L’Europe et ses roms

Liminaire

Il y a quelques semaines, en sortant de mon bureau de poste dans le neuvième arrondissement de Paris, l’un des préposés est sorti en courant derrière moi, interpellant deux enfants, des garçons de dix-douze ans, de l’autre côté de la rue : « vous allez voir, il y a des fours crématoires pour vous ». Je ne sais pas ce que ces enfants avaient fait, il m’est arrivé de rencontrer une femme en pleurs devant le distributeur automatique de billets de cette poste, elle avait été violentée par des jeunes filles roms qui avaient cherché à lui arracher sa carte, son sac, etc. Mais le temps que je me retourne, que je m’attarde pour comprendre ce qui se passait, le postier était rentré dans son agence. J’ai compris à ce moment-là que j’étais impliqué dans cette histoire : que plus jamais je ne pourrais supporter d’entendre de telles paroles sans réagir fermement. Et j’ai cherché à comprendre un peu plus ce qui se passe.

L’idée d’un numéro de Foi & Vie sur les Roms et sur les gens du voyage, qui n’ont de commun, et encore pour partie, qu’un récit des origines, et une propension actuelle à la conversion pentecôtiste, n’est pas tout à fait ordinaire. Le sujet serait davantage marqué comme un thème de la Cimade, ou éventuellement d’un dossier de nos Cahiers du christianisme social. Mais il nous a paru, par ses diverses facettes, propre à jeter une lumière originale sur notre contexte.

Ce contexte est d’abord celui, politique, des élections municipales et européennes, et donc le contexte social des peurs et des précarisations : tout se passe comme si les sociétés européennes avaient à nouveau besoin de boucs émissaires, placés dans cette exacte situation que l’on ne peut ni les expulser ni les assimiler — ils sont dedans-dehors. On leur reproche leur défaut d’intégration, et on les soumet à des discriminations injustifiables. On oscille entre une inclusion qui suppose l’effacement de leur « différence », la réclusion qui les incarcère à l’inverse dans une différence purement discriminatoire, ou l’exclusion plus ou moins violente qui les laisse sans place dans une Europe où cependant ils représentent la plus importante minorité sans Etat. Cela montre à quel point l’Europe ne parvient pas à penser complètement ses minorités[1], ni le fait qu’elle refuse de voir qu’elle est, au moins autant que les USA, une société d’immigration et de mobilité.

Mais c’est aussi le contexte d’une sensibilité aigue à la diversité des formes de vie, des traditions de culture, et des modes de transmission, de l’invention musicale notamment : et dans ce contexte, la conversion massive de ces populations au Pentecôtisme doit également être comprise comme un signe important, qui marque à la fois leur « marginalité » et leur originalité, leur dynamisme. Ce sont ces diverses facettes que nous avons tenté de faire tenir ensemble : les difficultés bien différentes que rencontrent les gens du voyage et les Roms, qu’il ne faut donc surtout pas confondre, même si au niveau européen les deux concepts sont juridiquement liés, ne doivent pas nous cacher la vitalité culturelle et spirituelle de ces populations, leur importance comme témoins d’une autre vie — et réciproquement.

Il faut d’abord ne pas oublier que l’histoire européenne est marqué par le Poraimos : c’est ainsi que les Roms nomment les crimes dont ils furent victimes durant la seconde guerre mondiale de la part des nazis. Le problème est que leur origine indo européenne en fait des « Aryens » à l’état pur ! Ils furent donc accusés de n’avoir cessé de se métisser, de se dégénérer. On chiffre généralement à un demi-million le nombre des Roms et assimilés qui furent ainsi exterminés. Mais les difficultés rencontrées par les Roms, les Yeniches ou Manouches des pays germaniques, les Gitans du monde ibérique, bohémiens, tsiganes, égyptiens ou gipsies, romanichels, ou de quelques noms qu’on les appelle, sont anciennes et diverses. Pour les comprendre, il faut déjà dissocier radicalement ceux qu’on appelle les gens du voyage, qui n’ont cessé de bouger et qui refusent la sédentarisation, et les Roms d’Europe de l’Est et du monde ottoman, qui ont été sédentarisés le plus souvent par la force et qui ont perdu le mode de vie des gens du voyage : ce sont des populations aujourd’hui déplacées, mais qui ne demande qu’à être sédentaires. Mais il faudrait aussi distinguer les « familles » qui se disent issues d’une migration venue des Indes autour de l’an 1000 (on trouve déjà un quartier « rom » à Constantinople au XIe siècle), et toutes celles issues des métiers de la route, le plus souvent traînées derrière les bandes armées à travers les siècles. Ce qui les a réunis, c’est un même mode de vie. Mais ce sont aussi les vicissitudes d’une quasi persécution.

