Édition scientifique du « cours sur la volonté » de Paul Ricœur, avec Roberta Picardi. Avec un Avant-Propos. Site du Fonds Ricœur.

PAUL RICŒUR

LE CONCEPT PHILOSOPHIQUE
DE VOLONTE

Cours professé à l’Université de Montréal
18 septembre – 31 octobre 1967

Édition électronique établie par
Olivier Abel et Roberta Picardi

© Fonds Ricœur, 2014

TABLE DES MATIÈRES

NOTE SUR CETTE ÉDITION

CHAPITRE I. PROBLEME ET MÉTHODE
1) Le thème « volonté »
2) Passage de la non-philosophie à la philosophie
3) Notion de particularité philosophique
4) Pouvoir de récapitulation des grandes philosophies
5) Causes de l’impossibilité d’une telle récapitulation au XXe siècle

CHAPITRE II. ARISTOTE

A. PLEIN GRÉ, DÉCISION, SOUHAIT
1) Premier cycle : plein gré et malgré soi
1. Sources
2. Élaboration conceptuelle d’Aristote
2) Second cycle : décision
1. Lien avec ce qui précède
2. Moment du décider
3. Troisième cycle : souhait
4) Fin du texte; le méchant
5) Conclusion

B. VERTU, BONHEUR

A) EXCELLENCE HUMAINE
1) Moment psychologique
1. Théorie éthique et théorie de l’âme
2. Mode d’acquisition
3. Degré d’effectuation
2) Moment de la valeur
1. Notions préliminaires
2. Élaboration d’Aristote
3) Moment du critère
1. Volonté et norme
2. Volonté et synthèse pratique

B) BONHEUR
1) Thème pré-philosophique
2) Élaboration philosophique

C. ACTE ET PUISSANCE
1) Rupture avec le platonisme
2) Difficulté d’un discours
3) Action et acte
1. Notion de puissance
2. Notion d’acte
3. Ouverture et fermeture
[Conclusion, fermeture, et ouverture]

CHAPITRE III. SAINT AUGUSTIN

1) Logique de l’être
2) Formation du concept de volonté

CHAPITRE IV. DESCARTES

A. NOYAU PHENOMENOLOGIQUE
1) Héritage de Descartes
1. Philosophie grecque
2. Philosophie médiévale
2) Rapports entre entendement et volonté selon Descartes
1. Actif et passif
2. Fini et infini
3. Dépendance et indifférence

B. VOLONTÉ ET ORDRE DES RAISONS
1) Échec d’une explication métaphysique de l’erreur
1. Niveau cosmologique
2. Niveau ontologique
2) Analyse psychologique
1. Disproportion
2. Positif psychologique et négatif métaphysique

C. VOLONTÉ ET COGITO
1) Phase positive
1. Antécédents du jugement dans la philosophie grecque
2. Élaboration de la notion de jugement
3. Liaison entre volonté et cogito
2) Phase négative
1. Dualisme
2. Obturation

CHAPITRE V. KANT

A. VOLONTÉ ET « FAIT » MORAL
1) Champ de la moralité
1. Position de Kant par rapport à Descartes et à Aristote
2. Pourquoi chercher la volonté dans le champ de la moralité ?
2) Rationalité aristotélicienne et rationalité kantienne
1. Désir rationnel rejeté
2. Notion de vertu
3) Point de départ de l’expérience morale
1. Expérience particulière
2. Point de départ en tant que tel
4) Étapes réflexives
1. Pratique et pathologique
2. Maxime et projet
3. Moment du formalisme

B. VOLONTÉ OBJECTIVE ET VOLONTÉ SUBJECTIVE
1) Notion de maxime au niveau des Fondements de la métaphysique des mœurs
1. Loi naturelle et loi morale
2. Définition de maxime
3. Rôle des exemples
2) Dualité au sein de la volonté comme fil conducteur de la Critique de la raison pratique.
1. Enchaînement des quatre théorèmes du premier chapitre
2. Progression du principe à l’objet, et de l’objet au mobile
3) La notion de mal
1. La définition du mal
2. Le mal radical

C. UNE PHILOSOPHIE DE LA SCISSION
1) Dualité nature-liberté
1. Localisation de la troisième antinomie
2. Contenu de la troisième antinomie
2) Recherche d’unité du kantisme
1. Projet de synthèse
2. Réalisation de la Critique de la raison pratique

CHAPITRE VI. HEGEL

A. PHILOSOPHIE DU DROIT ET PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ
1) Droit
2) Liberté
1. Premier moment de la volonté
2. Deuxième moment de la volonté
3. Troisième moment de la volonté
4. Conséquences et corollaires

B. PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT
1) Le droit abstrait
1.Propriété
2. Contrat
3. Résultat : personne juridique
4. Limites
2) Niveau de la moralité subjective (Moralität)
1. Promotion, avance
2. Échec patent
3) Niveau de la moralité objective (Sittlichkeit)
1. Moralité objective en général
2. Limite de la moralité objective

C. LA VOLONTÉ DANS LA PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT
1) Nature et esprit
1. Anticipation de la volonté dans la nature
2. Désimplication de la volonté
2) Théorique et pratique
1. Phénoménologie
2. Psychologie
3) Psychologie et politique
1. Séparation
2. Conjonction

BIBLIOGRAPHIE UTILISÉE PAR P.RICŒUR

NOTE SUR CETTE ÉDITION

A l’automne 1967 Paul Ricœur entame sa troisième année de cours à l’Université de Nanterre, qui est en partie construite, et en partie encore à construire, et pour laquelle il a délibérément quitté la Sorbonne. A son invitation, Emmanuel Levinas vient de le rejoindre, et Ricœur espère vivement avec lui, Henry Duméry, Mikel Dufrenne, et quelques autres, créer un véritable centre de phénoménologie et d’herméneutique. Dans la même période Ricœur intensifie ses voyages en Amérique du Nord et en particulier à Chicago, où il trouve un « triple ancrage » : durant l’année universitaire 1966-67 il accepte pour un trimestre le statut de professeur invité à la Divinity School, là même où, à partir de 1970, il succèdera à Paul Tillich à la chaire John-Nuveen ; en 1967 il reçoit, en compagnie de Raymond Aron et Claude Levi Strauss, le doctorat honoris causa décerné par l’Université de Chicago, où il enseignera régulièrement les années suivantes ; enfin il sera introduit par Hannah Arendt au Committee on Social Thought. A partir de l’automne 1965 , Ricœur fréquente également avec assiduité le département de philosophie de l’Université de Montréal, animé à l’époque par son premier directeur laïc : le professeur Vianney Décarie, qui l’invite parmi d’autres, comme Charles Taylor, dans l’intention d’ouvrir le département sur l’extérieur. Précisément, selon le témoignage de Luc Brisson, relatif à ses études en philosophie à l’université de Montréal entre 1965 et 1968, Ricœur profitait habituellement de ses voyages aller-retour Chicago-Paris pour faire une pause dans la ville canadienne et quand il était à Chicago il se déplaçait chaque semaine à Montréal pour donner ses cours .
Le texte dont nous proposons ici l’édition électronique est le polycopié d’un cours sur « Le concept philosophique de volonté », que Ricœur professe à Montréal presque tous les lundi et mardi entre le 18 septembre et le 31 octobre 1967 , en chargeant Luc Brisson d’en rédiger une version imprimée la plus fidèle possible . A son retour à Paris, Ricœur utilise ce polycopié, qu’il a lu et corrigé , pour son cours de Nanterre sur le même sujet au long 1967-1968, devant les étudiants de première année de premier cycle. La structure du cours est toutefois la structure typique d’un cours d’agrégation, ordonné autour d’une notion, comme c’est encore le cas aujourd’hui dans les programmes scolaires des lycées français. C’est donc un « genre » philosophique très particulier, que Ricœur pratique en jetant les grands jalons d’une sorte d’histoire de la notion de volonté au travers de quelques grandes œuvres philosophiques : Aristote, Descartes, Kant, et Hegel. Il consacre aussi un très bref aperçu à Augustin, mais sans le développer comme les autres. Que ce soit chez Aristote ou chez Augustin, notamment, il insiste sur les sources non-philosophiques de la philosophie, qui ne se comprend elle-même que comme réélaboration de thèmes déjà pensés sous d’autres formes d’expression.
Le premier risque de cet exercice de cours centrés autour d’une notion, c’est celui de l’éclectisme. Heinz Wismann d’ailleurs a attiré notre attention sur le fait que cette conception de l’enseignement de la philosophie, typiquement française, provient de Victor Cousin. Pour pallier ce risque, mais aussi celui du scepticisme , Ricœur insiste sur ce qu’il appelle ailleurs « la discontinuité des problèmes » , et assume come règle de méthode fondamentale celle de « ne pas même présupposer une identité (problématique, critique, systématique) du concept philosophique de volonté» . Son souci est au contraire de pointer « la singularité de la problématique et de son organisation » chez les différents auteurs traités. C’est pourquoi il prend chaque fois un texte qu’il estime paradigmatique, dont il analyse en détail la « description » spécifique de la volonté, avant de remettre ce texte dans son contexte, puis dans la pensée générale de l’auteur : c’est ce qu’il appelle une lecture étroite, puis moyenne, puis large de chacun des quatre textes concernés — d’Aristote l’Éthique à Nicomaque, Livre III chapitres 1 à 8, de Descartes la quatrième Méditation, de Kant les Fondements de la métaphysique des mœurs mais aussi la Critique de la raison pratique, de Hegel enfin les Principes de la philosophie du droit et l’Encyclopédie. En déconstruisant et reconstruisant à chaque fois la problématique spécifique à ces textes et à ces auteurs, il fait voir à ses étudiants les gestes et la discipline de l’histoire de la philosophie, qui déplie les questions propres à chaque philosophe.
Mais dans le même temps Ricœur ne lâche pas la visée universelle de chacune de ces pensées, et cherche ce qu’il appelle ici « leur pouvoir de récapitulation » à la fois des pensées philosophiques antérieures et des thèmes pré-philosophiques de leur époque. C’est là un thème de l’herméneutique, qui montre comment chaque époque remanie les traces et les problèmes des époques antérieures sous le travail interrogatif d’une question singulière et inédite. Mais c’est aussi la sécularisation d’un thème paulinien et, la reprise d’un thème hégélien, comme Ricœur l’avoue explicitement. Un des aspects les plus intéressants de ce cours réside justement dans le fait qu’il offre une précieuse source documentaire pour saisir la tentative de réactivation et de réappropriation critique de la pensée hégélienne que Ricœur accomplit, à contrecourant, dans des années où la tendance désormais dominante en France était plutôt d’« échapper à Hegel » et à son « infâme dialectique ». Au début des années soixante, réfléchissant sur le statut et la méthode de l’histoire de la philosophie, Ricœur opposait encore la compréhension « amicale », visant à saisir le singularité des œuvres, au « modèle hégélien » fondé sur la prétention à l’unité du sens. Par contre, dans les notes introductives au cours sur « Le concept philosophique de volonté » il n’hésite pas à assumer comme point de départ « l’idée hégélienne que la singularité vraie est la synthèse de l’universel et du particulier » : idée que Ricœur valorise en se référant non tant à sa formulation abstraite, dans la Science de la logique, mais plutôt en pensant à la structure dialectique de la volonté décrite dans l’Introduction des Principes de la Philosophie du droit. Ce n’est pas pour rien que ce cours se termine sur Hegel. S’il s’avère déjà « impossible de récapituler » à la manière hégélienne, il ne faut pourtant pas renoncer à cet effort de compréhension articulée.
Ricœur répond ainsi à un risque symétrique et peut-être corrélatif à celui de l’éclectisme : celui de majorer la coupure entre les philosophies au point de juxtaposer des « épistémés » absolument hétérogènes. Il écrit : « Et c’est là qu’on peut réfuter l’hypothèse de Foucault : en effet, s’il y avait des épistémologies en rupture complète les unes avec les autres, comment pourrait-on dépasser la particularité de l’une pour parler des autres? » . Cette critique de Michel Foucault, qui avait publié l’année précédente Les mots et les choses (mais pas encore L’archéologie du savoir), n’est pas anodine puisque deux ans plus tard ils seront confrontés pour la chaire d’ « Histoire des systèmes de pensée » du Collège de France, dont l’intitulé a été choisi en accord avec Foucault et que ce dernier obtiendra en 1970.
Ce cours s’achève à Montréal en octobre 1967. Au mois de mars de l’année suivante, selon le souvenir de Ricœur lui-même , en professant à Nanterre un cours dédié à la philosophie du droit de Hegel sera interrompu par Daniel Cohn-Bendit, claquant ses mains dans l’amphithéâtre en disant « Ricœur, c’est fini ». N’est-il pas possible qu’il s’agisse justement des leçons de ce cours sur la volonté concertant Hegel ? Dans la suite des événements Ricœur soutient la cogestion instituée fin 1967, refuse de condamner le mouvement du 22 mars, et se tiendra aux côtés de Cohn-Bendit convoqué en conseil de discipline par le Recteur de Paris le 6 mai 1968. Il acceptera à la fin de cette année-là la charge de Doyen de l’Université de Nanterre, et présentera sa démission en 1970, après l’épisode de la poubelle et l’intrusion de la police sur le campus, en dépit de son refus.
Comme l’indique la note placée en marge du tapuscrit, en renvoi à la fin du titre de la section sur Hegel « Principes de la philosophie du droit », Ricœur envisage alors de reprendre l’année suivante dans un cours au Département de philosophie de l’Université de Montréal le segment « hégélien » de ce parcours dans une série complète de leçons sur le sens de l’idéalisme hégélien. On n’a malheureusement pas de traces de ce cours dans les Archives Ricœur, où on trouve toutefois une autre source très précieuse : les notes manuscrites d’une conférence intitulée Hegel and Nietzsche on the Will/Chicago/1968, qui poursuit et en un certain sens accomplit le cours de Nanterre sur « Le concept philosophique de volonté ». Celui-ci est en effet construit, comme on vient de le voir, sur une « hypothèse de travail » qui reconnait à la philosophie hégélienne de l’Esprit, en vertu de sa « puissance compréhensive et récapitulatrice », une « position éminente » dans l’histoire de la philosophie moderne en général et des philosophies de la volonté en particulier . Dès la première leçon Ricœur problématise toutefois et précise cette hypothèse de travail en faisant référence à la philosophie nietzschéenne, présentée comme « la dernière grande philosophie de la volonté », et qui peut être considérée, si l’on accueille l’interprétation de Heidegger , comme un accomplissement de la métaphysique occidentale alternatif par rapport à l’hégélianisme. Comme il l’énonce clairement dans les notes manuscrites, le « problème » c’est donc : « qui récapitule, Hegel ou Nietzsche ? qui accomplit la philosophie comme philosophie de la subjectivité, Hegel ou Nietzsche ? ». Ces questions représentent « le second horizon, derrière l’horizon » de la « récapitulation hégélienne » : récapitulation que, précise Ricœur, « je ne veux ni absolutiser, ni minimiser », mais assumer comme « point de rassemblement conceptuel qui me permet de mettre de l’ordre dans ma mémoire culturelle et notionnelle, avant de tout remettre en mouvement et, qui sait, peut-être en désordre, après Hegel, après Nietzsche, voire après Heidegger » .
Les passages que l’on vient de citer révèlent de façon claire comment le « Cours sur le concept philosophique de volonté » n’appartient pas à cette « histoire de la philosophie », à laquelle Ricœur avoue procéder « en quelque sorte professionnellement, sans être en état d’entrevoir en quoi elle participe » à sa propre recherche . Et cela n’est pas étonnant, si l’on considère que, d’après la description de son parcours philosophique présentée par Ricœur à l’occasion de sa candidature au collège de France, la volonté représente le « fil conducteur » de ses publications, depuis sa thèse de doctorat Le Volontaire et l’Involontaire jusqu’à la fin des années soixante. Dans les notes manuscrites rédigées pour la préparation de la première leçon, Ricœur éclaircit de la façon suivante le lien entre ses recherches précédentes sur la volonté et le parcours à travers les philosophies classiques de la volonté qui sont l’objet du cours : « C’est dans une confrontation avec les grandes philosophies de la volonté que je cherche la possibilité de faire un nouveau pas qui à la fois me porte au-delà d’une phénoménologie neutre du volontaire et de l’involontaire, me permette de combler la lacune essentielle d’une ontologie de la faillibilité, et surtout me fournisse le concept d’appui pour reprendre l’interprétation de la symbolique du mal ». La même « espèce d’insatisfaction » envers sa propre phénoménologie de la volonté, publiée près de vingt ans plus tôt, est également exprimée en ouverture de l’essai sur Le problème de la volonté et le discours philosophique, qui est le texte d’une conférence que Ricœur professe en diverses occasions, avec quelques variantes, au long de l’automne 1968 . Cette insatisfaction, enracinée dans les réserves croissantes à l’égard de la capacité de la description phénoménologique à « épuiser » la philosophie de la volonté, pousse Ricœur, depuis le début des années soixante , à s’interroger sur l’articulation et la hiérarchie entre les différentes sortes de discours philosophiques à propos de la volonté, en expérimentant des solutions provisoires qui préparent l’architecture de Soi-même comme un autre. Dans Le problème de la volonté et le discours philosophique il travaille sur l’« hypothèse» qu’une philosophie de la volonté exige « au moins » trois sortes de discours : le « discours phénoménologique », qui est le plus adéquat pour saisir la structure eidétique de la volonté ; le « discours de l’action sensée », qu’il identifie au « discours dialectique » ; enfin, le discours herméneutique, qu’il présente comme le seul discours adéquat pour une « ontologie indirecte », qui pointe en direction du « mode de l’être » « manifesté » par l’activité humaine, c’est-à-dire l’être comme acte ou créativité. Il ne nous semble pas abusif de reconnaître une correspondance, au moins du point de vue thématique, entre ces trois sortes de discours et la « lecture étroite », puis « moyenne », puis « large » de chacune des philosophies de volontés traitées dans le cours : cela permet à Ricœur de s’appuyer sur l’histoire de la philosophie pour montrer que « le discours phénoménologique sur la volonté a toujours été seulement une phase à l’intérieur d’un discours plus vaste » . Et cela nous permet aussi de mieux comprendre la position privilégiée que Ricœur attribue à Aristote et à Hegel, en les situant respectivement en ouverture et clôture du cours : Aristote est choisi comme point de départ, « parce qu’il est le fondateur » du « second discours » comme « il l’est du premier » ; l’analyse cartésienne relève d’une double appréciation, comme « bonne phénoménologie », mais comme « discours tronqué de l’action sensée » ; et Kant aussi, quelle que soit son importance pour le discours de l’action sensée, « n’est qu’un point de passage, même si point de passage obligé entre Aristote et Hegel » ; ce dernier seulement a repris dans toute son ampleur le projet aristotélicien, en restaurant l’« unité éthico-politique » brisée dès les Stoïciens et en découvrant la seule méthode adéquate au discours de l’action sensée, c’est-à-dire la méthode dialectique . Au niveau du discours de l’action sensée, Ricœur semble donc répondre à la question « qui récapitule, Hegel ou Nietzsche ? » en optant en faveur du premier ; mais au niveau du discours portant sur le mode d’être subjacent à l’activité humaine, où la médiation dialectique perd sa légitimité, sa réponse semble plutôt, au moins dans cette période, pencher du côté de Nietzsche, auquel il reconnait un rôle de premier plan dans le « discours herméneutique » sur la volonté.
Dès le début des années soixante-dix plusieurs raisons poussent Ricœur à abandonner le terme volonté au profit du concept « plus ample et articulé » d’action : on peut toutefois saisir avec clarté les fils qui relient ses recherches autour des différentes sortes de discours philosophiques exigées par une philosophie de la volonté et les recherches postérieures portant sur le « discours philosophique de l’action ».
Les grandes lignes du cours sur la volonté sont reprises ultérieurement par Ricœur, de façon synthétique, dans son article « Volonté » de l’Encyclopedia Universalis, vol XVI, p.943-948, paru en 1973. Il y distingue ce qu’il appelle : « le contexte éthique : Aristote », « le contexte théologique : Augustin », « le contexte épistémologique : Descartes », « le contexte critique : Kant », « le contexte dialectique : Hegel », et il termine par « le noyau phénoménologique », où il croise la phénoménologie et la philosophie du langage ordinaire. « Au terme de ce parcours à travers quelques-uns des contextes philosophiques, on peut se demander s’il existe une signification stable qui permette de dire qu’il s’agit chaque fois du même phénomène. Par deux voies différentes, la phénoménologie, à la suite de Husserl, et la philosophie du langage ordinaire, dans la ligne de la Linguistic Analysis de l’école d’Oxford, ont tenté d’isoler ce noyau. Mais il faut bien voir que c’est toujours au prix d’une abstraction de méthode qui neutralise les enjeux philosophiques ». En effet il conclut : « une théorie purement descriptive et analytique de la volonté est sans problématique. Une philosophie de la pratique suppose le surgissement d’un questionnement philosophique d’un autre ordre que le langage ordinaire sur l’action ». D’où la nécessité d’articuler le discours phénoménologique et le discours dialectique, en rappelant que la phénoménologie et l’analyse de la « volition restent en deçà de la philosophie de la pratique, dont la « problématique concrète » est celle de la réalisation de la liberté.
Au début du mois de juin de la même année 1972, Ricœur revient sur le thème de la volonté dans une série de conférences professées au Rensselaer College , qui témoignent de la persistance souterraine d’un projet annoncé dès le premières pages de Le volontaire et l’involontaire et jamais abandonné, bien que jamais abouti et sujet à plusieurs transformations, celui d’une poétique de la volonté. Ricœur ne manque pas de se référer aussi à ce projet dans les notes manuscrites pour la préparation de la première leçon du Cours sur la volonté, où on lit : « il y a un point où convergent mes recherches sur le langage et mes recherches sur la volonté. Ce point appartient à la Poétique de la volonté. Elle viendra après, si elle doit jamais voir le jour ».
Dans cette version numérique, nous avons enlevé les indications de pages du polycopié (Archives Ricœur feuillets 31310 à 31424) mais nous avons laissé la mention des dates du cours donné à Montréal, dont on voit le cheminement entre le 18 septembre et le 31 octobre 1967. Comme pour les autres cours numérisés, nous nous sommes efforcés de restreindre notre travail d’édition afin d’intervenir le moins possible sur le texte original, après l’avoir débarrassé de ses coquilles évidentes. Nous avons pris le parti de transcrire les mots grecs en alphabet latin, selon les conventions en vigueur. Nous avons ajouté quelques rares notes afin d’indiquer des informations complémentaires jugées importantes, concernant entre autres certaines références bibliographiques omises par Ricœur et les références des feuillets contenants les notes manuscrites qui correspondent au polycopié et qui sont à la disposition des chercheurs qui voudront approfondir certaines thèmes ou simplement vérifier le polycopié. Ces notes de bas de page portent selon l’usage la mention (NdE), pour les distinguer clairement de celles de la main de Ricœur lui-même. Nous avons également procédé à une vérification des différentes citations et références bibliographiques de Ricœur afin de nous assurer de leur exactitude. Nous avons ajouté au polycopié une table de matières (un peu émondée par rapport à la multiplication des subdivisions qui scandent le cours), ainsi qu’une bibliographie de l’ensemble des ouvrages cités par Ricœur. Parmi les ouvrages utilisés, certains le sont avec une grande minutie (Ricœur allant chercher le texte original, en grec, en allemand), d’autres le sont par une allusion sans précision. Les passages soulignés le sont par Ricœur, parfois il l’explicite dans le texte, nous avons laissé ces mentions. En dépit de notre vigilance, il reste encore certainement des erreurs, soit dans le relevé du polycopié, soit dans les références bibliographiques et les citations : merci de les signaler auprès du Fonds Ricœur.
Pour finir nous remercions Catherine Goldenstein pour son aide si précieuse dans la comparaison des différentes versions de ce cours et de ses notes préparatoires, et nous exprimons une gratitude particulière à Olivier Villemot qui a « océrisé » ce cours avec minutie, ne se contentant pas de la reconnaissance automatique des caractères, mais déchiffrant un à un les mots de passages presque illisibles sur la version ronéotypée dont nous disposons. Plus généralement la publication de ces cours aurait été impossible sans son travail.

