution religieuse[24].

Mais la peur du totalitarisme lointain ne doit pas nous cacher la nécessaire considération de toutes les formes possibles de méconnaissance. Certes Hegel, suivi en cela par Michel Foucault, montrait que la peur de la mort nous conduisait à ranger nos vies sous la protection d’un État gestionnaire, qui les dominait doucement, de l’intérieur. Cela n’empêche qu’il y a eu de tous temps, et tout récemment encore, des guerres destinées non à établir une domination, mais tout simplement à exterminer ce qui était moins considéré comme des ennemis que comme des nuisances et des parasites malfaisants. De la même manière, la légitime critique de l’exploitation ne doit pas nous masquer la possibilité d’une économie de l’exclusion, où les hommes sont massivement traités comme superflus. De la même manière aussi, la critique aujourd’hui si importante et précieuse de la manipulation des cultures, de leur aliénation et de leur récupération, ne doit pas nous faire oublier l’entreprise méthodique de destruction des cultures, des langues, des traditions. Cette destruction passe par l’élimination des moyens de transmission, et de tout ce qui n’est pas convertible à l’universel échange, mais elle passe aussi par un mépris écrasant, qui défait la confiance que peuvent avoir les humains dans leurs propres moyens d’expression, dans leur propre capacité d’évaluation.

On pourrait poursuivre méthodiquement l’exploration de cette table des formes de la méconnaissance et de l’injustice. Il n’y a pas seulement l’alternative terrible entre l’exploitation ou l’exclusion, entre la domination et l’extermination, entre l’aliénation et le mépris. Il y a du même coup des formes de servitude volontaire pour tenter de rester dans le jeu, toutes les formes de l’auto-exploitation, de l’auto-répression, de l’auto-aliénation, ou à l’inverse les formes atroces de l’auto-retrait du monde : de l’auto-exclusion, de l’auto-extermination, de l’auto-dérision.

Il faudrait alors, prenant appui sur les suggestions de Ricœur, poursuivre aussi sur cette table l’exploration des formes du travail de justice et de reconnaissance : l’importance légitime de la prospérité partagée jusque dans des formes d’autogestion, avec en contrepoint le rappel de la frugalité volontaire ; l’importance légitime du pouvoir d’agir partagé et de l’autonomie jusqu’y compris la possibilité d’une violence légitime (car il ne faut pas succomber à ce que Ricœur appelle « la tentation terrible de la bonté »), avec en contrepoint le rappel de la non-violence prophétique ; l’importance de la vivacité et de l’inventivité des cultures, de leur confiance en soi, avec en contrepoint le rappel que celle-ci passe aussi par le scandale de l’artiste qui brise l’auto-complaisance d’une société.

Or il me semble que s’il s’agit de penser non pas tant les questions de justice que celles de reconnaissance, la sphère des sphères, celle qui est le comble de l’espérance et le comble du pathologique, est justement la troisième, celle qui touche à la fois au plus intime de la confiance en soi, et au plus large du sentiment d’appartenance à une communauté de valeurs. C’est particulièrement peut-être aussi la sphère de la reconnaissance sociale et des honneurs chez Walzer, celle de la renommée et de la réputation chez Boltanski-Thévenot, mais ces sphères à leur tour ont une immense emprise sur toutes les autres[25]. C’est pourquoi je voudrais pour finir m’attarder avec attention sur ce qui s’y passe, et qui touche à la question de l’humiliation.

2.2 La question de l’humiliation et la place de l’amour

Ma thèse de lecture de Ricœur, éminemment discutable, est que nous sommes trop focalisés sur l’injustice comprise comme inégalité économique : tout dans notre société semble pointer la pauvreté comme le plus grand malheur[26]. Certes ce fut longtemps la culture profonde de l’Europe que de ne pas se résigner à la séparation entre les riches et les pauvres. Il ne faudrait pas cependant que ce combat légitime nous fasse passer à côté de quelque chose parfois beaucoup plus grave, qui devient l’humiliation d’être pauvre dans une société où la prospérité est le seul modèle disponible. Nous sommes également très focalisés sur la violence, et on a vu l’importance de penser la spécificité de la domination par le rapport de force. Mais lorsque quelqu’un utilise son pouvoir sans laisser à l’autre la possibilité d’un contre-pouvoir, comme le dit Paul Ricœur, et il faut compter avec cette violence intérieure qu’est l’humiliation, pour le plus faible, de ne rien pouvoir répliquer au fort. On a vu enfin qu’il fallait repenser sérieusement la dimension de l’aliénation, qui nous vient de Rousseau à travers le marxisme : les gens peuvent être dépossédés de leur volonté, de leur propre estime et évaluation de ce qui est bon. C’était aussi l’idée d’Emerson, à propos de la confiance en soi. Le conformisme consisterait à ôter aux gens cette confiance en eux-mêmes, cette foi en leur propre parole — et c’est bien la pire des humiliations.