Ces apartheids, ces désespoirs, ces migrations à moitié subies, mais aussi ces espoirs, cette inventivité au jour le jour, cette extraordinaire transmission de modes de vie, de modes de culture, nous en donnons ici des exemples bien autant ailleurs en Europe que dans notre pays. Nous avons cherché à comprendre ce qui se passait en Tchéquie sur le plan de l’éducation et pourquoi cette éducation séparée des enfants Roms. Nous avons cherché à voir comment un village hongrois traitait ses propres Roms, et l’utilisation politique qui en est faite. Nous sommes allés rechercher l’agonie du vieux quartier Rom de Sulukule à Istanbul, passé au bulldozer pour construire des résidences modernes, mais à quel prix pour les habitants délogés, dispersés ? Tout cela montre bien qu’il y a une question Rom à l’échelle de l’Europe tout entière. Comment faire avec ces « gens » ? Savons-nous ce que nous faisons ?

La question de la sédentarisation est épineuse. D’une part les gens du voyage voudraient être des citoyens non sédentaires, non assignés à résider. C’est un mode de vie mal reconnu, sinon pas reconnu du tout, sauf à la marge, vaguement toléré et relégué, banni. La Fédération protestante de France, depuis longtemps, a rendu les autorités publiques attentives à la nécessité d’élargir l’ancrage communal et les aires d’accueil, sinon la mise en place de parcelles « habitables non constructibles », la possibilité de fiscaliser un mode d’habitat mobile comme n’importe quel autre mode d’habitat, de mieux jumeler le passage d’un mode de vie à un autre, etc. Mais d’autre part les Roms, quant à eux, cherchent simplement une meilleure place au soleil, et s’ils peuvent s’installer, trouver un habitat fixe et durable, ils le feront. Au moins tant qu’ils n’auront pas trop perdu la culture d’habitat villageois qui était la leur. On peut désapprendre à habiter, perdre les capacités élémentaires, les habitudes, qui forment le noyau du maintien de soi et du soin de l’autre que permet l’habitat.

Ici la question de l’habitat et de la sédentarisation bascule vers une seconde grande difficulté rencontrée diversement par les Roms et les gens du voyage : les difficultés sanitaires. L’incapacité à prendre soin de soi-même, et de ses proches, est l’un des problèmes de base : mais il faut dire que les conditions de vie, lorsque un groupe de familles avec des enfants en bas-âge, comme cet hiver en tant de lieux partout dans notre pays, sont reléguées à vivre sur un terrain boueux mais sans point d’eau ni électrique, à dix kilomètres du centre ville, affaissent ces capacités, les rongent chaque jour. C’est pourquoi le succès des campagnes de vaccination, et l’extension de la couverture maladie ne peuvent pas compenser la précarité sanitaire d’une population qui rejoint celle de tous les SDF, ou des saisonniers qui vivent dans leur voiture, etc.