Le concept philosophique de volonté (Phi. 591)
Lundi 18 septembre 1967

CHAPITRE I. PROBLEME ET MÉTHODE

Ce cours sur le concept philosophique de volonté ne consistera pas en une reprise du volume intitulé Le volontaire et l’involontaire, mais en une recherche originale sur le concept de volonté à partir de grands textes philosophiques (ceux d’Aristote, de Descartes, de Kant et de Hegel). L’étude élaborée dans Le volontaire et l’involontaire éludait un certain nombre de choix et forcément se réduisait à un point de vue : il est évident qu’on ne peut être à la fois aristotélicien, cartésien, kantien et hégélien. Et c’est précisément pour aller au-delà de ce point de vue qu’il est nécessaire de mettre en œuvre une recherche historique. Mais avant de se porter au cœur du sujet, il convient de faire ressortir les difficultés que pose l’adoption d’une telle méthode.

1) Le thème « volonté »
L’étude du concept de volonté doit passer par celle du thème sous-jacent à ce concept. Le thème désigne, en quelque sorte, la constitution d’un sens avant la réflexion philosophique dont la fonction est de porter ce thème à une élaboration conceptuelle. Or il y a plusieurs indices de la permanence du thème « volonté ».
1. Le langage ordinaire relate l’existence de plusieurs mots, en diverses langues qui s’apparentent à ce thème : Boulomai, voluntas, Wille, Willkür, will, volonté.
2. On découvre aussi une certaine permanence institutionnelle de ce thème qui s’appuie non seulement sur la psychologie, mais aussi sur le pouvoir politique, le droit pénal, etc. En effet, l’état de fait social, implique, dans le contrat par exemple, la rencontre entre deux volontés.
3. De plus, ce thème apparaît, de façon permanente, à travers la philosophie populaire, c’est-à-dire la philosophie implicite du poète, et nous pourrions dire aujourd’hui, du romancier et du cinéaste : philosophie populaire beaucoup plus stable d’ailleurs que la philosophie professionnelle.
Nous voilà donc en présence d’une aporie tenant en ce que le thème « volonté », d’où vient l’élaboration rationnelle du concept de volonté, prend racine en dehors du champ de la philosophie.

2) Passage de la non-philosophie à la philosophie
Le passage du non-philosophique au philosophique fait naître une autre aporie apparaissant, selon un triple point de vue, au niveau de la transposition d’un thème à un concept.
1. La philosophie implique une certaine distance pratique par rapport au thème qu’elle conceptualise.
2. De plus, cette mise à distance est liée à une problématique centrale. Par conséquent, le thème reçoit, au cours de son élaboration intellectuelle, une certaine qualification philosophique selon le moment et le lieu de son intégration à la problématique centrale de tel ou tel philosophe.
3. Enfin, ces coordonnées doivent être transposées au niveau du système en question.

Étant donnée cette transposition au niveau philosophique, l’unité thématique exprimée par le mot « volonté» devient problématique. Car chaque philosophe répond à la question que constitue sa philosophie. D’où, si chaque philosophie naît de la constitution d’une question, le problème posé sera toujours autre et la réponse se présentera toujours différemment selon les divers systèmes. L’interrogation philosophique se nourrit donc de la non-philosophie au point de la dévorer. Et les quatre auteurs dont nous étudierons les textes sur le concept de volonté peuvent fournir de bons exemples illustrant cet état de chose.
1. Chez Aristote, le problème de la volonté se pose dans le cadre d’une éthique. À vrai dire, il n’y a pas encore, comme nous le verrons, de concept de volonté chez Aristote: le réseau conceptuel et sémantique pouvant exprimer ce thème de la philosophie populaire n’est pas encore formé.
2. Chez Descartes, la conscience du problème est réelle. Mais le concept de la volonté n’apparaît qu’à un certain moment: le cogito implique une théorie de l’idée amenant, elle-même, à poser le problème de l’erreur qui fait naître une distinction entre entendement et volonté. Il faut donc conclure de tout cela que ce concept de volonté est typiquement cartésien et ne peut venir que d’une problématique cartésienne à un moment précis.
3. Chez Kant, la critique de la raison pratique suit celle de la raison pure : et c’est en ce réseau original que naît la distinction entre Wille (volonté soumise à la loi) et Willkür (arbitraire).
4. Chez Hegel, le concept de volonté est introduit à un certain moment du discours philosophique : il apparaît au point de jonction entre une philosophie de l’esprit et une philosophie du droit, c’est-à-dire au moment où une conscience subjective s’oriente vers une communauté qui s’organise.

Il est donc impossible de mettre bout à bout diverses monographies ayant pour thème le concept de volonté. Car il semble qu’il soit faux de présupposer l’identité de ce concept philosophique à travers les diverses philosophies où il est intégré, étant donné que la signification qui lui est attachée prend une teinte bien définie selon la source thématique d’où il s’origine, selon les relations qu’il entretient avec les autres concepts qui l’entourent, le suivent et le précèdent, et selon la problématique totale dont il fait partie.

3) Notion de particularité philosophique
Voilà pourquoi se présente cette question: à quelles conditions la particularité est-elle pensable? Hegel traite de ce problème à titre de discipline intellectuelle : or nous verrons, après avoir étudié la position de Hegel, que tout cela a une justification très concrète.
1. Pour Hegel, le particulier en tant que tel n’est pas pensable. On ne peut le penser que dialectiquement en rapport constant avec l’universel, tout comme on ne peut penser ce qui est autre que relativement à un deuxième terme. On s’abuse en pensant que toute philosophie est essentiellement différente, car, à la limite, la particularité pure est altérité complète et se confond avec la violence. La seule chose que je puis penser, c’est le rapport entre le particulier et l’universel.
2. Aucun philosophe n’est philosophe en se voulant particulier, en ayant l’intention d’être absolument différent. Ce qui, en fait, anime une philosophie, c’est une visée particulière de l’universel. Et cela est évident, si l’on considère le pouvoir de récapitulation des grandes philosophies.

4) Pouvoir de récapitulation des grandes philosophies
1. Les grandes philosophies récapitulent toute la non-philosophie de leur temps. Par-là, elles sont des systèmes ouverts qui peuvent rassembler et reprendre au niveau conceptuel tout ce qui est échu de l’époque au niveau thématique.
2. Ces grands philosophes récapitulent aussi toute la philosophie déjà créée. Chez Aristote, par exemple, on voit une victoire sur la philosophie de Platon et celle des médecins, et une synthèse des systèmes précédents. Il s’agit, en fait, de vaincre les particularités remarquées chez les autres. Et c’est là qu’on peut réfuter l’hypothèse de Foucault : en effet, s’il y avait des épistémologies en rupture complète les unes avec les autres, comment pourrait-on dépasser la particularité de l’une pour parler des autres?

a) Il y a donc toujours une opposition surmontée entre le particulier et l’universel qui mène à un équilibre provisoire: ainsi le particulier est-t-il élevé par l’universel à une singularité concrète. Et c’est chez Hegel qu’on peut découvrir l’effort le plus gigantesque pour récapituler la non-philosophie et la philosophie d’une culture en une philosophie de l’Esprit pouvant donner au moins quatre titres d’universalité dont le premier consiste en ce qu’elle nous fournit un instrument de pensée permettant de passer d’une philosophie de la nature à une philosophie de l’histoire. Aristote, par exemple, n’avait pas l’instrument intellectuel pour passer du désir à la raison. Hegel, pour sa part, a vu que, dans la volonté, la nature est à la fois posée et niée pour être dépassée vers la politique.

b) C’est Hegel qui a indiqué un moyen de passer, non plus verticalement mais horizontalement, de la fonction théorique à la fonction pratique. Aristote, dans la proairesis, ne pouvait unir le cognitif et le conatif tout comme Kant qui ne pouvait combler l’écart entre la raison pratique et la raison théorique.

c) C’est lui qui a mis en lumière le rapport entre une psychologie et une politique. Il y a eu, depuis le début de la réflexion philosophique un rétrécissement progressif de la notion de politique compensé par un rétablissement datant de la période moderne. Aristote ramène la volonté à la conscience individuelle. Descartes la réduit au choix entre les contraires. Mais Hobbes et Spinoza voient la même potestas à l’œuvre en politique et en anthropologie. Hegel enfin relie le problème de la volonté de choix à une détermination collective du vouloir: d’où le passage de l’esprit subjectif à l’esprit objectif.

d) C’est lui qui a mis en lumière le rapport du particulier à l’universel. Le vouloir, en effet, est la jonction du particulier et de l’universel ; il implique à la fois le désir et l’entendement. La volonté doit dépasser l’arbitraire: si je ne suis pas capable de me placer au niveau de l’universel lorsque je désire, il n’y a pas de volonté. Kant se bat constamment avec ce problème : voilà pourquoi il doit introduire la notion de Willkür (arbitraire) à côté de celle de Wille (volonté). Hegel a bien vu que la volonté réside en cette relation dialectique de l’universel et du particulier posée au sein de l’agir humain.

5) Causes de l’impossibilité d’une telle récapitulation au XXème siècle
Il semble que, maintenant après la tentative de Hegel, il soit impossible de récapituler notre temps. Quelles sont les causes d’un tel état de choses ? Cela est trop complexe pour qu’on puisse donner une réponse précise. Cependant deux hypothèses se présentent à nous.
1. Est-ce qu’après Hegel se présentent des expérimentations spirituelles qui ne se prêtent pas à une récapitulation?
2. Est-ce que l’outil hégélien est inadéquat et ne nous permet pas d’y arriver?

Il ne s’agit là que d’hypothèses. Or il est à remarquer que Nietzsche a élaboré la dernière grande philosophie de la volonté. Avec lui triomphe la subjectivité. Est-ce que, devant ce fait, il ne faudrait pas admettre une méta-philosophie (Lefebvre) ou une anti-philosophie ? Mais qui peut vouloir la dislocation du discours sans aller au silence. Voilà pourquoi Heidegger s’efforce de montrer que Nietzsche n’est pas hors-philosophie, mais récapitule toute la philosophie en menant à son accomplissement la pensée occidentale. Nietzsche, selon Heidegger, porte, avec la notion de Volonté de puissance, le subjectivisme métaphysique, interprété par Kant comme raison, par Schelling comme amour, par Fichte comme liberté et par Hegel comme Esprit absolu, à son aboutissement. Mais, encore trop prisonnier de la métaphysique traditionnelle, il ne peut mettre en évidence la corrélation fondamentale existant entre la subjectivité et l’Être qu’Heidegger tente d’explorer en dépassant la métaphysique traditionnelle pour retrouver ses racines chez les présocratiques.

Le concept philosophique de volonté (Phi. 591)
Mardi 19 septembre 1967

CHAPITRE II. ARISTOTE

Nous abordons maintenant un texte d’Aristote dans L’Éthique à Nicomaque, Livre III, chapitres 1-8 : nous emploierons la traduction de Gauthier et Jolif, Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1958-1959, v. 1, pp. 55-73. Et nous ferons trois lectures successives de ce texte.
1) Une lecture étroite, tout d’abord qui demeurera dans les limites de ce petit traité d’Aristote qu’on peut considérer comme distinct.
2) Une lecture moyenne qui portera sur l’enracinement de ce texte dans l’Éthique à Nicomaque et mettra en lumière le projet éthique et politique auquel il se rattache.
3) Une lecture large qui s’intéressera à la vision aristotélicienne du réel fondée sur l’ousia energeia dont l’agir humain est l’aboutissement. Ce qui nous mènera à discerner le caractère d’étrangeté lié à ce texte d’Aristote. En effet, Aristote ignore encore le concept de volonté en tant que tel : voilà pourquoi Gauthier et Jolif n’ont pas employé le mot «volonté» dans leur traduction de ce texte.

A. PLEIN GRÉ, DÉCISION, SOUHAIT

C’est là le titre que l’on peut donner à une première lecture étroite de ce texte. Ce n’est pas un traité sur la volonté; de plus, le centre de ce traité est mobile et se déplace entre trois foyers: plein gré, décision, souhait. Voilà pourquoi il n’est pas possible de proposer un titre simple définitif. Le seul titre provisoire acceptable serait : l’AGIR HUMAIN. Mais, pour en faire voir la validité, il faudrait éclairer la notion d’ergon qui tient au projet d’Aristote de faire une philosophie de l’energeia. Tout cela appartient au domaine du non-dit et, si l’on s’en tient au dit, on ne découvre, en ce texte, que trois notions bien formées: plein gré, décision, souhait.

1) Premier cycle : plein gré (ekôn) et malgré soi (akôn) :
(Aristote, op.cit., liv. III, ch. 1-3, pp. 55-60)

1. Sources
Ce texte plonge ses racines dans la non-philosophie. Les notions qu’on y rencontre appartiennent au langage ordinaire qui fournit des thèmes beaucoup plus que des concepts. Voilà pourquoi ekôn et akôn impliquent à la fois une grande imprécision et une grande richesse de sens.

a) Ces mots ont, en effet, été mis sur le chemin de la réflexion par la tragédie. Œdipe à Colone délibère et se considère comme akôn des actes qu’il a commis, mais comme ekôn de n’avoir pas voulu savoir la vérité. Euripide, le plus philosophe des trois grands tragiques grecs, considère Phèdre comme akousa.
b) Le droit a aussi contribué à l’élaboration conceptuelle du sens de ces mots. Les orateurs ont réfléchi sur ce problème : un meurtre est-il punissable ou non ? (Cf. Gernet, L’évolution du droit pénal dans la Grèce archaïque) . Avant cela, on s’était intéressé à l’ek-pronoias et à l’ekousias en rapport avec le problème du pur et de l’impur. (Cf. Moulinier, Le pur et l’impur dans la pensée des Grecs d’Homère à Aristote).

2. Élaboration conceptuelle d’Aristote
Voilà pourquoi Aristote commence par mettre de l’ordre dans tout cela en limitant le champ d’usage du malgré soi. En effet, ce qui permet d’exclure le blâme social, c’est :
a) la contrainte extérieure
b) et l’ignorance des circonstances.
Il résulte donc de cette restriction que ekôn (plein gré) et akôn (malgré soi) sont superposables à to eph hèmin ce qui dépend de nous) et à ta ouk eph hèmin (ce qui ne dépend pas de nous) : de là viendra le mot « potestas ». Il convient de remarquer que le « malgré soi » est conçu, tout d’abord, comme contrainte, c’est-à-dire comme résidant dans l’extériorité du principe de l’acte (Ibid., III, 1, 1110 b 15, p. 58). Puis, le plein gré passera du « en nous » au « par nous ». (Ibid., III, 3, 1111 a 22-24, p. 60)

2) Second cycle : décision (pro-airesis):
(Ibid., III, 4-5, pp. 61-66)

1. Lien avec ce qui précède
Il convient, tout d’abord, de remarquer que Voilquin a traduit pro-airesis par le terme « préférence ». Ainsi se trouve préservée la structure de ce mot grec qui vient de pro-airoumai lequel donnera praoferre en latin. Pour en revenir au sujet, nous voyons qu’Aristote s’est efforcé de relier cette analyse à la précédente en faisant du plein gré le genre dont la décision est l’espèce. Aristote distingue nettement plein gré et décision. (Ibid., III, 1111 b 6-9, p. 61). Il met bien en évidence le rapport de genre à espèce qui existe entre plein gré et décision (Ibid., III, 4, 1112 a 13, p. 63). Ce lien est allégué par Aristote, mais la mise en œuvre de l’analyse le dément.
a) En fait, on découvre que l’espèce est plus élaborée que le genre.
b) De plus, c’est par discussion d’opinions qu’Aristote détermine son concept. Le rapport de genre à espèce appartient ici à une logique non de concept, mais d’exposition. Aristote, en fait, réduit le sujet dont il traite à un second champ sémantique : celui de la décision. Et cela sans une énumération explicite des espèces, car les notions mentionnées ne sont même pas des espèces. Voilà pourquoi le vrai problème, pour Aristote, consiste à cerner une réalité pour laquelle le mot « décision » est trop court et le mot « plein gré », trop long.
c) Au cours de l’analyse, la décision se trouve même un autre genre. (Ibid., III, 5, 1113 a 9, p. 66). Par conséquent, à ce niveau, l’espèce « décision » implique comme genre le désir et donc le souhait.