Nous accordons donc parfois trop d’importance à l’injustice par rapport à l’humiliation. Si nos efforts en direction d’une société plus juste et plus émancipée piétinent, c’est peut-être que nous ne percevons pas assez l’autre versant du problème, celui de nos attachements et des différentes « scènes » sur lesquelles nous nous demandons mutuellement reconnaissance : en particulier, comment faire pour que nos institutions ne soient pas humiliantes[27]? Une société pourrait donc être assez juste et équitable, et demeurer très humiliante. Je résumerai ainsi les trois registres brièvement parcourus : il y a l’humiliation politique non pas seulement d’être battu, mais d’être trop faible pour pouvoir faire le moindre mal au plus fort[28]; il y a l’humiliation économique non pas même d’être exploité et asservi, mais d’être inutile et superflu[29]; il y a l’humiliation culturelle, au sens large, d’être non seulement submergé par l’imaginaire des publicités télévisées, mais d’être discrédité, sans parole ni estime de soi. L’humiliation est en même temps ce qui pénètre au plus profond de l’intimité et ce qui peut de proche en proche toucher toutes les sphères, tous les registres de la reconnaissance.

C’est pourquoi il est tellement important de pluraliser les sphères de reconnaissance, de manière à instituer des écrans, des séparations, de telle sorte que l’humiliation sur un tableau ne se propage pas presque immédiatement, de façon apparemment magique, sur tous les autres tableaux. Or l’humiliation est difficile à contenir, elle passe à la fois par dessous et par dessus ces séparations. La pluralité des sphères de reconnaissance demande ainsi qu’il y ait non pas un voile d’ignorance, comme le propose Rawls, mais plusieurs, pour que dans chaque sphère la chance soit redonnée à chacun, et jusqu’à soixante dix sept fois sept fois, comme disait l’autre. Il faut instituer des procédures qui donnent à chacun toutes ses chances de pouvoir montrer « qui » il est. Les institutions, l’école, la santé publique, les prisons mêmes doivent briser les logiques de contamination d’humiliation, refaire crédit. C’est le point très fort de la démonstration de Boltanski-Thévenot : les grandeurs ne saurait être attachées de façon définitive aux personnes.

Or cela suppose, au cœur du travail de reconnaissance dans son ensemble, et indépendamment de la diversité des registres, la capacité à s’approuver mutuellement d’exister. Ce qui peut rompre cette logique de contamination de l’humiliation, c’est donc quelque chose que faute de mieux j’appellerai ici avec Ricœur l’amour, qu’on le décline sous la figure de l’estime qui regarde l’autre comme soi-même dans une sorte d’amitié, et sous la figure du respect qui fait place à l’altérité de l’autre — et de soi-même comme un autre. Même dans l’amitié, en ce sens, la reconnaissance est toujours asymétrique, une double asymétrie qui convertit la réciprocité en mutualité. En tous cas elle diffère, fait place à l’incommensurable, là où la justice chercherait à établir des équivalences[30]. Mais d’une manière ou d’une autre, pour combattre l’humiliation, il faut quelque chose qui soit capable de nous faire sentir nos ressemblances avec nos prochains, nos proximités ; quelque chose qui nous rapproche, et nous fasse voir et considérer avec émerveillement à la fois notre identité profonde et notre radicale altérité. Il me semble que c’est la raison pour laquelle Ricœur va chercher, non seulement dans Amour et justice, mais à la flexion de nombreux textes importants, une catégorie aussi incertaine et difficile que celle de l’amour.