La troisième grande difficulté, que nous avons en quelque sorte ici privilégiée, est celle de la scolarisation. La loi est catégorique : « les enfants des gens du voyage ont droit à la scolarisation et la scolarité dans les mêmes conditions que les autres quelles que soient la durée et les modalités du stationnement ». Cela n’empêche que les enfants qui doivent faire 10 km pour rejoindre leur collège, où se voir refuser l’accès au bus, comme le raconte Geani Gurghu dans l’entretien que nous avons eu avec lui, alors même que leur français est fragile, ont bien du mérite. Souvent les directeurs d’écoles les refusent tant que la Mairie n’a pas donné son accord, accord subordonné à des conditions lentes et difficiles à réunir. Dans ces conditions, en tout cas pour les enfants des gens du voyage, mais souvent aussi pour les enfants des Roms, le CNED est encore la meilleure solution. Nous avons eu la chance de rencontrer Élisabeth Clanet, qui nous a expliqué les différences profondes entre des enfants Roms qui sont des allophones, et pour qui le français est une langue étrangère, et les enfants d’une large part des gens du voyage, qui ont accès à ce qu’elle appelle un mésolecte assez large, adapté à la diversité des régions et milieux qu’ils traversent — plus large en tous cas que la langue souvent très pauvre des enfants sédentaires des quartiers défavorisés. Élisabeth Clanet est responsable pour le CNED de la formation en français de tous ces enfants, et par ailleurs c’est une passionnée de Bible.

Pour ces enfants, dit-elle, c’est bien d’une Bible qu’il s’agit. Car ils y apprennent à raconter, à interpréter la loi, à chanter, à formuler la plainte et la joie : c’est tout un programme ! Depuis le travail « missionnaire » du pasteur Clément le Cossec, des Assemblées de Dieu, converti en quelque sorte par des convertis venus se plaindre à lui que personne ne voulait les baptiser, au début des années 50, jusqu’à aujourd’hui, l’amplitude de la conversion à l’Évangile de ces gens du voyage a été comme une traînée de poudre, non seulement en France mais partout en Europe et dans le monde. Cette conversion a sans doute été augmentée par le fait que, pour des populations ghettoïsées, décimées par l’alcool et la drogue comme chez les gitans andalous, la foi évangélique a été comme une résurrection morale et spirituelle. Tout cela, nous le verrons d’une part au travers de l’exemple du pentecôtisme en Roumanie, avec la traduction par Jean de Saint Blanquat de plusieurs entretiens qui racontent ces conversions, leur difficultés, leur potentiel. Nous le verrons d’autre part au travers de l’entretien que nous avons eu avec Mario Holderbaum, Secrétaire Général de la Mission évangélique tsigane « Vie & Lumière », qui fait partie de la Fédération Protestante de France.

Pour moi, qui me suis longtemps passionné pour la flibuste (dont Frank Lestringant avait montré l’importance dans l’histoire du protestantisme français), pour ce côté océanique d’un protestantisme de la dissidence avant que d’être un protestantisme des colonies, ces configurations contemporaines me semblent l’indice d’une évolution importante. Il y a tout un versant du protestantisme planétaire, lié aux populations déplacées, depuis la Chine d’aujourd’hui où les migrations sont massives, à l’Afrique et jusqu’à notre Europe, qui montre son étonnante capacité à donner une voix à ceux qui n’ont pas d’emplacement dans notre monde. Ce dossier est aussi un élément à verser à la compréhension de ce qui nous arrive ainsi.

Puisque nous venons de parler de voix, impossible de finir sans parler de musique : depuis le jazz manouche de Django Reinhardt jusqu’au flamenco andalou de Paco de Lucia, en passant par les musiciens tzigane ou Rom d’Europe de l’Est, on sait l’importance de toutes ces traditions musicales au cœur le plus battant de la culture européenne, et méditerraneo-européenne. Le plus frappant, chez eux, c’est de voir comment l’ancrage dans la tradition parfois la plus locale, la plus singulière, quand il est travaillé à ce point, exprime quelque chose de l’humanité la plus universelle. Ces dernières années, nous avons vu dans le métro parisien des musiciens Roms parfois absolument extraordinaires de virtuosité, sachant passer de la plainte la plus amère à la joie la plus folle. Il m’est arrivé de rêver que la France leur offre, dans tous les conservatoires de musique, des places reconnues, rétribuées, pour honorer la tradition et la transmission qu’ils illustrent. Certes pour cela il faudrait passer un peu à côté des cadres classiques : mais quelle magnifique hospitalité mutuelle et quel renouvellement pourrait y voir le jour ! La voie des arts ici ne serait pas un luxe, mais le chemin délicat de l’accueil et de la reconnaissance.