2. Notes du décidé
Il faut bien comprendre, tout d’abord, que la délibération ne porte pas sur la fin, mais sur les moyens. (Ibid., III, 5, 1112 b 11-19, p. 65). C’est donc sur fond de désir et de souhait que la décision opère : mais seuls les moyens l’intéressent pratiquement. Car, pour Aristote, la décision doit porter sur le fini et non sur l’infini : d’où un champ d’action où ne sont jamais posés de choix radicaux. Tout se réduit à une question pratique : comment ? On ne se soucie pas de ce en vue de quoi est fait l’acte. L’analyse de la décision annonce donc un intellectualisme chez Aristote. Mais les débats pour savoir si Aristote est volontariste ou intellectualiste sont prématurés.

3) Troisième cycle : souhait (boulè):
(Ibid., III, 6-7, pp.67-73)

1. Pourquoi le souhait ne fait-il pas partie de l’analyse de la décision ?
Car c’est finalement le souhait qui sert de genre au décidé défini comme « désiré délibéré ». Ce qui exclut le souhait du champ de la décision, c’est son caractère d’inefficacité. Le souhait, en effet, peut porter des choses impossibles, qui dépendent des autres ou qui s’attachent aux hasards de la vie. (Ibid., III, 4 1111 b 19-30, p. 62). Bref, la véritable coupure entre souhait et décision, c’est l’écart existant entre le champ de l’efficacité et celui de l’inefficacité.

2. Insertion nécessaire de la notion de souhait
Mais le souhait se situe dans l’ordre des intentions profondes. Son champ est bien celui de l’inefficacité, mais celui de la valorisation aussi. Et l’ignorer, c’est s’attacher au calcul des moyens en négligeant le domaine de la valorisation. Car le souhait est le concept intermédiaire entre l’aspect pratique de la décision humaine et l’horizon lointain qui est sa recherche du bonheur : or le désir du bonheur ouvre et ferme l’Éthique à Nicomaque. De plus, en grec et selon l’usage qu’en fait Aristote, le mot « souhait » (boulè) et si près du mot « délibération » (bouleusis) qu’il n’y a pas entre les deux de frontière nette. Ainsi la décision, qui est le concept majeur de cette analyse, a-t-elle une signification tellement resserrée qu’il faut la compléter par l’étude du plein gré, qui est de l’ordre du pouvoir, et par l’analyse du souhait, qui est de l’ordre de la visée.

4) Fin du texte ; le méchant
(Ibid., III, 7, 1114 b 21-23)

Aristote devait trancher cette question: la vertu et le vice relèvent-t-ils de l’agir humain? Pour Aristote, la vertu et le vice sont également au pouvoir de l’agir humain: le vice ne s’attache pas au pâtir. Mais, comme on ne peut faire une réflexion sur le mal avec le concept de décision, le texte revient à ceux de souhait et de plein gré.

5) Conclusion
Pourquoi n’y a-t-il pas de concept de volonté chez Aristote? Ce concept, impliquant non la pro-airesis, mais la voluntas, ne s’est développé qu’à partir de la scholastique, à travers l’époque moderne, jusqu’à nos jours. Il faut expliquer cela par le caractère « époqual » de l’histoire de la philosophie : ce mot inventé par Heidegger , permet d’éviter le sens de coupure radicale. En effet, si la philosophie impliquait, au cours de son histoire, des coupures radicales, il serait impossible de passer d’un niveau à un autre : or il est possible de se représenter une autre époque à partir de celle où nous nous situons. C’est donc dire qu’il y a une histoire de l’être impliquant différentes visions métaphysiques et ontologiques du monde. Et, dans le champ de conscience de l’époque d’Aristote, la question de la volonté ne pouvait pas se poser : cela pour deux raisons.

1. Comme l’a bien vu Hegel, il y a eu coupure entre le monde grec et le monde chrétien qui se caractérise par l’idée d’un choix radical pour ou contre Dieu.

Cela a radicalisé et même fait naître le problème de la liberté en portant la perspective humaine du fini à l’infini. Chez les Grecs, il n’est pas question de volonté infinie : or, lorsque la volonté n’est pas infinie, elle n’est pas du tout.
2. De plus, comme le fait remarquer Heidegger, il faut plus qu’une dimension infinie pour faire apparaître un concept de volonté totale : il faut la promotion de la subjectivité. Et cela n’a pu venir que de l’opposition sujet-objet faisant du monde un spectacle devant un sujet qui n’y prend pas part. (Cf., Heidegger, Essais et conférences, trad. A. Préau, Paris, Gallimard, 1958). Cette conception du monde est née avec Descartes et même Wittgenstein s’y rattache en considérant le monde commun un Feld, un field.

Le concept philosophique de volonté (Phi. 591)
Lundi 25 septembre 1967

B. VERTU, BONHEUR

L’analyse faite précédemment était « ab-straite » en ce sens qu’elle portait sur un texte détaché de son contexte propre. Il nous faut maintenant reconstituer cette totalité négligée, en considérant le réseau moyen, qui est celui d’une éthique, ou s’insère le réseau étroit dont dépendaient les notions de plein gré, de décision et de souhait.
Pour y arriver, il est nécessaire de se déprendre des concepts acquis: il faut procéder à une reconquête des notions aristotéliciennes sur celle que la philosophie ultérieure, avec Descartes, Malebranche, Leibniz, et surtout Kant, a créées. Sinon, il sera très difficile de comprendre comment, dans l’Éthique à Nicomaque, se posent les articulations majeures qui relient agir, vertu et bonheur. Or, pour ce faire, Aristote procède en deux étapes.

1. Du livre I au livre III, il étudie l’excellence humaine (aretè). Mais il faut bien comprendre, tout d’abord, que ce concept d’excellence humaine n’est pas encore morcelé en point de vue psychologique et en point de vue moral : il implique donc à la fois un caractère descriptif et un caractère prescriptif. Voilà pourquoi l’excellence humaine peut avoir comme sous-ensemble l’agir humain.
2. Or l’excellence humaine est elle-même un sous-ensemble de l’enquête éthique d’Aristote qui porte sur le bonheur. Mais cette insertion fait problème, car le texte d’Aristote ne nous livre pas les liens profonds. Aristote se borne aux idées reçues des sophistes, de Socrate et de Platon qui relient l’étude du bonheur à celle des genres de vie (bioi).

A) EXCELLENCE HUMAINE

Considérons donc, tout d’abord, la notion d’excellence (aretè). Mais, avant de commencer cette analyse, il est nécessaire de faire une double remarque.

1. Le philosophe ne crée pas de concepts. Il élabore intellectuellement des thèmes pré-existants. Or le thème d’où vient le concept d’excellence appartient lui aussi, à cet ordre du préconçu et du pré-philosophique. De là vient sa richesse sémantique qui se manifeste à deux niveaux. Premièrement, le mot aretè peut s’appliquer au cheval aussi bien qu’à l’homme.
2. De plus, Aristote, qui a repris ce thème d’aretè pour signifier une notion difficile, belle et bien réussie selon l’usage limitatif qu’en faisait la classe nobiliaire, ne distingue pas entre sa connotation psychologique et sa connotation morale.
Et il convient d’appuyer sur cette indistinction. Car, depuis Kant surtout, qui a consommé la rupture entre devoir et désir, il est difficile, pour l’homme occidental, de garder au mot aretè toute sa richesse sémantique impliquant une signification à la fois psychologique et morale.
Voyons maintenant, après cette double remarque, la définition aristotélicienne de la vertu ou de l’excellence humaine.
« D’après ce que nous avons dit, la vertu (aretè) est un état habituel qui dirige la décision (hexis proairetikè), consistant en un juste milieu (ev mesontèti) relatif à nous, dont la norme est la règle morale (hôrismenè logô), c’est-à-dire (kai) celle-là même que lui donnerait le sage (ho phronimos) ». (Éthique à Nicomaque, II, 6, 1106 b 36-37, p. 45).
Il y a donc trois éléments en cette définition.
1. Le genre : l’état habituel qui dirige la décision.
2. La différence spécifique : le juste milieu.
3. Le critère d’appréciation concrète et rationnelle : la décision du sage.
Étudions un à un ces trois éléments.

1) Moment psychologique
Aristote élabore ce concept par voie dialectique : et cela non de façon strictement logique, mais par arbitrage d’opinions. Car Aristote ne part pas de rien ; il élabore conceptuellement ce qu’il a déjà reçu. Voilà pourquoi il commence par s’occuper de l’étape intermédiaire entre le thème « aretè » et son élaboration conceptuelle finale en se demandant, comme les Sophistes et Socrate : comment acquiert-on la vertu? Nous avons donc ici à la fois une nébuleuse sémantique et un champ d’interrogation assez bien défini. Aristote pousse donc la question à travers ce champ d’interrogation déjà constitué en procédant par trois approximations successives.

1. Théorie éthique et théorie de l’âme
Il commence en tentant de superposer une théorie éthique à une théorie de l’âme: aussi sépare-t-il l’âme selon quatre sections impliquant
a) l’âme qui a une règle (logon echon)
– intellect pur
– intellect pratique
b) l’âme qui n’a pas de règle (alogos)
– partie participant à la règle (metechei)
– partie étrangère à la règle (ouk koinônei)
À quel niveau peut se poser le problème moral? Ce ne peut être à celui de l’âme purement rationnelle, ni à celui de l’âme purement irrationnelle. Ce ne peut être qu’au point de suture de l’irrationnel et du rationnel. Et Aristote en voit bien implication lorsqu’il affirme :
« Il saute donc aux yeux que la partie sans règles est elle-même double ; la partie végétative n’a rien de commun avec la règle, tandis que la partie convoitante y participe en quelque manière, dans la mesure où elle lui est soumise et obéissante » (Ibid., I, 13, 1102 b 28-30, p. 31).
Car, à la faveur d’un jeu de mots, du genre de ceux que l’on rencontre dans le Cratyle de Platon, Aristote retrouve en o èthikoi (l’éthique) èthos (le caractère). C’est là une première approximation au niveau existentiel.

2. Mode d’acquisition (Éthique à Nicomaque, II, 1, pp. 33-35)
Cette seconde approximation implique le concept de genèse historique et le concept d’origine. Or, au cours de sa recherche et en se basant sur les discussions des sophistes, de Socrate et de Platon, Aristote découvre une triade impliquant une opposition entre nature, étude et exercice. La notion d’exercice, qui seule rend compte de la notion de comportement, réfère à celle d’acte qui plonge ses racines dans la métaphysique et la physique. Car peut-on élaborer une philosophie de l’action, si on ne dispose pas d’une métaphysique de l’acte? Or, pour arriver à cerner ce problème, Aristote procède d’une manière analogique en expliquant la praxis, action dont la fin est à l’intérieur de l’agent, par des exemples tirés de la sphère de la poièsis, notion dont la fin est à l’extérieur de l’agent. Cependant, Aristote doit toujours corriger les exemples qu’il emprunte au domaine des métiers par des exemples qu’il emprunte au domaine de la politique. Donc, au terme de cette seconde approximation, nous apercevons qu’il est possible de répondre à l’analyse de la volonté par une recherche des caractères qui font apparaître l’agir.

3. Degré d’effectuation (Ibid., II, 4, pp. 41-42)
Enfin Aristote découvre, au cours de son analyse, une autre triade : passion, faculté et état habituel. Par élimination, il découvre que la vertu ne peut être qu’une habitude.
Au terme de cette analyse de la constitution du concept d’hexis, nous pouvons donc voir la succession dialectique qui a permis une telle constitution. Cependant, cette dialectique n’est pas constitutive, mais se réduit à un arbitrage de polémiques. Aristote a bien vu l’unité des concepts impliqués, mais il n’a pas pu l’exposer hiérarchiquement, étant donnée la nature de sa dialectique. Dans ce contexte, la volonté est le moment de responsabilité, de maîtrise ; c’est le moment intentionnel de l’hexis, de la régularité dans l’ordre de l’exercice… Les vertus, elles, affirme Aristote, sont en quelque sorte des décisions intentionnelles, ou, plus exactement, elles ne vont pas sans décisions intentionnelles. (Ibid., II, 4, 1106 a 2-3, p. 42). Voyons maintenant comment se présente le moment de la valeur.

2) Moment de la valeur
1. Notions préliminaires
Aristote ne semble pas embarrassé par le problème mis en lumière par Nietzsche : comment est-il possible de faire apparaître des prédicats de valeur dans un ordre psychologique apparemment neutre? En voici un exemple patent :
« On peut aller plus loin et dire que les causes, c’est-à-dire les actes, grâce auxquelles naît une vertu quelle qu’elle soit sont aussi celles qui la corrompent. Il en va comme pour l’art : en jouant de la cithare, celui-ci devient un bon cithariste et celui-là un mauvais cithariste. Et la même chose vaut aussi pour les constructeurs et pour tous les autres qui pratiquent un art quelconque: en construisant bien, on deviendra bon constructeur, et en construisant mal, mauvais constructeur. S’il n’en était pas ainsi, il ne servirait de rien d’avoir un maître, mais on serait de naissance bon ou mauvais artisan » (Ibid., II, 1, 1103 b 6-12, p. 34).
Pour Aristote, la réflexion éthique apparaît dans un monde déjà qualifié, bon ou mauvais. Cette absence de réflexion sur le concept de bonté et de méchanceté est inhérente aux concepts même d’aretè, car Aristote ne cherche pas à faire une genèse absolue de sa qualification. Cela n’est pas un problème grec. Aristote se contente donc de rationaliser une distinction qui est déjà là. Il essaie de déterminer le rapport entre le bon et le mauvais par la note de juste milieu.

2. Élaboration d’Aristote
a) Génération et corruption (Ibid., II, 2, pp. 35-39)
Tout ce qui n’est pas purement rationnel peut se faire et se défaire: or il y a deux façons selon lesquelles une chose peut se faire et se défaire : le trop et le trop peu.
« Ceci dit, affirme Aristote, il faut considérer en premier lieu que les choses telles que la vertu sont ainsi faites qu’elles sont gâtées par le défaut et par l’excès » (Ibid., II, 1104 b 11-12, p. 36).
Le logos du faire va être réfléchi par le logos du défaire. Aristote se sert d’exemples pris dans d’autres sphères que celle de la praxis : et il appuie sur les analogies très socratiques entre la médecine et l’âme qu’il faut soigner (therapeueiv) au même titre que le corps (Ibid., II, 2, 1104 a 13-17, p.36). À partir de là, Aristote réintroduit ce qu’il avait enlevé lors de l’étude psychologique de l’aretè, c’est-à-dire le domaine des valeurs.

b) Le juste milieu (Ibid. II, 5, pp. 43-45)
Il ne suffit pas, en effet, de définir la vertu, de façon générale, comme état habituel ; il faut préciser de quel genre d’état habituel il s’agit. Or cette qualification de l’hexis prend la forme suivante.
« Comment cela se fera-t-il ? nous l’avons déjà dit plus haut ; mais nous le verrons aussi avec évidence en considérant maintenant quelle est, dans sa différence spécifique, la nature de la vertu. Notons donc qu’en tout ce qui est continu, c’est-à-dire divisible à l’infini, on peut déterminer une part plus grande, une part plus petite ou une part égale, et cela, soit par rapport à la chose en elle-même, soit par rapport à nous. La part égale est une sorte de milieu entre un excès et un défaut » (Ibid., II, 5 1106 24-28, p. 43).
Nous voyons donc ici une tentative pour transposer sur le plan philosophique une notion pré-philosophique, celle du juste milieu. Or ce qu’il faut considérer, c’est la marque aristotélicienne de la perfection du fini. Car, dans ce contexte, l’illimité est dangereux, comme on le voit dans le Philèbe de Platon où le nous exerce une médiation constante entre le fini et l’infini. Dans la vision grecque du monde, l’informe, c’est le mal. L’action humaine doit s’apparenter à la maîtrise du juste milieu : juste milieu qui est une crête (arkon) entre deux extrêmes.

c) Calcul qualitatif et non quantitatif
Nous pouvons, à partir de ce fait, éclairer notre analyse de la décision (pro-airesis) qui nous est apparue comme un calcul des moyens. Ce calcul des moyens est un calcul non quantitatif, mais qualitatif.
« Si c’est de cette façon que toute connaissance mène à son terme l’accomplissement de son œuvre ─ je veux dire en prenant en considération le milieu et en y mesurant ses œuvres (…), si par ailleurs la vertu, comme la nature elle-même, est plus exacte et si elle vaut mieux que n’importe quel art, il en résulte qu’elle vise au milieu » (Éthique à Nicomaque, II, 5, 1106 b 8-15, p. 44).
L’action humaine appartient à l’ordre du continu dans la mesure où elle est une production. Or il y a deux divisions possibles de la production : une division quantitative et une division qualitative. Cette dernière impliquant un juste milieu par rapport à nous (pros hèmas). La relativité du juste milieu impliquera donc la décision du sage (phronimos).
Voilà pourquoi la décision (proairesis) consistera en un exercice du tact éthique dans la recherche du juste milieu. Car la notion de juste milieu n’est pas une donnée, mais une visée. Bref, étant parti du plan psychologique, Aristote réintroduit un prédicat de valeur qualifiant cet état habituel qu’est la vertu par la notion d’un juste milieu (mesotès) à faire.

3) Moment du critère (Ibid., II, 6, pp. 45-46)
Reprenons le texte de la définition de la vertu que nous avons déjà cité. L’institution de la fonction normative du logos (hôrismenè logô, délimité par le logos) n’implique pas l’idée d’une norme en soi, mais celle d’une norme dégagée par l’homme sage (phronimos), d’une norme visée : cela implique donc une liaison entre volonté et sagesse. En effet, nous avons étudié le concept de volonté comme décision. Mais la volonté est qualifiée par un objet, elle apparaît dans un milieu déjà teinté. Il s’agit ainsi de découvrir ce milieu non en soi, mais pour nous. Et nous verrons qu’une bonne volonté se confond avec celle du sage (phronimos) qui découvre la droite règle (orthos logos).

1. Volonté et norme
Or le livre VI est la réponse au problème non résolu du livre II qui portait sur la qualification de la décision.
« Dans le cas de tous les états habituels dont nous venons de parler, comme d’ailleurs dans celui des autres eux aussi, il y a en effet un but en regard duquel celui qui possède la règle tend ou détend la corde de son arc, et il y a une norme des états qui tiennent le juste milieu » (Ibid., VI, 1, 1138 b 21-23, p. 159).
La juste tension de l’acte, c’est cela la norme; car l’âme est un tonos (un effort) et pas seulement un logos (un discours). Et intermédiaire entre le défaut et l’excès est cette tension déterminée par le horos (le but). Mais Aristote est amené à poser un autre problème : « …on doit en outre préciser ce qu’est la droite règle et quelle est la norme » (Ibid., VI, 7, 1138 b 33, p.160).
Et c’est par la suite qu’il sera possible de donner une solution.

2. Volonté et synthèse pratique
Le livre VI introduit une autre division de l’âme que le livre II où l’on avait séparé l’âme en partie raisonnable et en partie déraisonnable. Maintenant la partie raisonnable de l’âme est elle-même divisée en raison démonstrative (sophia) qui s’occupe du nécessaire et qui voit les principes et les raisons du nous, et en raison pratique (phronèsis), qui s’occupe du probable et qui développe un certain tact pratique. On peut donc relier cette analyse à celle de la décision qui comportait un aspect de délibération (bouleusis) car la prudence (phronèsis), c’est le bon usage de la bouleusis. Considérons ce schéma.

Ainsi ce qui fait la liaison de tout cela, c’est la décision apparaissant comme désir délibéré; cependant la délibération est soumise au critère du sage. La décision effectue donc une synthèse pratique entre l’irrationnel et le rationnel.

Le concept de philosophique de volonté (Phi. 591)
Mardi 26 septembre 1967

B) BONHEUR

Nous étudions l’insertion de l’analyse de l’agir en un projet éthique total dans l’Éthique à Nicomaque. Pour ce faire, nous avons, tout d’abord, porté notre attention sur la notion de vertu. Aujourd’hui, nous nous attacherons à cerner la notion de bonheur. Or le bonheur concerne la dynamique et la visée de l’agir humain. Cette dynamique ne peut donc pas se rapporter au concept de décision (pro-airesis), mais à celui de souhait (boulè). Ainsi, en restituant à l’agir son aspiration, nous en comprendrons mieux la visée.