La justice se bat contre l’injustice de la force et de l’oppression politique, contre l’injustice de la pauvreté et de l’exploitation économique, contre l’injustice de la séduction et de l’aliénation d’une culture de consommation. Mais l’amour seul peut balayer l’humiliation d’être soumis sans broncher, l’humiliation d’être inutile et inemployable, l’humiliation de n’avoir plus aucune confiance en personne. De ces deux forces, que Ricœur a su mettre en corrélation et en tension vive, l’une est tournée vers le proche, je veux dire le rapprochement enchanté, l’amour. L’autre est tournée vers le lointain, et veut mettre les distances respectables, la justice. L’amour parfois rapproche trop les humains, mais la justice souvent les éloigne trop. C’est justement l’ambiguïté de l’amour qu’en rapprochant il peut abriter la domestication, la mise en servitude du proche, et donc l’humiliation. Mais justement c’est aussi l’amour qui peut sentir et briser les rapprochements mauvais. C’est de même l’ambiguïté de la justice qu’en éloignant et sous le couvert des distances respectables, elle peut abriter l’indifférence et la froide instrumentalisation. La justice réelle suppose que certaines différences et inégalités soient acceptées comme préférables, sur fond d’une commune condition. L’amour effectif suppose une humilité acceptée comme préférable, une  sorte de docilité confiante qui nous rend disponible au possible et nous permet de soutenir les décalages de la vie. C’est parce que les humains ont besoin de reconnaissance et pas seulement de justice qu’il faut sans cesse corriger la justice par l’amour. Mais c’est parce que l’amour tend sans cesse à effacer les différences, à réduire les distances et dissoudre les obligations réciproques qu’il peut faire le lit des tentations totalitaires, et doit être sans cesse corrigé par la pluralité des règles de justice. Les grandes révolutions sont apparues comme des fêtes de l’amour, ainsi qu’on le voit dans le cas des fêtes de la fédération dans la France révolutionnaire de 1790 racontée par Jules Michelet : mais c’est justement pourquoi elles peuvent se terminer dans la Terreur.

Sorties : les inquiétudes de la reconnaissance

Jusqu’au bout nous aurons ainsi été tenus en haleine par l’inquiétude de la reconnaissance. Nous ne pourrons heureusement jamais venir à bout de notre mutuelle interrogation « qui dites-vous que je suis ? ». Toute reconnaissance sur un registre, ou dans l’une des sphères, peut s’avérer méconnaissance, occultation, dénégation, ou déni dans une autre. Le conflit des mémoires est parfois tel qu’on ne peut les reconnaître ensemble, et que la reconnaissance de l’une peut en occulter d’autres. Il ne faut jamais qu’un différend prétende être le seul et fasse taire les autres, ni qu’un pacte nouveau prétende abolir tous les autres, ni négliger le fait qu’une lutte de reconnaissance puisse en cacher une autre. Le travail de la reconnaissance ne travaille pas seulement les différends entre contemporains, mais le perpétuel décalage des générations, où justement il n’est jamais question de la même chose — d’où la difficulté de la reconnaissance. Dans la parabole du fils prodigue, la pointe peut être vue dans la finale sur le fils aîné : sa jalousie exprime bien un besoin de reconnaissance, de soin : mais tu n’as jamais fait attention à moi ! Le père le supplie d’entrer, mais on n’a pas la réponse, la réponse est résistible, l’appel du père est résistible.

Il n’y a pas de reconnaissance qui n’ait à se frayer la voie au travers d’une méconnaissance, jusqu’au bout. Celui qui devrait être reconnu, le soldat qui revient de la guerre, Ulysse ou le Messie, sera-t-il rejeté par mégarde à la rue ? Ou bien celui dont le retour est acclamé, est-ce justement lui l’usurpateur ? L’usurpation, la méprise, toujours sont possibles. Le doute peut faire volte-face : et si j’étais, moi, l’usurpateur ? Et si le moment de la reconnaissance était le triomphe d’un mensonge que plus rien ne conteste parce que toutes les voix sont à l’unisson ? Voyez Ulysse et la terrible fin de ses aventures dans le massacre des prétendants : rien n’est plus périlleux que les larmes de la réconciliation, lorsqu’on croit enfin s’être complètement et définitivement reconnus.