Quelques éléments bibliographiques récents :

BERG Manfred, WENDT Simon (2011) Racism in the Modern World: Historical Perspectives on Cultural Transfer and Adaptation, Berghahn Books, New York.

CIMADE, Causes Communes n°76, Avril 2013, dossier « Roms, décollons les étiquettes ».

CLANET DIT LAMANIT Elisabeth (2007) « Les Silences de l’Histoire », in L’esclavage des Roms, Etudes Tsiganes, n° 29, Paris –  (2007) « Teriam sido os antepassados dos Ciganos escravos militares dos Turcos? in Ciganos e Cidadania(s), Cadernos ICE, nº9, Setúbal –  (2010) « Fils du ‘’Vent de l’Histoire’’ – Nouvelle approche historique sur la ‘’migration’’ des Rroms, Sinté et Kalé » in Roms et Gens du voyage, nouvelles perspectives de recherche, Etudes Tsiganes, n° 39-40, Paris.

FASSIN Eric, FOUTEAU Carine, GUICHARD Serge et WINDELS Aurélie, Roms et riverains. Une politique municipale de la race, Paris, La fabrique, 2013.

GRELLMANN Heinrich Moritz Gottlieb (1783) Die Zigeuner. Ein historischer Versuch über die Lebensart und Verfassung, Sitten und Schicksahle dieses Volkes in Europa nebst ihrem Ursprunge, Dessau and Leipzig.

HANCOCK Ian (2006), « On Romany Origins and Identity – Questions for discussion » in Gypsies and the problem of Identities, Swedisch Research Institut in Istanbul.

GOUYON MATIGNON Louis de, Dictionnaire tsigane, dialecte des Sinté, Paris, L’Harmattan, 2012.

MEYER Éric (1999 – 2010) « Questions et hypothèses sur la Migration des Rroms depuis l’Inde » in Roms et Gens du voyage, nouvelles perspectives de recherche, Etudes Tsiganes, n° 39-40, Paris –  (2007) Une histoire de l’Inde – Les Indiens face à leur passé, Albin Michel, Paris.

PARFITT Tudor (2003) The Lost Tribes of Israel: The History of a Myth, Phoenix House, London – (2007) « Constructions identitaires et fantasmes généalogiques »,
Collège des Études juives de l’Alliance israélite universelle, Paris.

PAUL Jürgen (2004) Perspectives nomades. État et structures militaires, Annales. Histoire, Sciences Sociales 2004/5-6, 59e année, p. 1069-1093.

PERNOT Matthieu, « Un camp pour les bohémiens. Mémoires du camp d’internement pour nomades de Saliers », Actes Sud, 2001.

Dossier « Les Roms, ces européens », Les Temps Modernes n°677 Janvier-Mars 2014.

 

La série de petits films documentaires réalisés par Caroline Philibert est à voir sur le site http://carolinephilibert.fr/Romcivic.html

 

Liens vers deux conférences d’Elisabeth Clanet dit Lamanit

https://www.youtube.com/watch?v=s8iKqMzl7RE

https://www.youtube.com/watch?v=XrKfUWQV6jc

 

[1] La France, comme la Turquie d’ailleurs, n’a toujours pas ratifié la Convention-Cadre européenne sur les droits des minorités. Voir sur toute ces questions l’excellent article de Jean-Pierre Liégeois dans le numéro Les Temps modernes, sur « Les Roms, ces européens », janvier-mars 2014, « Géopolitique et sociopolitique, de nouvelles perspectives pour les Roms », p.38 sq.