1) Thème pré-philosophique
Le point de départ de cette analyse du concept de bonheur se situe, comme celui de beaucoup d’autres concepts, dans ce lieu commun qu’est la philosophie populaire : et cela selon un quadruple aspect.
1. Ce qui est d’abord pré-compris dans cette philosophie populaire, c’est que les actions humaines tendent vers quelque bien.
« Tout art et toutes discipline scientifique, et il en va de même de l’action et de l’intention morale, tendent, de l’avis de tous, vers quelque bien. Aussi a-t-on justement proclamé que le bien c’est ce vers quoi toutes choses tendent » (Ibid., I, 1, 1094 a 1-2, p.1).
2. Il est, de plus, présupposé que les fins particulières de notre activité se laissent hiérarchiser. Les degrés successifs de notre agir correspondent à un ordre (methodos).
3. Il faut aussi remarquer que ces fins multiples se laissent totaliser par une fin ultime.
« Si donc tous les objets de nos actions sont ordonnés à une fin que nous souhaitons pour elle-même, tout le reste n’étant souhaité que pour elle, et si nous ne choisissons pas toutes choses pour autre chose — on irait ainsi à l’infini, si bien que le désir serait vide et vain—, il est évident que cette fin sera le bien par excellence, le souverain bien » (Ibid., I, 1, 1094 a 18-21, p.2).
Ainsi, pour que le désir ne soit pas absolument vain, est-il nécessaire qu’il y ait une fin totalisante, au sommet de la hiérarchie dont nous avons parlé. Cet argument d’Aristote est comparable à celui qu’il emploie dans la théorie du mouvement : toujours apparaît cette nécessité d’un cran d’arrêt, cette anankè stènai.
4. Enfin, il est entendu, comme nous venons de le voir que le nom du souverain bien est le bonheur.
« Sur son nom, la majorité des gens se trouve d’accord : c’est le bonheur, comme le disent et la masse et les hommes du monde, et les autres noms qu’on pourrait lui donner, « vie heureuse », « heureuse activité », équivalent, pensent-t-ils, à celui de bonheur » (Ibid., I, 2, 1095 a 16-19, p.6).

2) Élaboration philosophique
Comment le philosophe va-t-il reprendre cela au niveau conceptuel ? Aristote s’appuie d’abord sur une analyse qui a déjà été faite par les orateurs, les poètes et les Tragiques : il y a des genres de vie (bioi), et ce sont ceux du plaisir, de l’action et de la contemplation. Cela va fournir la matière d’un examen dialectique où Aristote modifiera les définitions de ces genres de vie. Et cela est évident si l’on considère le domaine de la vie d’action : car, pour Aristote, les hommes d’action, qu’il identifie aux hommes politiques, ne poursuivent pas les honneurs à titre de bien dernier comme on le croyait auparavant, mais cherchent à posséder une sorte de tact moral dont les honneurs ne sont que la consécration. Ainsi, par une correction de définition, il aligne action, vertu et politique, et fait de la politique le lieu de référence de l’action. Or la politique pose un problème nouveau, celui d’une architectonique ; car la politique apparaît comme une science ordonnatrice.
« Ce sera, tout le monde en conviendra, de la science-maîtresse suprême, c’est-à-dire de celle qui est au maximum science ordonnatrice. Or cette science, il saute aux yeux que c’est la politique » (Ibid., I, 1, 1094 a 26-27, p.2).
Or le bien de l’homme, ce n’est pas le bien en soi, mais le bien à portée d’homme qu’une éthique raisonnable peut élaborer. Mais comment constituer cette notion ? Nous allons, pour ce faire, reprendre, au niveau philosophique, les postulats populaires présentés auparavant.

1. Les activités humaines tendent vers une fin qui est le bien. Il y a une équivalence entre fin et bien, car le bonheur sera aux fins particulières ce que celles-ci sont à l’action. Ce qui va à l’encontre du kantisme dont nous devons enlever l’écran pour comprendre la conception aristotélicienne. Car, chez Aristote, la valeur de l’action réside dans son dynamisme propre, alors qu’une philosophie du devoir opère une scission entre le désir et l’obligation : chez Aristote donc, le sens n’est pas imposé du dehors, mais appartient en propre au déploiement du désir.

2. De plus, les fins particulières se laissent hiérarchiser. Il y a une architectonique de l’action ; car la tâche propre de l’homme (ergon) est dans la proximité de l’acte (energeia). Et nous le voyons dans ce texte :
« car, même si on pense que ce bien est le même pour un individu unique et pour la cité, il n’en reste pas moins meilleur et plus parfait, cela saute aux yeux, d’atteindre et de sauvegarder le bien de la cité… » (Ibid., I, 1, 1094 b 7-8, p.2).
Le concept d’homme enveloppe ceux de l’individu et de la cité. Et cela pose auparavant le problème de la mise en ordre de l’action. Les sophistes ont refusé toute unité à l’action humaine en la considérant comme composée de multiples fonctions (technai). C’est là que naissaient les conflits entre Socrate qui cherchait l’essence de la vertu et ses interlocuteurs qui ne lui apportaient qu’un essaim d’exemples. Platon scelle cette unité de la vertu au niveau de l’Idée, alors qu’Aristote la recherche au niveau de l’agir. Or cette unité est importante, selon Aristote, car, si l’action humaine était éparpillée, on ne pourrait pas parler de l’homme, mais on devrait se contenter d’énumérer ses fonctions. Ce problème ressemble beaucoup au problème de la totalité dont traite la philosophie hégélienne. Et cette détermination de la totalité de la tâche humaine implique, pour Aristote, trois points.

a) C’est cette totalité de la tâche humaine que nous poursuivons par le bonheur. Avant, on parlait du bonheur de façon nominale.
« Or, que les fins soient plusieurs, cela saute aux yeux. Mais il en est parmi elles que nous choisissons pour d’autres (par exemple la richesse, les hautbois, et, en général, les instruments). Il est donc évident qu’elles ne sont pas toutes des fins finales. Or, cela aussi saute aux yeux, le bien suprême est quelque chose de final. Par conséquent, s’il n’y a qu’une seule chose qui soit finale, c’est elle qui sera le bien cherché, et s’il y en a plusieurs, ce sera la plus finale de toutes » (Ibid., I, 5, 1097 a 25-30, p.13).
Nous sommes donc maintenant en présence de deux hypothèses : l’action humaine est éparpillée ou elle est une. Or ce qui guide Aristote, c’est la conviction que la tâche de l’homme ne s’épuise pas dans ses fonctions ou, en d’autres mots, ne réside pas dans l’addition de ses fonctions.

b) Nous avons vu que l’unité de la tâche propre de l’homme est un présupposé aristotélicien. Mais en quoi consiste cette unité ? C’est dans le vivre : non celui des plantes ou des animaux, mais celui qui est propre à l’homme, c’est-à-dire celui qui a une règle. Aristote, au cours de cette analyse, ne s’éloigne jamais du consensus, mais porte à la réflexion ce pré-savoir philosophique. Ainsi ce sens de l’être humain qui est contenu dans la tâche n’est-il pas autre chose que l’aretè.

c) Il faut aller plus loin et voir que la liaison entre l’éthique et la politique appartient à l’architectonique même de l’action humaine.
1. D’un certain point de vue, la politique englobe l’éthique : la politique implique, en effet, le groupe et l’éthique, l’individu. La politique apparaît donc ici comme ce qui donne un sens intégré à l’éthique.
2. L’éthique, d’un autre côté, englobe la politique. Il y a un sens à l’agir humain, il y a une constitution qualitative de l’agir humain ; voilà pourquoi l’éthique et la politique, impliquant l’agir humain, ne peuvent être séparées. Le projet du bien vivre les unit.
3. La politique fournit donc le principe d’ordre, et l’éthique la visée de l’agir humain. La politique comme dit Platon dans la République, transpose en grands caractères les petites lettres qui expriment l’individu.

C. ACTE ET PUISSANCE

Le concept de tâche (ergon) nous engage vers celui d’acte (energeia).
« Reste donc une vie que l’on pourrait appeler « active », vie de la partie qui a une règle. Mais cette vie se prenant en deux sens, c’est la vie au sens d’activité qu’il faut ici faire entrer en ligne de compte, car c’est elle, de l’aveu de tous, qui réalise le sens le plus propre du mot de vie » (Ibid., I, 6, 1093 a 3-6 p.15).
Ce qui nous amène, après avoir vu l’insertion de la notion de volonté dans le projet d’une éthique, à considérer l’insertion de cette éthique dans un système métaphysique. Et nous serons amenés à mettre en lumière ce point capital en trois étapes.

1) Rupture avec le platonisme
La philosophie de l’acte d’Aristote implique une rupture complète avec la philosophie des Idées de Platon ; car une philosophie de l’acte se conquiert sur et contre une philosophie des idées, comme le concept d’homme (a0/nqropoj) se conquiert sur une philosophie de l’âme séparée. Il ne faut cependant pas durcir cette position. Car Platon, dans le Philèbe, s’efforce de recomposer une totalité, et nous verrons qu’il y a un platonisme d’Aristote en ce sens que le dernier mot de l’éthique implique un Bien séparé. Mais il faut remettre dans son contexte le chapitre virulent de l’Éthique à Nicomaque (Ibid., I, 4, pp.8-12) où Aristote conquiert son domaine philosophique en traitant durement Platon dont il considère les théories comme des « opinions spécieuses ».

2) Difficulté d’un discours
Le discours philosophique d’Aristote n’a donc plus le support de la philosophie des Idées.
« Or notre présente étude ne vise pas, comme les autres, à une fin spéculative : si nous entreprenons notre recherche, ce n’est pas pour savoir ce qu’est la vertu ─ car notre étude ne serait alors d’aucune utilité—, mais c’est pour devenir bons. Il nous faut donc, de toute nécessité, faire porter notre examen sur le domaine de nos actions, et chercher de quelle façon nous devons les accomplir : n’est-ce pas elles, comme nous l’avons dit, qui sont l’élément décisif capable de déterminer la qualité même des états habituels de notre caractère ? » (Ibid., II, 2, 1103 b 26-30, p.35).
Aristote doit prendre d’extrêmes précautions en face de son discours. Car ce discours porte sur l’action, domaine des faits variables qui arrivent le plus souvent, qui sont de l’ordre du probable et non de la nécessité. Nous nous trouvons donc ici à un niveau inférieur. Voilà pourquoi Aristote emploie un langage oblique ou analogique, en l’absence d’un discours démonstratif. Et l’analogie aristotélicienne la plus fréquente au niveau de l’éthique rapporte l’ordre de la fabrication (poièsis) à celui de l’agir (praxis). De ce caractère bien spécial de l’objet et du langage de l’éthique vient la distinction centrale entre la prudence (phronèsis) et la sagesse (sophia).

Le concept philosophique de volonté (Phi. 591)
Lundi 2 octobre 1967

3) Action et acte
Il faut maintenant tenter de découvrir quel éclaircissement trouve la notion éthique d’action humaine dans sa confrontation avec la notion métaphysique d’acte. Pour y arriver, nous aborderons trois thèmes.
─ Une philosophie de l’action implique une ontologie qui donne un sens au changement, au mouvement général. En effet, pour que le changement et le mouvement en général puissent être pensés, il faut qu’ils soient considérés comme des catégories. Ce qui donne naissance à la notion de puissance, car l’actualité idéale expulse tout changement et tout mouvement.
─ Mais cette notion de puissance doit être complétée par celle d’acte qui donne, en quelque sorte, une forme à la puissance : la notion de puissance implique l’historicité et celle d’acte, la décision qui tranche. Ce qui fait du choix humain une énergie manifestée se détachant sur un fond de possibilité.
─ Cependant l’acte trouve son sens plénier lorsqu’il est sans mouvement, sans changement ; lorsque, en d’autres mots, il est sans puissance. De fondement qu’elle était pour l’éthique, la notion d’acte se perd dans la contemplation. Elle se forme à la politique pour s’ouvrir à une onto-théologie. Portons notre attention sur le premier thème.

1. Notion de puissance
Chez Aristote, on trouve l’étude la plus significative de la notion de puissance au livre Q de la Métaphysique. Or il faut bien situer cette réflexion dans l’ensemble du cheminement intellectuel d’Aristote étudiant l’être sous un triple aspect : catégories, acte et puissance, vérité et fausseté. Considérons ce schéma.

Et Aristote, au début de sa réflexion sur la notion de puissance, en donne une définition.
« … un principe de changement dans un autre, ou dans le même être en tant qu’autre » (Métaphysique, Q, 1, 1046 a 10, p.483).
Par la suite, nous référant toujours à cette traduction de Tricot, Paris, Vrin, 1962, 2 vol., nous ne donnerons que la numérotation de Bekker et la page du volume. Il en sera de même pour les citations tirées de l’Éthique à Nicomaque dans la traduction de Gauthier et Jolif dont nous avons déjà donné les indications bibliographiques.
Cette réflexion sur la puissance est fondamentale, car toute puissance est puissance des contraires. Ce qui peut être peut aussi ne pas être : ainsi le « ou bien…, ou bien… » qui est au fond de l’attitude morale a son origine en cette puissance rationnelle d’être ou de ne pas être. Et l’on voit une élaboration de cet aperçu à travers la tentative faite par Kant pour déterminer le concept de grandeur négative dans l’Essai pour introduire dans la philosophie le concept de quantité négative . Selon Kant, il n’y a pas de solution logique, car la logique ne fournit que des termes contradictoires. La solution ne peut être que philosophique ou mathématique, car la philosophie et les mathématiques permettent l’apparition de termes contraires. Or c’est au niveau de la venue à l’être qu’apparaissent les termes contraires. Voyons ce principe appliqué aux puissances rationnelles.
« Les puissances rationnelles sont, toutes, également puissance des contraires, mais les puissances irrationnelles ne sont chacune puissances que d’un seul effet. Par exemple, la chaleur n’est puissance que de l’échauffement, tandis que la Médecine est puissance à la fois de la maladie et de la santé. (Métaphysique, Q, 2, 1046 b 5-7, p.486). Nous découvrons donc ici les racines d’une réflexion sur le mal (cf. note 3, pp.517-518 ).

2. Notion d’acte
L’action est possible parce qu’il y a de la puissance, mais réelle parce qu’il y a de l’acte. Ainsi se trouve reprise l’étude de l’action humaine. Par le fait même, la distinction entre praxis (action) et poièsis (production) trouve un nouveau fondement dans la distinction entre acte (energeia) et mouvement (kinèsis).
« Puisqu’aucune des actions qui ont un terme n’est elle-même une fin, mais que toutes ont rapport à une fin, qu’ainsi le fait de maigrir ou l’amaigrissement, et les différentes parties du corps elles-mêmes quand on les rend maigres, sont en mouvement de cette façon-là, c’est-à-dire que ces actes ne sont pas ce en vue de quoi le mouvement s’effectue : il en résulte que, dans tous ces cas, nous ne sommes pas en présence d’une action, ou, du moins, d’une action achevée, car ce n’est pas une fin : seul le mouvement dans lequel la fin est immanente est l’action (…). On ne peut pas, en effet, en même temps, marcher et avoir marché, bâtir et avoir bâti, devenir et être devenu, recevoir un mouvement et l’avoir reçu ; et mouvoir et avoir mû sont aussi des choses différentes. Au contraire, on a vu et on voit en même temps, c’est une même chose, et on pense et on a pensé. Un tel processus, je l’appelle un acte, et l’autre, un mouvement » (Métaphysique, Q, 6, 1048 b 16-22 et 30-35, pp.501-503).

Il s’agit donc ici d’un doublet ontologique d’une distinction tirée du monde de l’éthique, car comme la production (poièsis), le mouvement (kinèsis) a une fin extérieure à lui. Comme l’action (praxis), l’acte (energeia) a une fin immanente. Cependant nous verrons qu’Aristote aboutira, à partir de cette définition, à une philosophie non de l’action, mais de la contemplation.

a) il faut remarquer, tout d’abord, qu’Aristote fait bien, dans l’Éthique à Nicomaque, la distinction entre production (poièsis) et action (praxis).
« Ce qui peut être autrement qu’il est se divise en plusieurs catégories, au nombre desquels il faut compter l’objet de la production, mais aussi l’objet de l’action. Or production et action sont choses différentes… » (Éthique à Nicomaque, VI, 4, 1140 a 1-2, p.164).
Mais il faut aller plus loin et voir que cette distinction ne recouvre pas exactement celle introduite entre mouvement (kinèsis) et acte (energeia).
b) Considérons, pour bien rendre compte de ce fait, ce texte où Aristote affirme que le plaisir, ne pouvant être un mouvement, est un acte.
« De l’aveu unanime, l’acte de voir est achevé en toute partie du temps durant lequel il dure (car il ne manque de rien qui devrait venir s’y ajouter après-coup pour achever son essence).
Or, tel a tout l’air d’être aussi le cas du plaisir. Car le plaisir est une sorte de tout indivisible et, en quelque partie de sa durée qu’on le saisisse, on ne mettra jamais la main sur un plaisir dont l’essence aurait été plus achevée s’il avait duré plus longtemps » (Éthique à Nicomaque, X, 3, 1174 a 14-18, p.292).
Nous voyons donc que la notion d’acte (energeia) pousse vers une philosophie de la contemplation, alors qu’elle avait, tout d’abord, servi à équilibrer une philosophie de l’action ; car il y a dans l’energeia quelque chose qui la fait échapper à l’ordre de l’action pour la reporter à celui de la contemplation. On discerne déjà, dans le texte cité, que le plaisir perfectionne non une activité de la sphère de la praxis, mais une activité de la sphère du voir (horan). intellectuel, homologue à celle du voir matériel. Le plaisir de l’action n’est pas un problème aristotélicien, mais un problème hégélien. À cet égard, Hegel met en œuvre une dialectique de la satisfaction (Befriedigung) alors qu’Aristote s’attachait à un plaisir esthétique beaucoup plus théorique que pratique. Voilà pourquoi il s’occupe beaucoup plus de la sensation (aisthesis), de la pensée (dianoia) et de la théorie (theôria) que de la praxis. Aussi cherche-t-il des exemples de l’energeia au niveau du voir (horan) beaucoup plus qu’au niveau de l’action (praxis).

3. Ouverture et fermeture
L’ontologie aristotélicienne de l’energeia ne fonde donc pas la spécificité de l’agir humain, mais prépare l’epochè de l’action dans la contemplation. Chez Aristote, la philosophie de l’acte donne à l’action plutôt une limite qu’un fondement.

a) L’acte est antérieur à la puissance de plusieurs façons : selon le concept, selon le temps, et surtout selon la substance.
« Mais l’acte est antérieur dans un sens plus fondamental encore. Les êtres éternels, en effet, sont antérieurs, selon la substance, aux êtres corruptibles ; d’autre part, rien de ce qui est éternel n’existe en puissance… » (Métaphysique, Q, 8, 1050 b 6-8, p.514).
Nous voyons donc ici, comme l’a fait remarquer Owens dans The Doctrine of being in aristotelician Metaphysics, une distinction fondamentale.

a. Auparavant l’étude d’Aristote portait sur l’être en tant qu’être, c’est-à-dire sur l’être dont tous les êtres participent.

b. Mais ici le concept d’être a glissé vers celui d’un être qui réalise de façon suprême l’être en tant qu’être. On passe donc du niveau ontologique au niveau théologique impliquant les êtres éternels. Nous avons là un modèle de l’energeia qui est un modèle d’acte éternel antérieur aux actions des êtres en mouvement : il s’agit d’une energeia akinèta. Il y a donc maintenant dislocation complète entre acte et mouvement, car l’acte trouve sa réalisation ultime dans des êtres sans mouvement ni puissance ; êtres qui serviront d’idéal pour la réalité humaine.

b) Chez Aristote, comme nous pouvons le voir dans l’Éthique à Nicomaque, il y a, contrairement à Platon, une philosophie de l’agir : cependant cette philosophie de l’agir est sous-tendue par une philosophie de l’acte qui lui soustrait son fondement pour le reporter ailleurs. Et ce texte est fondamental, si l’on veut comprendre comment s’opère cette transmutation.