Il faut donc considérer le danger d’être reconnu trop tard alors qu’au fond on est déjà ailleurs, ou de croire que l’on reconnaît l’autre, alors que celui-ci voudrait être reconnu tout autrement. C’est le danger de la fausse confiance, de la confiance forcée. On ne peut pas forcer la reconnaissance, par la lutte, ni par le travail ni par l’échange ni par le mérite. La reconnaissance comporte une part de grâce, cela arrive : il faut simplement alors savoir en être surpris, et la reconnaître. La vraie reconnaissance comporte une émotion parce qu’elle comporte une incertitude. Elle doit trouver le passage entre la recognition et la gratitude. Le plus probable est qu’elle manque cette rencontre. Et comment dire l’émotion solitaire de ne pas être reconnu, de ne pas être tenu pour crédible, que le regard ou l’oreille ne s’attarde pas un instant sur votre personne ou sur ce que vous avez à dire ? Il n’est donc jamais certain, même quand on le veut de part et d’autre, que l’on parvienne à transgresser ensemble la solitude résignée. C’est peut-être simplement l’effet pragmatique de la reconnaissance que d’appeler la reconnaissance. Mais cette reconnaissance ne pourrait s’avancer indifféremment de sa réception par l’autre sans dévoiler qu’elle n’a de la reconnaissance que le masque ! Seule une reconnaissance qui fait voir son manque d’assurance[31] peut attester à l’autre qu’il est vraiment reconnu. C’est en portant le trouble de la non assurance que la reconnaissance peut combattre le scepticisme à l’égard d’autrui, le scepticisme de croire que la reconnaissance puisse être garantie, ou que sinon elle est impossible[32].

 

Notes :

[1] Laurent Thévenot, « Reconnaissances, avec Paul Ricœur et Axel Honneth », in Alain Caillé (sous la dir.), La quête de reconnaissance. Regards sociologiques, Paris, La Découverte, 2007, p. 269-283. Le présent travail lui doit aussi beaucoup.

[2] On trouve l’expression dans Parcours de la reconnaissance, Paris, Stock, 2004, p.372.

[3] Hannah Arendt, La crise de la culture, Paris, Gallimard coll.Folio-Essais, p.63.

[4] Au début Joseph pleure en cachette, il se détourne, puis « Joseph ne put se dominer : faites sortir tous mes gens, s’écria-t-il. Nul d’entre eux n’était présent quand il se fit reconnaître de ses frères. Il sanglota si fort que les Egyptiens l’entendirent : je suis Joseph, dit-il à ses frères » (Gn 45-1sq.). Et plus loin : « il se jeta au cou de son frère en pleurant » (Gn 45-14). Entre Gn 44-34 et Gn 46-29, on rencontre 6 fois le mot pleurer, sanglots, etc.

[5] La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris Seuil 2000, p. 664.

[6] Le parcours de la reconnaissance, Paris Stock 2004, p.315. Ce livre sera cité ici dans cette édition par les initiales PR.

[7] C’est le beau commentaire qu’en donne Stanley Cavell dans son livre A la recherche du bonheur, Hollywood et les comédies du remariage, Paris, Editions des Cahiers du cinéma, 1993.

[8] Le Juste, Paris, éditions Esprit, 1995, p. 126 et 134.

[9] « Le paradoxe de l’autorité », in Ricœur Le Juste 2, Paris, ed. Esprit, 2001, p. 107-123.

[10] Marcel Hénaff, « Paradoxe du pouvoir, crise de l’aurorité, reconnaisance. Réflexion sur le mal politique avec Ricœur et au-delà », à paraître in Archivio de filosofia 2013.

[11] Sur les trois plans du connaître, de l’agir, et du sentir (ibid.p.98).

[12] L’homme faillible « La fragilité affective », p.119 de l’édition Aubier 1960, p.149 de l’édition de poche, Philosophie de la volonté 2.

[13] p.127-128 de l’édition Aubier 1960, p.159-160 de l’édition de poche.

[14] Pour l’anthropologie de la valeur, du don et de l’échange, Kant est incontournable : « un homme abandonné sur une île desserte ne tenterait pour lui-même d’orner ni sa hutte ni lui-même ». En effet, nous n’accordons de valeurs aux sensations que dans la mesure où elles peuvent être universellement communiquées « en vertu d’un contrat originaire pour ainsi dire (….) Alors, même si le plaisir que chacun peut retirer d’un tel objet est insignifiant et ne possède en lui-même aucun intérêt remarquable, l’idée de sa communicabilité universelle en accroît presque infiniment la valeur » (Critique de la faculté de juger, §41).