« Des êtres les plus sublimes, disons-nous, car cela n’aurait pas le sens commun de croire que c’est la politique ou la sagesse qui est la science suprême, s’il est vrai qu’on ne saurait admettre que ce qu’il y a de meilleur dans l’univers, ce soit l’homme » (Éthique à Nicomaque, VI, 7, 1141, a 20-21, p.169).

L’homme n’est pas la dernière réalité. Il est inséré dans une hiérarchie allant des êtres mêlés de puissance aux êtres sans puissance. D’où la transcendance des êtres éternels sur les êtres périssables, et la transcendance de la contemplation sur la pratique. On peut expliquer cet horizon de l’éthique fondée sur le loisir (scholè) de plusieurs façons.
a. On pourrait se rallier aux thèses marxistes et affirmer que cela est le reflet d’une société esclavagiste permettant à une aristocratie de s’adonner à la contemplation intellectuelle, étant donné le loisir qu’elle pouvait s’offrir.
b. Cette interprétation est partiellement vraie mais la vision du monde d’Aristote déborde ce cadre par son mouvement même. Et c’est là qu’elle prend toute sa valeur.
« Mais n’est-ce pas là vie trop haute pour être une vie d’homme ? Car ce n’est pas en tant qu’il est homme que l’homme vivra de la sorte, mais en tant qu’il a en lui quelque chose de divin ; or, autant ce quelque chose de divin l’emporte sur le composé, autant son activité l’emporte sur l’activité selon les autres vertus. Si c’est donc du divin que l’intellect en regard de l’homme, ce sera aussi une vie divine que la vie selon l’intellect en regard de la vie humaine » (Éthique à Nicomaque, X, 7, 1177 b 26-30, p.308).
En effet, en elle-même, la pensée aristotélicienne implique une structure d’ouverture et de fermeture que Hegel seulement parviendra à concilier en dépassant la politique par l’histoire vers la pensée. Et cette structure repose sur une question non résolue : qu’est-ce qui totalise l’action humaine ?

[Conclusion]
Il y a vraiment deux ordres différents dans la philosophie aristotélicienne.

1) Fermeture
Il y a, tout d’abord, un mouvement de clôture qu’impliquent quatre concepts.
1. Le désir n’est pas illimité, sinon il serait vide et vain. Il lui faut un terminus ad quem.
2. La tâche de l’homme implique un autre moment de clôture. Les désirs ne sont pas seulement finis, ils sont aussi unifiés dans leur organisation. Sinon, comme les sophistes, on ne pourrait pas parler d’homme, mais seulement de fonctions.
3. La recherche du juste milieu donne une sorte de limite à l’action humaine. Il permet d’échapper à l’errance et à la déviance de l’illimité impliquant l’excès et le défaut.
4. La politique implique enfin une architectonique de l’action. Elle introduit un principe d’ordre et d’intégration de la tâche humaine.

2) Ouverture
Cependant la philosophie de l’acte dissocie le terme final du bonheur de toute espèce de terme susceptible d’être atteint par l’action. Ce qui implique deux horizons.
1. Un horizon de l’acte immobile où la notion de perfection n’est plus immanente à l’action et constitue quelque chose de supérieur à l’action. La tâche de l’homme éclate : elle ne se contente plus de l’humain, mais tend vers le plus qu’humain.
2. Ce qui fait que la praxis n’est pas le dernier mot de l’éthique, et qu’est supérieure à l’agitation des politiques et des hommes de guerre la contemplation du sage.

CHAPITRE III. SAINT AUGUSTIN

Le changement de front du problème de la volonté élaboré par saint Augustin est fondamental : et on doit l’étudier pour comprendre la quatrième Méditation de Descartes. Pour bien saisir cette modification radicale de la conception grecque de l’homme en une conception chrétienne, il faut se reporter à la remarque de Hegel au paragraphe 124 des Principes de la philosophie du droit.
« Le droit de la particularité du sujet à se trouver satisfaite, ou, ce qui est la même chose, le droit de la liberté subjective, constitue le point critique et central dans la différence de l’Antiquité et des temps modernes. Ce droit dans son infinité est exprimé par le Christianisme et y devient le principe universel réel d’une nouvelle forme du monde » (Hegel, Principes de la philosophie du droit, trad. A. Kaan, Paris, Gallimard, 1963, p. 156).
Cette remarque nous mène au fond du problème, c’est-à-dire la source pré-philosophique de l’élaboration conceptuelle d’où est sortie notre vision du monde.
1. Considérons, tout d’abord, les deux grands courants thématiques de la pensée grecque et de la pensée chrétienne.
a. Dans le monde grec, la notion de subjectivité n’était pas bien définie, empêchant une élaboration des notions de liberté et de volonté. De plus, comme nous l’avons vu, la pensée grecque, notamment celle d’Aristote, impliquait une structure d’ouverture et de fermeture.
b. Dans le monde chrétien se développe le droit à la particularité du sujet, à sa subjectivité. D’autre part, apparaît un mouvement dirigé vers l’infini.

2. Or saint Augustin lui-même est plongé dans ce milieu et commence à penser à partir de son opposition à la Gnose.
a) Saint Augustin est contraint de penser contre le roman philosophique de la Gnose à partir du problème du mal. Or ce problème se pose dans une optique chrétienne : loin d’être traité chez Aristote dans cette perspective de l’aveu des péchés, il apparaissait au niveau du blâme social. Ce qui implique un développement de la conception de la volonté, quoique chez saint Augustin, il n’y ait pas de concept unitif de volonté ; celui-ci n’apparaissant en effet que pour résoudre le problème particulier du mal.
b) Or saint Augustin apporte trois choses à la philosophie : une logique de l’être, une réflexion sur la volonté mauvaise et une étude sur l’énigme de la volonté mauvaise. Nous insisterons sur les deux premiers points.

1) Logique de l’être
1. Il y a, chez saint Augustin, insistance sur deux thèmes : volonté et négativité. Cela vient du fait qu’il réfléchit sur la volonté mauvaise : ce qui, pour les Grecs, était un problème marginal. La référence du mal pour un Grec, c’était le blâme social ; et pour le chrétien, c’est la confession des fautes. Or, chez saint Augustin, le concept de négativité relève d’une logique de l’être s’appuyant sur la cinquième Ennéade de Plotin reprise dans le septième livre des Confessions. Le mal ne peut pas être un mal, car penser l’être, c’est penser le bien est-il dit dans le De Natura boni. La question n’est pas : unde malum, d’où vient le mal ? Mais unde malum faciamus, d’où vient que [nous] fassions le mal ? Le mal n’est pas, nous le faisons : il est donc impossible d’expliquer le monde par la lutte du Bien et du Mal.
2. Or cette solution implique une relation de l’être créé et de l’Être créateur venant du concept de création ex nihilo : ce qui nous mène à étudier la notion de nihil (rien).
a) Nihil implique, tout d’abord, qu’il n’y a pas de matière préexistante, ce qui disqualifie l’idée d’une matière éternelle.
b) Nihil implique aussi que l’ens creatura est autre que le Créateur. Étant donnée cette dissidence d’être, il est possible, pour l’être créé, de se séparer de son Créateur.
c) Nihil implique enfin cette possibilité qu’a l’être autonome d’incliner vers le néant : comme on le voit dans le Contra Secundinum, il y a [en] l’être créé une possibilité ontologique fondamentale de faire défection à l’Être. C’est là que naît le concept de liberté.

2) Formation du concept de volonté
1. Dans le Contra Fortunatum, on voit le passage du posse à l’effectuation : et c’est de là que vient le problème de la volonté. Dans le Contra Felicem, lors de l’étude d’un texte de saint Matthieu portant sur les mots « ou bien…, ou bien… », apparaît une opposition entre nature et volonté. La nature n’est pas ce bouillonnement du mal qui nous asservirait ; elle n’est qu’un facteur neutre en face duquel se détermine la volonté qui, elle, décide ou non de faire le mal. On échappe donc à cette irresponsabilité devant le mal, qui caractérisait la thèse manichéenne, pour aller vers une responsabilité totale. Ce qui bouleverse complètement les concepts aristotéliciens ne pouvant impliquer une opposition entre nature et volonté : même les stoïciens, quoique tentant de se mettre à distance par rapport à la nature, y demeuraient.
2. Or cette élaboration philosophie du thème « volonté » prend sa source dans une expérience pré-philosophique. Car cela vient de la transposition, comme contexte du problème du mal, de l’expérience du blâme social à celle de l’aveu des péchés. Maintenant il y a possibilité d’un choix entre l’être et le néant : de là origine vraiment le problème de la volonté.
a. En effet, les degrés ontologiques ne permettent pas de penser l’opposition liberté-nature
b. Ce qui nous permet de penser cela, c’est le concept de néant impliquant une défection par rapport à l’Être.

CHAPITRE IV. DESCARTES

Nous suivrons, pour étudier le concept de volonté chez Descartes, la même méthode que nous avons employée pour l’analyse de ce même concept encore embryonnaire chez Aristote. Nous procéderons en trois étapes : une première lecture portera sur le réseau étroit du problème, une seconde lecture portera sur son réseau moyen et une troisième portera sur son réseau large.
1. Nous nous attacherons, tout d’abord, au noyau descriptif de la quatrième Méditation que nous mettrons, en quelque sorte, en parallèle avec le troisième livre de L’Éthique à Nicomaque. Nous verrons, d’une part, qu’il y a un déplacement d’accent de l’entendement vers la volonté dans le jugement : cependant, même si ce déplacement d’accent peut, étant donné le « volontarisme » de Descartes, nous porter à considérer Aristote comme un « intellectualiste », il ne faut pas tenir cette position pour absolument établie ; car nous avons vu, dans le cas d’Aristote, qu’il était prématuré de parler d’« intellectualisme » et de « volontarisme ». D’autre part, nous verrons que cette description cartésienne de la volonté n’innove pas : elle simplifie seulement de façon élégante et très convaincante la description scolastique du jugement.
2. En une deuxième étape, nous considérerons l’appartenance de cette analyse au parcours des Méditations. Et nous verrons que l’intégration dans son contexte propre donne un caractère nouveau à ce texte. Car c’est là que la singularité de Descartes apparaît, en ce que ce texte termine quelque chose et inaugure autre chose. Il mène à sa fin le transfert, comme contexte du problème de la volonté, de l’expérience existentielle de l’aveu au problème épistémologique de l’erreur. De plus, il ouvre le chemin à une philosophie du jugement culminant chez Kant.
3. En troisième lieu, nous étudierons les relations entre ce texte et les implications du cogito, comme nous avons vu l’accomplissement, chez Aristote, de l’analyse de l’action à travers une réflexion sur l’energeia. Ici nous ne sommes plus dans une ontologie de la substance, mais dans une philosophie du cogito : ce qui implique un déplacement radical. Et pour en voir les implications profondes, nous étudierons plusieurs textes sur le cogito ; notamment ceux de Spinoza, de Leibniz, de Jaspers, et de Heidegger.

A. NOYAU PHENOMENOLOGIQUE

Nous abordons maintenant, en une première lecture étroite, la quatrième Méditation. Portons notre attention sur ce texte tout d’abord.

« En suite de quoi, me regardant de plus près, et considérant quelles sont nos erreurs (lesquelles seules témoignent qu’il y a en moi de l’imperfection), je trouve qu’elles dépendent du concours de deux causes, à savoir, de la puissance de connaître qui est en moi ; et de la puissance d’élire, ou bien de mon libre arbitre : c’est-à-dire de mon entendement, et ensemble de ma volonté » (Méditations, IV, page 304). Nous emploierons, durant cette analyse, cette édition des œuvres de Descartes : Descartes, Œuvres et lettres, Paris, Gallimard,« Pléiade », 1953.

Ce texte se situe dans la tradition d’une psychologie des facultés où il s’agit de composer avec deux causalités : cependant il reprend ce problème de façon très nouvelle.

1) Héritage de Descartes
1. Philosophie grecque
a) Aristote
Descartes effectue un déplacement d’accent par rapport à l’analyse d’Aristote dans le troisième livre de l’Éthique à Nicomaque. Chez Aristote, il y a union, au niveau de la décision, du désir et de la délibération, car la décision est un désiré délibéré : d’où, à ce niveau, une synthèse pratique entre le fond affectif de l’homme qu’implique le souhait et son fond noétique qui se relie à la délibération. Or Descartes introduit la volonté à la place de désir. Et cela vient d’une influence stoïcienne.
b) Stoïcisme
a. Les stoïciens ont introduit le problème de la relation entre la représentation reçue (phantasia) et assentiment qui vient de nous (katalepsis) ; Chez Aristote, la notion de phantasia désignait le sensible commun, c’est-à-dire une perception intégrant les données propres des divers sens ; et dans ce contexte stoïcien, katalepsis, qui vient de katalambanein (prendre), implique l’image d’une main, la science, qui saisit la réalité et qui, elle-même, est saisie par une autre main, la philosophie. L’auteur allemand Pohlenz, dans son ouvrage intitulé Die Stoa , a bien mis en lumière l’apport du stoïcisme dans le monde romain. Et cela surtout à travers Cicéron qui transcrit en latin les termes grecs employés par les stoïciens. Il traduit phantasia par visum et ajoute adjungebat fidem, c’est-à-dire « la représentation amenait la croyance ». Nous voyons donc que le stoïcisme implique la conjonction entre un élément passif est un élément actif dans l’acte de connaître.
b. De plus, le lien du stoïcisme avec la théorie de Descartes est surtout évident au niveau du doute. En effet, les stoïciens ont étudié avec beaucoup de soin la notion d’epochè (possibilité de suspendre, de refuser son assentiment). Ce refus de l’assentiment précipité fait la différence entre le non-sage et le sage. En fait, ce qui importait aux stoïciens, c’était d’introduire la liberté au sein d’un monde consistant en une liaison de causes. En face de la représentation, il y a possibilité de suspension de l’assentiment ; d’où possibilité de prendre son destin en main.

2. Philosophie médiévale
Descartes dépend beaucoup de saint Thomas, car les notions de délibération, d’assentiment, de consentement et d’élection ont été élaborées par l’École. Et cela a été mis en évidence par Gilson dans Les sources scolastiques de la philosophie de Descartes , et par Laporte dans une série d’articles de la Revue de métaphysique et de morale (1932-1935) intitulée « L’intention et la liberté de saint Thomas à Malebranche », et reprise en un volume ayant pour titre Histoire de la philosophie au XVIIe siècle . Or nous pouvons tirer trois thèmes de cette constatation.
a) Amplitude de la volonté
Il y a une signification foncière de volonté qui n’est pas l’alternative du choix, c’est-à-dire le pouvoir des contraires : et ce vouloir fondamental, qui est lié à l’idée d’une âme rationnelle, transcende tous les choix particuliers de la volonté indéterminée. C’est le désir du Bien. Nous sommes donc libres dans tous les choix particuliers, mais nous sommes nécessairement déterminés par le Bien au niveau du vouloir fondamental. Descartes retient cela dans l’expérimentation de l’amplitude de la volonté.
b) Composition des causes
Il y a composition des causes, il y a action réciproque des facultés au niveau de l’âme. Cette analyse repose, chez saint Thomas, sur les notions d’intellectus et d’electio entre lesquelles il y a causalité réciproque. En un sens, l’entendement meut la volonté, lui présente quelque chose qui la meut comme une fin et non comme une cause efficiente : la volonté suit l’entendement. Réciproquement, c’est la volonté qui meut l’entendement, car c’est elle qui pose l’acte. L’entendement spécifie l’acte de la volonté. La volonté exerce la spécification de l’entendement. Saint Thomas présente cette analyse dans le De veritate q. 24 et la S.T. ; Ière Partie –Troisième section, q. 75-83 .
c) Description du jugement
Les scolastiques avaient mis bout à bout des phases de jugement qui ne se réalisaient pas toutes à la fois : consilium, assensus, consensus, electio.
─ Consilium. Ce terme est l’héritier de la délibération. Il est d’origine juridique et judiciaire, car il implique l’image de la place publique où sont confrontés les partis.
─ Assensus et consensus. Encore là ces termes ont une origine juridique et judiciaire. L’assensus implique une certaine évidence, alors que le consensus est plus volontaire. Descartes va réduire tout cela en volonté et entendement dont nous allons voir, en trois moments, les corrélations.

2) Rapports entre entendement et volonté selon Descartes
1. Actif et passif
a) Phase négative
Descartes commence par mettre entre parenthèses le moment volontaire de la conscience et considère ce qu’il reste.
« Car par l’entendement seul je n’assure ni ne nie aucune chose, mais je conçois seulement les idées des choses, que je puis assurer ou nier. Or, en le considérant ainsi précisément, on peut dire qu’il ne se trouve jamais en lui aucune erreur pourvu qu’on prenne le mot d’erreur en sa propre signification » (Méditations, IV, p. 304).
Analysons ce texte.
a. Si on suspend le jugement, il ne reste que la connaissance des idées. Car il n’y a plus de cosmologie philosophique où les causes peuvent se hiérarchiser. Seul est valable cet axiome concernant l’action et la passion.
« Et pour commencer, je considère que tout ce qui se fait ou qui arrive de nouveau est généralement appelé par les philosophes une passion au regard du sujet auquel il arrive, et une action au regard de celui qui fait qu’il arrive » (Traité des passions, a. 1, p. 695).
Le principe de simplification employé par Descartes nous ramène à cette distinction.
« Car toutes les façons de penser que nous remarquons en nous peuvent être rapportées à deux générales, dont l’une consiste à apercevoir par l’entendement, et l’autre à se déterminer par la volonté » (Principes, I, 32, p. 585).
Tout est donc ramené à ces deux pôles.
b) Pour savoir en quoi consiste cette passivité, il faut se référer à la lettre suivante.
« Je ne mets autre différence entre l’âme et ses idées, que comme entre un morceau de cire et les diverses figures qu’il peut recevoir. Et comme ce n’est pas proprement une action, mais une passion en la cire, de recevoir diverses figures, il me semble que c’est aussi une passion en l’âme de recevoir telle ou telle idée, et qu’il n’y a que ses volontés qui soient des actions… » (Lettre à Mesland, 2 mai 1644, p. 1164).
Seule cependant une analyse abstraite peut séparer volonté et entendement. Or, dans ce contexte, l’entendement est passif parce qu’il est un spectacle : ce qui nous renvoie à la notion de tableau qui fera fortune chez Wittgenstein. Voilà pourquoi Spinoza s’opposait à cette conception : selon lui, les idées ont plus de consistance en ce sens qu’elles peuvent s’imposer à l’entendement. Cependant l’analyse de Spinoza, qui veut montrer que l’homme est esclave, est beaucoup plus concrète que celle de Descartes qui rapporte une observation épistémologique.
b) Phase active
Cependant il y a une causalité de ces deux fonctions séparées. Si, comme l’affirme Spinoza, il y a une force de l’évidence, un poids des raisons, cela remet en question l’analyse précédente. Descartes répond ainsi à cette objection.
« La volonté se porte volontairement, et librement (car cela est de son essence), mais néanmoins infailliblement, au bien qui lui est clairement connu. C’est pourquoi, si elle vient à connaître quelques perfections qu’elle n’ait pas, elle se les donnera aussitôt, si elles sont en sa puissance ; car elle connaîtra que ce lui est un plus grand bien de les avoir, que de ne les avoir pas » (Réponses aux secondes objections, axiome VII, p. 395).
Si l’évidence rencontre la volonté selon l’équation entre bien et vrai, alors volonté et entendement se lient d’une façon infaillible au niveau de la décision. En effet, s’il y a connaissance du bien, la volonté suit l’entendement.
« Et quand même cette vérité n’aurait pas été démontrée, nous sommes naturellement si enclins à donner notre consentement aux choses que nous apercevons manifestement, que nous n’en saurions douter pendant que nous les apercevons de la sorte » (Principes, I, 43, p. 590).

2. Fini et infini
a) Entendement fini
a. Il y a tout d’abord une notion de la finitude de l’entendement qui repose sur la quantité des idées. Il y a beaucoup d’idées que je ne connais pas.
« Et encore qu’il y ait peut-être une infinité de choses dans le monde, dont je n’ai aucune idée en mon entendement, on ne peut pas dire pour cela qu’il soit privé de ces idées, comme de quelque chose qui soit due à sa nature, mais seulement qu’il ne les a pas… » (Méditations, IV, p. 304).
Or, devant cet entendement qui a des bornes, se trouve une volonté sans bornes. Cela cependant amène la critique de Spinoza que nous retrouvons chez Gassendi : je ne peux vouloir que ce qui m’est présenté par l’entendement, donc la volonté a la même extension que l’entendement. Ce à quoi Descartes répond :
« Et ainsi j’avoue bien que nous nous ne voulons rien dont nous ne concevions en quelque façon quelque chose, mais je nie que notre entendre et notre vouloir soit d’égale étendue ; car il est certain que nous pouvons avoir plusieurs volontés d’une même chose, et que cependant nous pouvons n’en connaître que fort peu » (Réponses aux cinquièmes objections, p. 498).
Mais cette notion de finitude n’est pas exhaustive.
b. En effet, il y a une finitude qualitative de l’entendement, en ce sens que toutes ses idées ne sont pas claires et distinctes
« …mais comme la volonté est absolument nécessaire, afin que nous donnions notre consentement à ce que nous n’avons aucunement aperçu, et qu’il n’est pas nécessaire pour faire un jugement tel quel que nous ayons une connaissance entière et parfaite ; de là vient que bien souvent nous donnons notre consentement à des choses dont nous n’avons eu qu’une connaissance fort confuse » (Principes, I, 34, p. 586).
Considérons maintenant le cas de la volonté.
b) Volonté infinie
a. Il n’y a rien de plus dans la volonté que le pouvoir de dire oui ou non : et c’est en cela qu’elle est infinie, en ce qu’elle est indivisible. Devant chaque fait, il n’y a que quatre possibilités : l’affirmation vraie ou fausse, la négation vraie ou fausse. Il faut donc renoncer à l’image d’un petit entendement et d’une grande volonté.
« Je ne puis pas aussi me plaindre que Dieu ne m’a pas donné un libre arbitre, ou une volonté assez ample et parfaite, puisqu’en effet je l’expérimente si vague et si étendue, qu’elle n’est renfermée dans aucunes bornes » (Méditations, IV, p. 304).
Cela implique des éclaircissements.
b. Car la volonté, indivisible en soi, implique certains degrés par sa participation à l’entendement.
« Car, encore qu’elle soit incomparablement plus grande en Dieu qu’en moi, soit à raison de la connaissance et de la puissance, qui s’y trouvant jointes la rendent plus ferme et plus efficace, soit à raison de l’objet, d’autant qu’elle se porte et s’étend infiniment à plus de choses ; elle ne me semble pas toutefois plus grande, si je la considère formellement et précisément en elle-même » (Méditations, IV, p. 305).
Ainsi, considérée dans sa relation avec l’entendement, la volonté est-elle plus souple en ce sens qu’elle peut être plus ou moins riche selon l’ampleur et la valeur de son champ d’exercice. D’où une hiérarchie de degrés totalisée par l’Être suprême où se mêlent posse, volle et scire ; hiérarchie basée sur le nombre et la clarté des idées auxquelles s’applique à la volonté.
3. Dépendance et indifférence
Il semble y avoir une certaine variation entre la notion de volonté exprimée dans les Méditations et celles exprimées dans les Principes.
a) Dans les Méditations, Descartes considère la liberté d’indifférence comme le plus bas degré de la volonté ; alors que le plus haut degré de la volonté est celui de la volonté éclairée par les vérités mathématiques ou divines.
« De façon que cette indifférence que je sens, lorsque je ne suis point emporté vers un côté plutôt que vers un autre par le poids d’aucune raison, est le plus bas degré de la liberté, et fait plutôt paraître un défaut dans la connaissance, qu’une perfection de la volonté… » (Méditations, IV, p. 305).
Il y a donc là un idéal de la volonté totalement informée par l’entendement.
b) Dans les Principes, Descartes a recours à l’idée d’indifférence positive et égale à la liberté qu’il faut affirmer malgré son incompréhensibilité par rapport à la préordination divine.
« …et que d’autre côté nous sommes aussi tellement assurés de la liberté et de l’indifférence qui est en nous, qu’il n’y a rien que nous connaissions plus clairement; de façon que la toute-puissance de Dieu ne nous doit point empêcher de la croire » (Principes, I, 41, p. 589).
Il faut donc tenir les deux bouts de la chaîne. Et cela n’est possible qu’en considérant la notion d’indifférence positive.
« Cette faculté positive, je n’ai pas nié qu’elle fût dans la volonté. Bien plus, j’estime qu’elle y est, non seulement dans ses actes où elle n’est pas poussée par des raisons évidentes d’un côté plutôt que de l’autre, mais aussi dans tous les autres ; à ce point que, lorsqu’une raison très évidente nous porte d’un côté, bien que, moralement parlant, nous ne puissions guère aller à l’opposé, absolument parlant, néanmoins nous le pourrions. (Lettre à Mesland, 9 février 1645, p. 1177).
Ainsi cette indifférence positive de la volonté ne vient pas de l’objet, comme l’indifférence négative étudiée plus haut, mais a son origine dans l’acte positionnel du sujet. Ce qui privilégie la théorie de Laporte, selon laquelle la notion d’indifférence de la volonté demeure assez constante, aux dépens de celle de Gilson, selon laquelle cette même notion oscille selon certains intérêts plus ou moins philosophiques de Descartes. Car si Descartes considère la volonté à la fois comme spontanéité susceptible de degrés et comme franc arbitre indivisible, il n’y a pas évolution de sa pensée à travers les Méditations et les Principes, mais seulement explicitation.

B. VOLONTÉ ET ORDRE DES RAISONS

Nous allons maintenant voir quel est le rapport entre cette analyse psychologique du jugement et le parcours total de la philosophie cartésienne au niveau des Méditations. C’est là une entreprise homologue à celle que nous avons mise en œuvre lorsque, ayant étudié l’analyse psychologique du troisième livre de l’Éthique à Nicomaque, nous l’avons considérée sous le rapport de son insertion dans l’ensemble qu’impliquaient les autres livres. Et ce rapport doit précisément nous fournir la différence entre la position de Descartes et celle d’Aristote ; différence qui n’apparaît pas au niveau phénoménologique où on pourrait superposer les deux descriptions psychologiques, mais au niveau systématique où les deux positions philosophiques prennent leur distance l’une par rapport à l’autre.
Aristote rattache la description psychologique du troisième livre de l’Éthique à Nicomaque à une recherche sur l’excellence humaine (la vertu) et sur la réussite globale (le bonheur).
Descartes, d’un autre côté, se sert de la description psychologique de la quatrième Méditation pour résoudre le problème de l’erreur et pour développer l’analyse déjà commencée du cogito.
En effet, le problème de la volonté arrive à un moment donné des Méditations. Dans la troisième Méditation, on a fondé la possibilité de la vérité sur le fait du cogito et sur l’existence de Dieu ; dans les cinquième et sixième Méditations, on cherchera à prouver l’existence du monde extérieur et à fonder les idées qui en viennent. Pourquoi donc cette enclave formée par la quatrième Méditation ? Nous découvrirons les raisons de tout cela en considérant le double caractère, épistémologique et théologique, de cette Méditation.

1. Considérons, tout d’abord, son caractère épistémologique. Il tient en ce que le problème de la vérité et de l’erreur n’a été, jusque-là, solutionné qu’à moitié.
a) Nous savons ce qu’est une idée fausse. Nous avons donc une notion de la fausseté matérielle, c’est-à-dire de la fausseté relative au contenu d’une idée. Le meilleur exemple de cela est fourni par les idées de chaleur et de froid dont l’expérience, si l’on se fie seulement à elle, nous donne des aperçus contradictoires.
b) Mais nous ne savons pas en quoi consiste la fausseté formelle, c’est-à-dire la fausseté effective : l’erreur. Il faut passer de la fausseté du contenu à la fausseté en acte. Or, pour achever de développer la problématique de l’erreur, il est nécessaire de considérer les limites de l’entendement qui ne se découvrent que par rapport à une faculté sans limites : la volonté. D’où un nouveau champ d’investigation.

2. Considérons maintenant le caractère théologique de la quatrième Méditation.
a) Le problème de la véracité divine avait été posé, dès le début des Méditations par l’hypothèse du Malin Génie, sorte d’hypothèse radicale qui nous porte vers le problème de la fausseté.
b) Mais cette hypothèse a été rejetée par le fait du cogito et par l’existence de Dieu. Ce qui, loin de nous tirer d’embarras, nous plonge dans un problème encore plus difficile. Comment peut-il y avoir de l’erreur ? Comment peut s’introduire une faille dans la sphère parfaite de la vérité ? Nous sommes en une situation parménidienne dont Platon essaya de trancher les contradictions à l’aide de l’Idée d’Autre dans le Sophiste : Démocrite, lui, dut introduire la possibilité d’un clinamen à l’intérieur de l’être plein. Voilà pourquoi le chemin de la quatrième Méditation est difficile : et M. Guéroult, dans Descartes selon l’ordre des raisons, Paris, éd. Montaigne, 1953, v. 1, pp. 286-330, met bien cette difficulté en évidence. Aussi nous aiderons-nous de ses commentaires au cours de cette analyse.

1) Échec d’une explication métaphysique de l’erreur
Pourquoi avoir recours à une analyse psychologique pour résoudre le problème de l’erreur ? Parce que les tentatives pour l’expliquer métaphysiquement se sont soldées par des échecs. Et cela à deux niveaux.
1. Niveau cosmologique
L’erreur doit être compatible avec un ordre des choses qu’il faut constituer.
« Or le fini ne saurait servir de mesure pour juger l’infini. En instruisant le procès du Dieu vérace, l’homme devra donc avant tout rendre présent à son esprit cette limitation de son intelligence, c’est-à-dire l’incompréhensibilité de l’être qu’il prétend juger, l’impénétrabilité de ses fins. En conséquence, la conscience de cette limitation doit être pour lui, dans son effort pour comprendre la possibilité métaphysique de l’erreur, la norme à laquelle il doit strictement obéir pour éviter tout jugement illégitime sur Dieu » (M. Guéroult, op. cit., p.296)
Ayant éliminé toute recherche des causes finales, parce qu’étant une entreprise au-dessus de notre condition humaine, on ne peut donc pas porter notre recherche au niveau de l’ordre du monde.
2. Niveau ontologique
S’il est impossible de déduire le fait de l’erreur de l’ordre des fins, il faut avoir recours à l’idée de néant.
« Ainsi je connais que l’erreur, en tant que telle, n’est pas quelque chose de réel qui dépende de Dieu, mais que c’est seulement un défaut ; et partant, que je n’ai pas besoin pour faillir de quelque puissance qui m’ait été donnée de Dieu particulièrement pour cet effet, mais qu’il m’arrive que je me trompe, de ce que la puissance que Dieu m’a donnée pour discerner le vrai d’avec le faux, n’est pas en moi infinie. Toutefois cela ne me satisfait pas encore tout à fait ; car l’erreur n’est pas une pure négation, c’est-à-dire n’est pas le simple défaut ou manquement de quelque perfection qui ne m’est point due, mais plutôt est une privation de quelque connaissance qu’il semble que je devrais posséder » (Méditations, IV, pp. 302-303).
Descartes suit cette voie un certain temps, mais, comme on vient de le voir, n’aboutit à rien. Car avec l’idée de néant on ne peut pas faire grand-chose. En effet, selon cette prise de position, si je commets des erreurs, c’est que je manque d’être. Or le problème de l’erreur n’implique pas l’idée de négation, mais celle de privation. Ainsi le problème est-il décentré ; il passe de ce fait que je suis un milieu entre l’être et le néant à celui que je suis une union de fini et infini. Ce qui implique un second échec. Car, si l’erreur existe, il faut une véritable cause, et non pas un néant de cause. La génération de l’erreur comme néant est insuffisante : il faut se situer sur un autre plan.
Nous sommes donc en présence, sur le plan métaphysique, d’un double échec : échec d’une explication de possibilité de l’erreur par la finalité de l’être ; et échec d’une explication de cette même impossibilité par la jonction, au niveau de l’homme, de l’être et du néant. Sur fond de ce double résultat négatif, apparaît une analyse psychologique.

2) Analyse psychologique
Mais comment la psychologie va-t-elle donner une réponse à ce problème de l’erreur ?
« Le problème se spécifie alors de la façon suivante : puisque l’erreur ne peut plus être considérée comme une imperfection intrinsèque inconciliable avec la perfection de Dieu, elle doit, malgré le caractère positif de privation qu’elle revêt sur le plan humain, pouvoir se ramener au caractère simplement négatif qui lui est reconnu sur le plan divin. Ainsi, la métaphysique s’adresse à la psychologie pour qu’elle résolve un problème d’essence métaphysique » (M. Guéroult, op. cit. p. 309).
L’erreur est donc quelque chose pour nous, qui n’est rien dans l’être. La psychologie devient ici la servante de la métaphysique, comme, chez Aristote, elle était la servante de la politique. Là se trouve la vraie comparaison entre la position de Descartes et celle d’Aristote. Car c’est à ce niveau métaphysique que vient s’insérer l’analyse psychologique. Le jugement est ce lieu où la fausseté matérielle est délaissée au profit de la fausseté formelle.

1. Disproportion
Le jugement est cet intervalle où apparaît une disproportion entre deux aires distinctes : une aire de clarté et une aire d’affirmation.
a) L’aire de clarté est couverte par les idées objectives mises en évidence dans les trois premières Méditations. De plus, même les idées moins claires, celles des corps et celles des sensations, seront récupérées et classées selon un certain ordre de valeur dans les cinquième et sixième Méditations.
b) L’aire d’affirmation est celle de la volonté qui, elle, comparativement à l’entendement borné, est sans limites. Et cela pour deux raisons. Premièrement, on ne peut pas voir, de façon sensible ou intellectuelle, n’importe quoi, alors que sur n’importe quoi on peut dire n’importe quoi. De plus, le pouvoir d’affirmer et de nier est indivisible.

2. Positif psychologique et négatif métaphysique
Guéroult affirme :
« Le problème est psychologique parce qu’il ne peut se résoudre que par des éléments psychologiques ; mais il n’est psychologique ni par son intention ni par sa formule, qui est au fond la suivante : découvrir comment le positif psychologique peut s’inscrire dans le négatif métaphysique ; c’est plutôt une formule de géomètre comme celle du problème : Découvrir comment telle figure, triangle ou carré, peut s’inscrire dans le cercle » (M. Guéroult, op. cit., p. 309).
Ce problème d’inscription n’a, à proprement parler, rien de géométrique, car il n’y a pas homogénéité d’espace. Or en quoi consiste précisément ce néant positif au niveau psychologique ? Il consiste en une transgression de limite, en ce qu’une non-connaissance est affirmée comme connaissance : il n’est donc pas généré par l’entendement, mais par la volonté. Il se situe au point d’intersection de l’idée et du vouloir. Voilà pourquoi il n’est aucune de ces deux facultés, mais se réduit à un pur acte, le résultat de leur usage : je peux faire un jugement et je peux ne pas le faire. C’est le résultat d’un jeu entre facultés opérantes. Cependant, après toutes ces explications, il demeure très difficile de mettre en lumière le passage de ce positif psychologique à un néant métaphysique. Guéroult n’est pas clair du tout là-dessus et se contente presque d’une explication verbale.
« L’erreur naît en moi de ce qu’une perfection de mon être (l’entendement) est limitée dans son amplitude ; donc elle naît d’un néant en moi. Sans doute est-elle pour moi une privation, étant une imperfection positive à l’égard de ce de ce que pourrait et devrait être mon jugement s’il n’était pas précipité, mais comme elle n’est rien d’autre dans son étoffe qu’un miroitement illusoire qui dissimule le néant, n’étant en soi ni un être ni une altération intrinsèque de mon être ou de l’être d’une de mes facultés, elle n’est en soi aucune imperfection positive et n’a d’autre substratum que le néant » (M. Guéroult, op. cit., p. 314).
Mais ce que, malgré toutes ces difficultés, Descartes apporte de nouveau, c’est sa façon de concevoir le néant. Platon ne pouvait le saisir qu’à travers une dialectique de l’être. Descartes, en s’inspirant de Saint-Augustin, le ramène à un acte de notre liberté humaine. Voilà pourquoi il affirme :
« Mais parce qu’il arrive que nous nous méprenons souvent, quoique Dieu ne soit pas trompeur, si nous désirons rechercher la cause de nos erreurs, et en découvrir la source, afin de les corriger, il faut que nous prenions garde qu’elles ne dépendent pas tant de notre entendement comme de notre volonté, et qu’elles ne sont pas des choses ou substances qui aient besoin du concours actuel de Dieu pour être produites ; en sorte qu’elles ne sont à son égard que des négations, c’est-à-dire qu’il ne nous a pas donné tout ce qu’il pouvait nous donner, et que nous voyons par même moyen qu’il n’était point tenu de nous donner ; au lieu qu’à notre égard elles sont des défauts et des imperfections » (Principes, I, 31, p. 585).
On verrait donc ici la relation qui pourrait exister entre le positif psychologique de l’erreur et son négatif métaphysique. Il y a deux choses à retenir de tout cela.
1. Intégration au parcours des Méditations
Ce jeu conjugué de l’entendement et de la volonté ne constitue pas une psychologie autonome, mais relève d’un parcours entièrement subordonné à la recherche mise en œuvre dans les Méditations.
2. Intégration à une problématique épistémologique
C’est une recherche épistémologique qui commande toute cette démarche. Tout ce qui n’y est pas contenu est éliminé ; et notamment toute la problématique de l’action. Et nous voyons bien, à la fin de la quatrième Méditation, que la pointe de cette analyse se situe au niveau d’une recherche de la vérité.

C. VOLONTÉ ET COGITO

Comment se fait cette analyse au niveau du cogito ? Une telle réflexion fait pendant à celle qui nous a menée à discerner, chez Aristote, science, l’enchaînement de l’éthique sur une métaphysique de l’acte. Le cogito va tenir exactement la place de l’acte dans les Méditations. Or nous montrerons le bénéfice de cette conjonction entre le cogito et la volonté pour, par la suite, mettre en lumière le caractère négatif d’une telle conjonction que seul Hegel pourra articuler de façon à lui redonner toute la richesse dont l’avait dépouillé l’analyse cartésienne.

1) Phase positive
Le mot « jugement » n’existait ni pour l’Antiquité ni pour le Moyen Âge. C’est une problématique nouvelle qui affleure à la parole avec Descartes et culmine chez Kant. Descartes fait tradition en ce domaine : il récupère, pour une problématique de la volonté, des actes d’affirmation qui n’avaient jamais constitué le thème d’une réflexion, mais avaient fait partie de problématiques plus générales : l’éthique politique chez Aristote, l’éthique religieuse chez saint Thomas.

1. Antécédents du jugement dans la philosophie grecque
a) Doxa (opinion)
La doxa impliquait, tout d’abord, le rapport entre vérité et opinion. Née chez Parménide, cette problématique est institutionnalisée chez Platon à travers le dokein (le paraître qui s’oppose à l’être). Cependant, même chez Parménide, se trouve, dans le second parcours du grand poème métaphysique, une justification partielle de la doxa: la déesse enjoint Parménide d’apprendre non seulement la vérité éternelle, mais aussi l’opinion des mortels. Il en va de même chez Platon, chez qui la doxa implique non seulement dokein, mais aussi doxazein (opiner). Il y a donc chez Platon une pierre d’attente : voilà pourquoi Diès ne peut s’empêcher de traduire doxazein par juger. Considérons trois textes qui se rapportent à cela.
1. République, VII, 5 523 ss. Nous avons ici, avant la lettre, la problématique du jugement. On y retrouve les verbes aporein (être contesté), episcopein (examiner), analogizomai (conjecturer), synonymes de doxazein. Il s’agit, en fait, d’aller du sensible vers le suprasensible.
2. Thééthète 187a–189b. En ce texte apparaît la problématique de l’erreur. L’opinion (doxa) devient alors un mouvement de l’âme qui dialogue avec elle-même et s’arrête dans le juger (doxazein).
3. Sophiste 263 ss. L’opinion est tirée du côté du discours. La problématique qui est alors occultée est celle qu’implique l’opposition entre être et paraître.
b) Logos (proposition)
Le logos est lié à une problématique de l’erreur. L’erreur comme le logos, implique un entrelacs (sumplokè) de noms (sèmata) et de verbes (rèmata). Cependant, le logos pas plus que la doxa n’est un acte ayant une consistance propre. Dans le Peri hermeneia (De l’interprétation) seul, Aristote étudie le pouvoir d’affirmation sans aucun rapport avec le problème de la volonté : ce qui l’intéresse, c’est de faire entrer ce jeu de propositions dans une logique. Aux paragraphe 5 et 6, en effet, Aristote se rend compte que la fonction des noms n’en est qu’une des significations (phonè sèmantika) : seul le verbe qui lie le prédicat au sujet, qui ancre le sujet dans la réalité, a une valeur positionnelle.
« Toute proposition dépend nécessairement d’un verbe ou du cas d’un verbe : et, en effet, la notion de l’homme, où l’on n’ajoute ni est, ni était, ni sera, ni rien de ce genre, ne constitue pas encore une proposition » (De l’interprétation, 5, 17 a 10-11, trad. Tricot, Paris, Vrin, 1936, pp. 84-85).
On a là une théorie possible du jugement, car le nerf de l’énonciation, c’est le verbe. Cependant Aristote renvoie tout ce qui ne peut entrer dans la logique à la rhétorique et à la poétique. Il n’y a pas rapprochement entre le pouvoir du verbe dans le logos, qui se situe au niveau de la logique, et les actes de la poièsis et de la praxis qui se situent au niveau de l’éthique.