[15] J’étais en classe de seconde, j’ai fait des exposés sur ce texte tant dans ma classe qu’auprès de mes amis de la paroisse de Robinson, et plus tard j’ai même tenté d’inventer un jeu de carte reprenant ces diverses figures du pouvoir, de l’avoir et du valoir, sous toutes leurs configurations !

[16] Dans « Les oiseaux du ciel et les lis des champs », Kierkegaard montre que la sérénité qui s’empare de nous à considérer les lis ou les oiseaux vient de ce qu’ils ne parlent pas, ne sont pas dans la comparaison.

[17] Tripartition évoquée dans Parcours de la reconnaissance p.242

[18] Marcel Hénaff, « Paradoxe du pouvoir, crise de l’aurorité, reconnaisance. Réflexion sur le mal politique avec Ricœur et au-delà », à paraître in Archivio de filosofia 2013.

[19] Ibid.

[20]  Claude Lefort, l’invention démocratique, les limites de la domination totalitaire, Fayard 1981, p.165.

[21] La critique et la conviction, Paris Calmann-Lévy 1995, p.165-166, ici cité CC.

[22]  Le problème, comme le montre Michaël Walzer à propos de La révolution des saints, c’est qu’on peut aussi inverser la figure : une forme de révolution, de table rase totalitaire ou en tout cas considérée comme despotique, comme dans le cas de la révolution anglaise et peut-être de la révolution calviniste à Genève peut faire avancer à grands pas la démocratie en abolissant les anciennes oligarchies.

[23] C’est le bel exemple d’Abélard, philosophe incontestable et original du XI-XIIème siècle, et qui invente, en dépit de la tradition socratique, mais à l’encontre du monopole de la Sorbonne d’Eglise, d’ouvrir un cours payant sur la Montagne Sainte Geneviève. Il joue la sphère économique contre la sphère religieuse, à laquelle la philosophie était trop subordonnée.

[24] On pourrait même caractériser les sociétés par leurs formes de religions : l’antiquité romaine a connu des sociétés intégrées par la religion de la victoire, la modernité a permis le déploiement de sociétés régies par la religion de la prospérité, et nous pourrions dire que nous sommes en train de passer dans un temps où la religion nouvelle est celle de la créativité.

[25] On sous-estime beaucoup l’importance des renommées, des réputations, et leur  poids jusque sur la sphère marchande.

[26] C’est ce qui, selon Pasolini, la corrompt profondément. Cf. P.P.Pasolini, Lettres luthériennes, Petit traité pédagogique, Paris : Seuil-Points, 2000, p.17 (ce texte date de 1975).

[27] C’était la thèse d’Avishai Margalit dans son livre sur La société décente, Paris : Climats, 1999.

[28] C’est ce que Hobbes n’avait pas vu, puisque son pacte repose sur cette possibilité.

[29] C’est ce que Marx n’avait pas vu, dans sa surestimation du travail dans l’économie.

[30] Il faut distinguer en ce sens les échanges conduits par la rétribution qui tendent à la simultanéité et déterminent aujourd’hui une sorte de rétrécissement du temps, et les échanges conduits par la reconnaissance qui tendent à différer et déterminent un ralentissement, un élargissement du temps. Le crédit tient à la confiance mutuelle générée par le ralentissement et l’allongement de l’échange et du circuit, comme si la lenteur du contre-don assurait l’invention productrice de différences. C’est cette lenteur qui a été systématiquement brisée par la logique de rentabilité, une logique évidemment suicidaire sur le long terme car elle détruit ce dont elle se nourrit.

[31] L’apôtre Paul, sommé de présenter des preuves de sa crédibilité, répond en présentant la possibilité d’être refusé : « mes lettres de recommandation, mais c’est vous » (seconde épître aux Corinthiens, 3). C’est aussi ce que Kant dit du sentiment esthétique, qu’il ne saurait être obligé et qu’il est résistible.

[32] Cette catégorie de l’impossible, dont à mon avis Lévinas et Derrida ont abusé, n’est pas sans rapport avec l’inconditionnalité et l’altérité de la grâce : en protestantisme, de Kierkegaard à Karl Barth ce fut notre catégorie principale, mais elle a fait des dégâts et bien des textes de Ricœur tentent de la contourner, de la contrebalancer.