2. Élaboration de la notion de jugement
a) Thèmes fondamentaux
1. Terme juridique
L’élaboration de la notion du jugement est relativement tardive : la scolastique n’emploie jamais le terme judicium, mais parle de l’acte de division et de composition, de la deuxième opération de l’esprit. Ce terme de jugement vient du langage juridique. Et, par choc en retour, ce terme juridique a donné à la philosophie un certain modèle ; celui de la sentence du juge qui termine un débat en déterminant ; et cette détermination décide de ce qui est certain. Selon une certaine règle, le juge discerne la validité de telle ou telle chose.
2. Logique d’invention
Le jugement est ce pouvoir de dire oui ou non. Or cet arrêt de la doxa n’est possible que par le biais d’une logique d’invention, et non de démonstration. Car la logique d’invention s’est édifiée sur le sol de la dialectique, beaucoup plus riche que celui de la logique de démonstration. Cette logique d’invention est une logique d’investigation, d’acquisition. Le judicium fait suite à cette inquisition comme la sentence termine le procès. Cette logique d’invention prépare la logique kantienne : elle place, en effet, plusieurs cas sous une même règle.

b) Intégration des éléments chez Descartes
Ainsi la notion de jugement s’est-t-elle constituée à partir de paradigmes bien définis : ceux de la délibération en politique, de la sentence juridique et de la règle découverte par une logique d’invention. Descartes a donc synthétisé la conception grecque de la proairesis, la notion de détermination juridique, le concept de règle d’une logique d’invention, et le terme d’electio appartenant, au temps de la Scolastique, à une logique religieuse des vertus. Il a donc pu, dans sa philosophie du cogito, regrouper en un acte simple beaucoup d’éléments déjà élaborés en replaçant dans un cadre épistémologique ce qui avait pris naissance, chez Augustin, dans un cadre polémique en rapport avec le problème de la responsabilité.

Le concept philosophique de volonté (Phi. 591)
Lundi 16 octobre 1967

3. Liaison entre volonté et cogito
Après avoir vu l’élaboration progressive de la notion de jugement à partir d’éléments que Descartes intègre, de façon originale, en une problématique épistémologique, nous porterons notre attention sur la liaison entre volonté et cogito qu’implique cette prise de position initiale. Chez Descartes, le cogito et la volonté s’impliquent réciproquement en effet. La psychologie de la volonté découle de la détermination première du cogito ; et le cogito illustre cette conception de la volonté. Dans les première et deuxième Méditations, on retrouve la volonté en exercice partant à la conquête du cogito.
« Par exemple, examinant ces jours passés si quelque chose existait dans le monde, et connaissant que, de cela seul que j’examinais cette question, il suivait très évidemment que j’existais moi-même, je ne pouvais pas m’empêcher de juger qu’une chose que je concevais si clairement était vraie, non que je m’y trouvasse forcé par aucune cause extérieure, mais seulement, parce que d’une grande clarté qui était en mon entendement, a suivi une grande inclination de ma volonté ; et je me suis porté à croire avec d’autant plus de liberté, que je me suis trouvé avec moins d’indifférence » (Méditations, IV, p. 306).
Nous voyons dans ce texte qu’il y a une possibilité de reprendre le mouvement du cogito à travers le mouvement de la liberté. Car, si l’on relit les deux premières Méditations, on se rend compte qu’une prise de conscience de la volonté y est impliquée. Et cette prise de conscience s’effectue en trois étapes : celle du doute, celle de la position du sum qui rompt le doute et celle de l’inventaire de ce sum.

a) Doute
Au tout début des Méditations, à travers le doute, apparaît la liberté d’indifférence. Il y a là une prise de conscience du pouvoir d’epochè et donc du pouvoir de la volonté comme acte ; car nous ne sommes pas en présence d’un doute absolument subi, mais d’un doute entrepris. C’est là une opération au niveau de la doxa : le contenu des raisons de douter est intellectuel, mais la mise en œuvre de l’acte de douter relève de la volonté. Je me déprends d’une certaine créance selon les degrés d’une liberté d’indifférence. Car il y a progression de cette liberté d’indifférence.
a. Il y a des raisons qui s’imposent : erreur des sens, rêve, folie.
b. Mais l’hypothèse du Malin Génie est le corrélat d’une liberté d’indifférence.
« Je supposerai donc qu’il y a, non point un vrai Dieu qui est la souveraine source de vérité, mais un certain mauvais génie, non moins rusé et trompeur que puissant, qui a employé toute son industrie à me tromper. Je penserai que le ciel, l’air, la terre, les couleurs, les figures, les sons et toutes les choses extérieures que nous voyons ne sont que des illusions et tromperies, dont il se sert pour surprendre ma crédulité. Je me considérerai moi-même comme n’ayant point de mains, point d’yeux, point de chair, point de sang, comme n’ayant aucuns sens, mais croyant faussement avoir toutes ces choses. Je demeurerai obstinément attaché à cette pensée ; et si, par ce moyen, il n’est pas en mon pouvoir de parvenir à la connaissance d’aucune vérité, à tout le moins il est en ma puissance de suspendre mon jugement. (Méditations, I, page 272. Nous avons souligné.)
Cette hypothèse se situe exactement à contre-courant de la créance ; il y a ici revirement complet de la créance à travers l’epochè stoïcienne transférée de la sphère de la morale à celle de la connaissance.

b) Position initiale
La deuxième Méditation marque la progression de cette liberté d’indifférence vers une liberté éclairée ; progression qui va de la nullité des raisons à la nécessité des raisons. Cette nécessité étant d’ailleurs un support de la liberté à travers cette double certitude impliquant, d’une part, que je suis et élucidant, d’autre part, qui je suis.

a. Certitude que je suis
Considérons cette affirmation fondamentale qui oriente si profondément les Méditations.
« De sorte qu’après y avoir bien pensé, et avoir soigneusement examiné toutes choses, enfin il faut conclure, et tenir pour constant que cette proposition : je suis, j’existe, est nécessairement vraie toutes les fois que je la prononce, ou que je la conçois en mon esprit » (Méditations, II, p. 275).
1/ Le contenu représentatif dans la proposition : je suis, j’existe, est dépendant des raisons qui relient cette proposition au doute. Car cette proposition est une conclusion nécessaire découlant du fait du doute.
« Mais je me suis persuadé qu’il n’y avait rien du tout dans le monde, qu’il n’y avait aucun ciel, aucune terre, aucuns esprits, ni aucuns corps ; ne me suis-je donc pas aussi persuadé que je n’étais point ? Non certes, j’étais sans doute, si je me suis persuadé, ou seulement si j’ai pensé quelque chose. Mais il y a un je ne sais quel trompeur puissant et rusé, qui emploie toute son industrie à me tromper toujours. Il n’y a donc point de doute que je suis, s’il me trompe ; et qu’il me trompe tant qu’il voudra, il ne saurait jamais faire que je ne sois rien, tant que je penserai être quelque chose » (Méditations, II, p. 275).
2/ Cependant cette proposition, nécessaire au niveau du contenu représenté, est libre en tant qu’affirmée. Pourquoi cette proposition présente-t-elle cette liaison ? Parce qu’elle est la conclusion de la réflexion d’un acte sur lui-même : conclusion qui sourd de la spontanéité de l’acte lui-même. Aussi n’y a-t-il aucune majeure et aucune mineure, mais seulement une inférence réflexive : pour douter, il faut être. D’où cette implication nécessaire d’un acte non nécessaire [qui] n’est possible qu’à cause du caractère réflexif qui fait du cogito un acte posé dans l’instant.
« Je suis, j’existe : cela est certain ; mais combien de temps ? À savoir, autant de temps que je pense ; car peut-être se pourrait-il faire, si je cessais de penser, que je cesserais en même temps d’être ou d’exister » (Méditations, II, p. 277).
Bref, cette certitude que je suis implique deux moments : celui du contenu et surtout celui de la certitude où apparaît l’action de la liberté.

b. Certitude établissant qui je suis
Ce second mouvement de l’acte positionnel initial des Méditations implique une détermination de la première certitude portant sur l’existence. Or Descartes poursuit, sur le plan des attributs de l’existence découverte, le même travail de réduction progressive qu’il avait appliquée au niveau du doute. Il s’agit d’épurer le sum de tout ce qui n’est pas homogène à cet acte, de tous les attributs qui ne lui appartiennent pas absolument.
« Or je suis une chose vraie, et vraiment existante ; mais quelle chose ? Je l’ai dit : une chose qui pense. Et quoi davantage ? J’exciterai encore mon imagination, pour chercher si je ne suis point quelque chose de plus. Je ne suis point cet assemblage de membres, que l’on appelle le corps humain ; je ne suis point un air délié et pénétrant, répandu dans tous ces membres ; je ne suis point un vent, un souffle, une vapeur, ni rien de tout ce que je puis feindre et imaginer, puisque j’ai supposé que tout cela n’était rien, et que sans changer cette supposition, je trouve que je ne laisse pas d’être certain que je suis quelque chose » (Méditations, II, p. 277).
La même imagination fantastique qui ajoute aux faits reconnus l’hypothèse du Malin Génie, lors du doute, est ici au travail en effectuant un discernement de tout ce qui est autre que penser. C’est donc dire que l’acte du doute impliquait une position existentielle en même temps qu’un complexe de significations. Car, au moyen de la même fiction philosophique que celle mise en œuvre lors du doute, Descartes tente de découvrir ce qui, au niveau de cet acte d’existence, résiste à la variation imaginaire, c’est-à-dire l’essence.
« Mais qu’est-ce donc que je suis ? Une chose qui pense » (Méditations, II, p. 278).
Cependant, comme se le demande Leibniz, l’inséparabilité est-elle la mesure de la nécessité ?

c) Cogito énumératif
Il y a donc, au niveau de la première et de la deuxième Méditations, progression d’une position d’existence à une existence qualifiée, et enfin à une analyse des attributs du cogito.
« Qu’est-ce qu’une chose qui pense ? C’est-à-dire une chose qui doute, qui conçoit, qui affirme, qui nie, qui veut, qui ne veut pas, qui imagine aussi, et qui sent » (Méditations, II, p. 278).
Ce mouvement est celui de la réflexivité de la volonté sur elle-même. Mais comment la description psychologique de la volonté était-elle déjà impliquée dans l’autoposition de l’acte du cogito ? En ce que la description de la quatrième Méditation est une traduction, au niveau psychologique, de ce qui est inclus dans l’acte initial de la deuxième Méditation. Ce qui est original, c’est de tirer réflexivement une psychologie de l’acte fondateur posé comme première vérité.

2) Phase négative
Mais, à partir de cette intégration en trois moments de la volonté dans l’acte du cogito, il convient de poser cette question critique : comment cette conquête est-elle l’expression de l’oubli d’une autre face du problème ? En fait, c’est instruire le procès de la philosophie réflexive et évaluer le prix de cette conquête.

1. Dualisme
a) Or le prix de cette conquête, c’est le dualisme ; cependant il faut situer ce dualisme non sur le plan ontologique, mais sur le plan épistémologique où le porte une philosophie réflexive. En effet, l’analyse réflexive fait le départ entre ce qui appartient en propre à l’acte auto positionnel initial (la pensée) et tout ce qui ne lui appartient pas (le corps, etc.). C’est la réflexivité qui scinde, et le dualisme qui en découle ne peut apparaître que comme un dualisme de méthode.
b) Car il est très difficile de produire des énoncés ontologiques sur le je suis une chose pensante. En effet, Descartes ne s’occupe pas de définir le sens du verbe être dont il se borne à considérer l’acception générale : de plus, il ne fait aucun développement sur la notion de res. Bref, pour Descartes, ce qui est important ce n’est pas la signification ontologique des moments de l’analyse des Méditations, mais le degré de certitude qu’ils impliquent. Cette philosophie de la liberté est donc apparue dans un trajet de la certitude, et c’est dans ce trajet que l’acte auto-positionnel est conçu. Ce qui importe donc, c’est que le je suis soit une proposition certaine : à partir de ce premier maillon, il sera possible de saisir le dessein épistémologique sous-jacent à cette philosophie du cogito, celui de fonder la science.

2. Obturation
a) À partir de là, tout un champ d’exercice de la volonté est obturé. Car ce dessein va refermer la philosophie réflexive sur les conditions psychologiques d’une entreprise épistémologique. Et Heidegger a bien vu que ce projet était réducteur d’une question.
« En reprenant la question ontologique de Descartes, Kant est entraîné à une omission essentielle : celle d’une ontologie de l’être-là. Cette omission est, dans la ligne même des tendances cartésiennes les plus authentiques, décisive. Par le cogito sum, Descartes prétend établir la philosophie sur une base nouvelle et sûre.
Ce qu’il laisse pourtant indéterminé, dans le commencement « radical », c’est le mode d’être de la res cogitans, le sens d’être du sum » (M. Heidegger, L’être et le temps, trad. R. Boehm et A. de Waelhens, Paris, Gallimard, 1964, p. 41).
b) Dans les Chemins qui ne mènent nulle part, Heidegger affirme qu’une philosophie du cogito ne pouvait apparaître qu’à une certaine époque du savoir, de l’être. Il a fallu d’abord constituer le monde comme représentation pour que le sujet se saisisse face à cette objectivité. Ce qui, par suite, pose le problème de la certitude, car, lorsque le monde devient tableau, apparaît la question de celui pour qui il est tableau : d’où la naissance de la question portant sur la pro-position d’un monde et sur la position d’un sujet devant ce monde.
« Cette objectivation de l’étant s’accomplit dans une représentation visant à faire venir devant soi tout étant de telle sorte que l’homme calculant puisse en être sûr (sicher), c’est-à-dire certain (gewiss). Strictement parlant, il n’y a science comme recherche que depuis que la vérité est devenue certitude de la représentation. L’étant est déterminé pour la première fois comme objectivité de la représentation et la vérité comme certitude de la représentation dans la métaphysique de Descartes. Le titre de son œuvre principale est : Meditationes de prima philosophia, considérations sur la philosophie première. Prôtè philosophia est la désignation aristotélicienne de ce qu’on appellera plus tard métaphysique. La métaphysique moderne entière, Nietzsche y compris, se maintiendra dorénavant à l’intérieur de l’étant et de la vérité initiée par Descartes » (M. Heidegger, « L’époque des conceptions du monde », dans les Chemins qui ne mènent nulle part, trad., W. Brokmeier, Paris, Gallimard, 1962, p. 79).
C’est donc à partir de la représentation (Vorstellung) que peut apparaître désormais le problème de la volonté comme on le voit chez Schopenhauer : la représentation sera tout l’objet et la volonté sera tout le sujet. D’où la tâche de la philosophie se réduira à rendre compte d’une philosophie du sujet à l’intérieur d’une philosophie de l’acte. C’est donc dire qu’une philosophie réflexive ne peut prendre en charge tout ce qui est en dehors de cet acte conscientiel. Mais est-il possible, dans une philosophie qui commence par la réflexion, de rendre compte de ce qui n’est pas réflexion ? Cela se pourrait, selon nous, dans un moment herméneutique se trouvant à la jonction d’une philosophie de la nature et d’une philosophie de la conscience.

CHAPITRE V. KANT

On retrouve chez Kant, au niveau de la raison pratique, une épuration conceptuelle comparable à celle mise en œuvre par Descartes dans la seconde Méditation. Ce qui le mène à affirmer :
« Toute chose dans la nature agit d’après des lois. Il n’y a qu’un être raisonnable qui ait la faculté d’agir d’après la représentation des lois, c’est-à-dire d’après les principes, en d’autres termes, qui ait une volonté. Puisque, pour dériver les actions des lois, la raison est requise, la volonté n’est rien qu’une raison pratique » (E. Kant, Fondements de la métaphysique des mœurs, trad. V. Delbos, Paris, Delagrave, 1966, p. 122. Par la suite, nous ne donnerons que le titre de cette œuvre et la page d’où le passage cité sera tiré.)
Or cette identité de la volonté et de la raison pratique est le point de départ nécessaire de la morale kantienne. Point de départ d’ailleurs saisi négativement, car le problème de la volonté n’est à aucun titre un problème psychologique et ne peut être abordé que d’un point de vue restrictif. Le concept de volonté, en effet, n’est pas quelque chose que nous livrent l’expérience ou l’observation : il est coupé de tout fondement empirique, de toute visée, et renvoie à la connaissance rationnelle.

Pour Kant, toute connaissance rationnelle se laisse ainsi diviser.
« Toute connaissance rationnelle ou bien est matérielle et se rapporte à quelque objet ou bien est formelle et ne s’occupe que de la forme de l’entendement et de la raison en eux-mêmes et des règles universelles de la pensée en général sans acception d’objets. La philosophie formelle s’appelle LOGIQUE, tandis que la philosophie matérielle, celle qui a affaire à des objets déterminés et aux lois auxquelles ils sont soumis, se divise à son tour en deux. Car ces lois sont ou des lois de la nature ou des lois de la liberté. La science de la première s’appelle PHYSIQUE, celle de la seconde s’appelle ÉTHIQUE ; celle-là est encore nommée Philosophie naturelle, celle-ci Philosophie morale » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 72).
Or, dans les deux dernières sections de cette division, il faut distinguer un aspect empirique et un aspect pur.
« On peut appeler empirique toute philosophie qui s’appuie sur des principes de l’expérience ; pure, au contraire, celle qui expose ses doctrines en partant uniquement de principes a priori. Celle-ci, lorsqu’elle est simplement formelle, se nomme Logique, mais si elle est restreinte à des objets déterminés de l’entendement, elle se nomme Métaphysique. De la sorte naît l’idée d’une double métaphysique, une Métaphysique de la nature et une Métaphysique des mœurs. La physique aura ainsi, outre sa partie empirique, une partie rationnelle ; de même l’Éthique ; cependant ici la partie empirique pourrait recevoir particulièrement le nom d’Anthropologie pratique, la partie rationnelle proprement celui de Morale » (Fondements de la métaphysique des mœurs, pp. 73-75).
C’est donc dire que le problème de la volonté est ici, comme nous l’avons vu, complètement dissocié d’une approche psychologique. Et, à ce point précis, apparaît la coupure entre Aristote, qui élève le désir vers la raison, et Kant, qui porte la raison pure au niveau pratique.

Le concept de philosophique de volonté (Phi. 591)
Mardi 17 octobre 1967

A. VOLONTÉ ET « FAIT » MORAL

Kant a tenté d’élaborer une philosophie absolument pure. Il est, en effet, impossible de retrouver chez lui quelque chose de semblable au noyau d’expérience du troisième livre de l’Éthique à Nicomaque et de la quatrième Méditation. Cependant, on peut tenter de faire une certaine comparaison entre les positions de Descartes et d’Aristote, et celle de Kant. Car, comme Descartes et Aristote, Kant va de l’expérience de certains faits à la recherche de leur sens. Pour Kant, deux faits fondamentaux doivent être considérés comme postulats : le fait de la science dont les réussites établissent la réputation et le fait de l’expérience morale propre à tous les hommes. C’est là un point de départ qui l’oriente plutôt vers une philosophie critique que vers l’idéalisme.
Au cours de sa recherche, au niveau de l’éthique, Kant suit deux voies : l’une régressive, celle des Fondements de la métaphysique des mœurs, qui va, comme celle des Prolégomènes à toute métaphysique future qui voudra se présenter comme science, de l’expérience d’un fait à sa possibilité ; l’autre progressive, celle de la Critique de la raison pratique, qui va, comme celle de la Critique de la raison pure, des principes à l’explication des faits. Or, dans ce premier chapitre, nous irons de la reconnaissance de ce champ d’expérience primordiale à ses implications pour une philosophie de la volonté.

1) Champ de la moralité
Pourquoi le problème de la volonté est-il, chez Kant, en relation avec le problème de la moralité ?

1. Position de Kant par rapport à Descartes et à Aristote
a) Le problème de la volonté tel que traité par Kant est dans le prolongement de la problématique de Descartes en ce qu’il continue le mouvement vers la conquête de la subjectivité infinie : Fichte poussera à bout cette tendance que Hegel critiquera dans la Phénoménologie de l’esprit en mettant en lumière son aspect, en quelque sorte, schizophrénique.
b) Kant se situe aussi dans le prolongement de l’éthique aristotélicienne, car il entreprend l’étude de la volonté au niveau d’une analyse morale. Cependant, il remplace la triade : volonté, vertu, bonheur, par la triade : volonté, loi, impératif.
2. Pourquoi chercher la volonté dans le champ de la moralité ?
Cela vient d’une option philosophique primitive : pour Kant, en effet, toute philosophie est pensée de la loi. Cette idée de loi permet d’unifier ces secteurs de la philosophie : logique, physique et éthique. Par conséquent, c’est dans le cadre d’une enquête sur les lois de la liberté que la volonté devient objet philosophique. Car, en dehors d’une logique, il n’y a que deux lieux philosophiques possibles : la physique ou l’éthique. D’où la psychologie empirique de l’homme et la physique empirique de la nature ne peuvent appartenir à une vraie philosophie. C’est donc dire qu’on ne cernera de la volonté ni son pouvoir ni sa puissance, mais seulement sa détermination. Ce concept de détermination est un concept opératoire : ce n’est pas ce que la volonté peut, mais ce qui la rend raisonnable. Et c’est là que s’opère la séparation entre Kant et Aristote, sur la notion de rationalité : pour Kant, la rationalité est complètement séparée, alors que, pour Aristote, elle travaille l’action du dedans.

2) Rationalité aristotélicienne et rationalité kantienne
La raison, pour Kant, est complètement coupée de l’empirique, alors que, pour Aristote, elle est, en quelque sorte, tendancielle : à travers le telos, c’est-à-dire la fin d’un être, elle implique la forme de cet être comme ce qu’il peut et est en train de devenir. Kant pose le problème de la raison pure qui s’exprime en des lois : Aristote étudie une rationalité à l’œuvre qui apparaît dans le telos. Et ce purisme kantien commande toute la philosophie de la volonté qui en découle de deux façons.
1. Désir rationnel rejeté
La volonté est entièrement scindée de tout désir tel qu’exprimé dans le troisième livre de l’Éthique à Nicomaque. Le purisme kantien casse le concept aristotélicien de désir rationnel en deux : le désir se situe au niveau de l’empirique, et le rationnel implique le formel. Le rationnel est, d’entrée de jeu et sans critique aucune, opposé à l’empirique. Ce qu’il ne faut cependant pas attribuer seulement à l’humeur de Kant : on ne peut, en effet, pas dire que l’impératif kantien est le descendant direct du Surmoi œdipien. Car il y a hétéronomie entre le caractère d’un philosophe et l’ordre des raisons de son œuvre. La volonté n’est donc pas, selon Kant, une variante du désir, mais une variante de la raison.
Voilà pourquoi le problème de Kant n’est pas, comme celui d’Aristote, de savoir comment le désir devient rationnel, mais comment la raison pratique est la volonté.
2. Notion de vertu
La notion de vertu ne peut pas nous servir de guide au niveau de la morale kantienne. Une enquête sur la vertu implique, en effet, une rationalité non scindée, car elle est une forme de la réussite de l’homme empirique ; la fin ayant toujours un caractère mi-empirique, mi-rationnel. Pour Kant, une recherche concernant les fins est empirique ; voilà pourquoi il la rejette d’entrée de jeu. La notion de finalité naturelle ne satisfait pas un a priori dégagé de l’empirique.
Il y a donc, chez Kant scission entre liberté et désir. Il est impossible de penser ensemble nature et liberté. Voilà pourquoi la problématique kantienne de la volonté est parallèle à la problématique kantienne de la causalité physique. Ce sont deux formes différentes de régularité ; l’une physique, l’autre éthique.

3) Point de départ de l’expérience morale
1. Expérience particulière
Comment une expérience morale peut-elle être rationnelle, non empirique ? Considérons la démarche de Kant dans les Fondements de la métaphysique des mœurs.
« J’ai suivi dans cet écrit la méthode qui est, à mon avis, la plus convenable, quand on veut procéder analytiquement de la connaissance commune à la détermination de ce qui en est le principe suprême, puis, par une marche inverse, redescendre synthétiquement de l’examen de ce principe et de ses sources à la connaissance commune où l’on en rencontre l’application. L’ouvrage se trouve donc ainsi divisé :
1) Première section : passage de la connaissance rationnelle commune de la moralité à la connaissance philosophique.
2) Deuxième section : passage de la philosophie morale populaire à la Métaphysique des mœurs.
3) Troisième section : dernière démarche de la Métaphysique des mœurs à la Critique de la raison pure pratique » (Fondements de la métaphysique des mœurs, pp. 85-86).
Ce fait moral primordial n’est pas quelque chose que l’on observe, mais de la rationalité implicite. En réfléchissant sur ce tact de la conscience morale commune à tous les hommes, la métaphysique des mœurs peut amorcer une démarche réflexive sur la moralité. Elle se fonde donc sur quelque chose impliquant cette remarque : je l’avais toujours su. Il s’agit alors tout simplement, en assurant ce point de départ, de réfléchir sur ce fait pré-donné. Voilà pourquoi Kant répète souvent l’expression : avoir toujours devant les yeux.
« Avec ce qui vient d’être dit, la raison commune des hommes, dans l’exercice de son jugement pratique, est en parfait accord, et le principe qui a été exposé, elle l’a toujours devant les yeux » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 103).
« Ainsi donc dans la connaissance morale de la raison humaine commune, nous sommes arrivés à ce qui en est le principe, qu’à coup sûr elle ne conçoit pas ainsi séparé dans une forme universelle, mais qu’elle n’en a pas moins toujours réellement devant les yeux et qu’elle emploie comme règle de son jugement » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 106).
Cette réflexion sur le fait moral ressemble beaucoup plus à une maïeutique qu’à un développement systématique : il s’agit en fait de porter l’inexplicite à l’explicite. On pourrait voir là, comme chez Aristote, un retour à la phronesis (sagesse pratique) opposée à la sophia (sagesse pure) ; la phronesis rendant possible la sophia.
« Voilà pourquoi la sagesse même — qui consiste d’ailleurs bien plus dans la conduite que dans le savoir — a cependant encore besoin de la science, non pour en tirer des enseignements mais pour assurer à ces prescriptions l’influence et la consistance » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 108).
Tous les hommes, en effet, ne sont pas savants, mais tous ont une certaine notion de la prudence.

2. Point de départ en tant que tel
Il n’y a donc pas, chez Kant, une philosophie du point de départ radical, du fondement dernier. À partir de la raison qui réussit en science et qui oblige en morale, la réflexion s’amorce. Ce sont ces points d’infaillibilité qui deviennent points de départ ; tout comme, chez Aristote, les prédicats de bonté et de méchanceté étaient déjà donnés et servaient de point de référence pour l’analyse de l’excellence humaine. Voilà pourquoi s’il y a une philosophie de la volonté, c’est sur la base de la bonne volonté qu’elle se développe.
« De tout ce qu’il est possible de concevoir dans le monde, et même en général hors du monde, il n’est rien qui puisse sans restriction être tenu pour bon, si ce n’est seulement une BONNE VOLONTÉ » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p.87).
On commence donc par cette constatation. Et dans cette recherche, le guide, c’est le tenir pour bon : l’estimative. Or l’estimative, notion homologue à celle de judiciaire chez Descartes, est une sorte de cogito moral à l’échelle non de l’expérience humaine, mais de la rationalité. C’est donc dire que, s’il y a un fait moral premier, c’est, selon Kant, cette conviction portant sur l’estimable et cette équation entre la bonne volonté et l’estimable. Nous sommes donc en face d’un factum rationis qu’il inventorie de la même façon qu’un factum naturae.

4) Étapes réflexives
La méthode kantienne pour inventorier ce factum rationis consiste à mettre à l’épreuve cette estimative.
« Il y a néanmoins dans cette idée de la valeur absolue de la simple volonté, dans cette façon de l’estimer sans faire entrer aucune utilité en ligne de compte, quelque chose de si étrange que, malgré même l’accord complet qu’il y a entre elle et la raison commune, un soupçon peut cependant s’éveiller : peut-être n’y a-t-il là au fond qu’une transcendante chimère, et peut-être est-ce comprendre à faux l’intention dans laquelle la nature a délégué la raison au gouvernement de notre volonté. Aussi allons-nous, de ce point de vue, mettre cette idée à l’épreuve » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 90).
Or cette méthode réflexive est une méthode essentiellement disjonctive. Hegel a bien vu que là triomphe une philosophie qui, par l’intermédiaire de l’entendement, introduit une scission au niveau de la morale. Est-ce qu’on peut faire une philosophie de l’action avec une philosophie de la scission ? N’est-ce pas tout simplement appliquer à la critique de la raison pratique des méthodes de la critique de la raison pure ? C’est là une objection très sérieuse, car elle porte au plus profond de l’œuvre morale kantienne. En celle-ci, en effet, le concept de volonté est conquis progressivement, et par scission.

1. Pratique et pathologique
Considérons ce texte.
« Car l’amour comme inclination ne peut pas se commander ; mais faire le bien précisément par devoir, alors qu’il n’y a pas d’inclination pour nous y pousser, et même qu’une aversion naturelle et invincible s’y oppose, c’est là un amour pratique et non pathologique, qui réside dans la volonté, et non dans le penchant de la sensibilité, dans des principes de l’action, et non dans une compassion amollissante ; or cet amour est le seul qui puisse être commandé » (Fondements de la métaphysique des mœurs, pp. 98-99).
a) Cette distinction est loin de la distinction aristotélicienne entre la praxis et la poièsis.
Toute la distance qui sépare ces deux distinctions procède d’une analyse téléologique que Kant s’est interdit de faire ; car cette analyse téléologique d’Aristote porte l’opposition éthique précédente à l’opposition ontologique entre l’energeia et la kinèsis.
b) Il ne faudrait pas, de plus, prendre le terme « pathologique » dans un sens médical. Pour Kant, il représente la sphère du subir empiriquement déterminé : ce qui permet de rassembler sous une même catégorie tous les niveaux du désir. C’est le domaine neutre de la dépréciation, car le désir est inappréciable par ce que non a priori. C’est donc un concept alternatif, un produit de la réflexion disjonctive. De là toute la différence de l’analyse thomiste qui considère trois niveaux de désirs correspondant aux trois niveaux de l’âme : le désir nutritif correspond à l’âme végétative ; le désir sensible, à l’âme animale ; et le désir spirituel, à l’âme rationnelle. Et les degrés d’âme supérieurs récapitulent les précédents. Or Kant rassemble toutes ces sortes de désir pour les opposer, sous l’étiquette de pathologique, au pratique. Pour Kant, tout ça entre dans le même sac, comme on le voit dans ce texte.
« Le pouvoir, la richesse, la considération, même la santé ainsi que le bien-être complet et le contentement de son état, ce qu’on nomme le bonheur… » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 88).
Il y a donc disjonction complète entre bonheur et éthique.

2. Maxime et projet
Voyons ce texte.
« Voici la seconde proposition : une action accomplie par devoir tire sa valeur morale non pas du but qui doit être atteint par elle, mais de la maxime d’après laquelle elle est décidée : elle ne dépend donc pas de la réalité de l’objet de l’action, mais uniquement du principe du vouloir d’après lequel l’action est produite sans égard à aucun des objets de la faculté de désirer » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 99).
On a pu distinguer précédemment le vouloir et le désir ; on peut maintenant mettre du côté du désir le but poursuivi, l’objet de l’action. Ce qui fait naître une opposition importante entre maxime et projet selon la méthode d’abstraction des fins qui peuvent être réalisées. C’est donc là une méthode absolument analogue à celle de Descartes. Qu’est-ce qu’on peut retrancher pour arriver à l’essentiel pur et simple ? C’est donc un procès d’épuration, non de totalisation. Et cela va loin ; car, selon Kant, je n’ai pas besoin de penser l’objet du vouloir pour penser la volonté bonne. L’objet de la volonté est donc, à travers l’argument du soupçon, exclu par Kant.
« Ainsi la valeur morale de l’action ne réside pas dans l’effet qu’on en attend, ni non plus dans quelque principe de l’action qui a besoin d’emprunter son mobile à cet effet attendu. Car tous ces effets (contentement de son état, et même contribution au bonheur d’autrui) pourraient être aussi bien produits par d’autres causes ; il n’était donc pas besoin pour cela de la volonté d’un être raisonnable » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 101).
C’est donc dire que l’intention, dans sa rationalité, est coupée du projet dans son affectivité.

3. Moment du formalisme
a) Résidu formel
Après avoir vidé la volonté de son intentionnalité dans le projet et de sa visée dans le désir, il n’en reste plus que la forme.
« Quant à la troisième proposition, conséquence des deux précédentes, je l’exprimerais ainsi : le devoir est la nécessité d’accomplir une action par respect pour la loi » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 100)
Cette méthode réflexive de réduction tend à mettre en lumière un acte auto-positionnel défini par sa seule forme. C’est là la tâche de la seconde partie des Fondements de la métaphysique des mœurs, où Kant abandonne la philosophie morale populaire pour passer à la métaphysique des mœurs en tant que telle. Et ce moment de la dissociation de la forme est bien décrit par Kant.
« Ainsi donc, dans la connaissance morale de la raison humaine, nous sommes arrivés à ce qui en est le principe, principe qu’à coup sûr elle ne conçoit pas ainsi séparé dans une forme universelle, mais qu’elle n’en a pas moins toujours devant les yeux et qu’elle emploie comme règle du jugement » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 106).
L’estimative connaît les principes, mais seule la philosophie connaît la forme : il s’agit donc d’élever le principe à la forme. Il faut donc aller de notre volonté à la volonté.
« Et comment les lois de la détermination de notre volonté devraient-elles être tenues pour des lois de la détermination de la volonté d’un être raisonnable en général, et à ce titre seulement pour des lois applicables aussi à notre volonté propre, si elles étaient simplement empiriques et si elles ne tiraient pas leur origine complètement a priori d’une raison pure, mais pratique ? » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 115).
Or pour satisfaire à cette dernière condition, il faut renoncer à deux choses : aux cas pratiques comme fondement d’une induction ; et aux exemples qui servent non à dériver un concept, mais seulement à l’illustrer.
Car ce dont nous avons besoin c’est l’idée, les exemples et les cas se trouvent, par le fait même, exclus de cette recherche.
b) Élaboration
a. Le factum rationis dégagé joue le rôle d’un jugement synthétique a priori. Car nous sommes alors en face non seulement d’une raison isolée, mais aussi d’une raison absolument pure.
« Or une telle métaphysique des mœurs complètement isolée… » (Fondement de la métaphysique des mœurs, p. 118).
« Par ce qui précède, il est évident que tous les concepts moraux ont leur siège et leur origine complètement a priori dans la raison… » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 120).
Or la réflexion pure qui est ainsi impliquée, va être une pensée de la forme sans l’appui de la conscience. Voilà pourquoi Kant va devoir l’appuyer sur les conclusions de la Critique de la raison pure en la mettant en parallèle avec la théorie de la modalité.
« L’impératif hypothétique exprime donc seulement que l’action est bonne en vue de quelque fin, possible ou réelle. Dans le premier cas il est un principe PROBLÉMATIQUEMENT pratique ; dans le second, un principe ASSERTORIQUEMENT pratique. L’impératif catégorique qui déclare l’action objectivement nécessaire en elle-même, sans rapport à un but quelconque, c’est-à-dire sans quelque autre fin, a la valeur d’un principe APODICTIQUEMENT pratique » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 125).
Or ces trois sortes d’impératifs se rapportent à un même acte de vouloir différencié par certains modes.
« L’acte de vouloir selon ces trois sortes de principes est encore clairement spécifié par la différence qu’il y a dans le genre de contrainte qu’ils exercent sur la volonté. Or, pour rendre cette différence sensible, on ne pourrait, je crois, les désigner dans leur ordre d’une façon plus appropriée en disant : ce sont ou des règles de l’habileté, ou des conseils de la prudence, ou des commandements (des lois) de la moralité » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p. 128).
b. Ce qui règle l’enquête proprement philosophique concernant le fondement de la moralité, c’est la recherche du nécessaire. Du même coup, on s’oriente vers un acte du vouloir spécifié par la modalité. D’où la fameuse formulation de l’impératif catégorique qui est le terme de cette épuration réflexive.
« Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (Fondements de la métaphysique des mœurs, page 136).
C’est la forme vide du devoir. Or la prétention du kantisme est précisément de constituer un concept philosophique de la volonté qui soit totalement mesuré par cet impératif ; un impératif qui ne contient rien de ce qui vient d’être éliminé, et qui se cantonne dans l’universel.

Le concept de philosophie de volonté (Phi. 590)
Lundi 23 octobre 1967

B. VOLONTÉ OBJECTIVE ET VOLONTÉ SUBJECTIVE

Nous allons maintenant élargir la consultation qui portait sur la conception kantienne de la volonté, et que nous avions commencé à partir des Fondements de la métaphysique des mœurs, en la poursuivant dans la Critique de la raison pratique et dans La religion dans les limites de la simple raison. La méthode réflexive des Fondements de la métaphysique des mœurs a dégagé tout ce qui est nécessaire à l’expérience humaine de l’obligation. Mais il y a deux dimensions à l’intérieur de cette expérience humaine de l’obligation : une dimension impliquant la volonté d’un être raisonnable en général, et une dimension impliquant un moment d’humanité et de finitude. Et c’est ce dernier moment qui manque à l’analyse des Fondements de la métaphysique des mœurs et qu’il faut réintégrer ici.
Ce qui manque à une analyse exhaustive de la volonté dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, c’est l’aspect de contingence, de subjectivité et de faillibilité inhérent à toute volonté et qui s’oppose à son aspect de nécessité, d’objectivité et de certitude. On est arrivé précédemment à mettre en lumière le rapport simple qui doit s’instituer entre la volonté et la loi, l’objectif et le formel, l’universellement valable et l’infaillible. C’est de là qu’est née l’idée d’autonomie de la volonté. Mais ce lien, parce qu’il est trop pur, ne couvre pas tout le champ de l’expérience : il rend compte de l’autonomie de la volonté, mais non du caractère de contrainte qui s’attache à l’impératif. Ce second moment fait toute la différence entre une volonté en général et une volonté humaine.
Or ce caractère de la volonté humaine, qui prend ses distances par rapport à la volonté en général (der Wille), est désigné par l’arbitraire (die Willkür), la volonté contingente qui traduit arbitrium. Face à cette distinction à l’intérieur même de la volonté, il devient donc nécessaire d’employer deux mots Wille et Willkür : ce dernier mot étant très difficile à rendre en français. La traduction par le terme « libre arbitre » introduit la notion de liberté qui n’a pas encore été étudiée : il semble que le terme « arbitraire » en rende mieux le sens. Car l’arbitraire (Willkür) est le principe de la contingence, de la subjectivité et de la faillibilité au niveau de la volonté.
À ce moment précis, se pose la question suivante : comment peut s’introduire ce principe dans l’ordre du discours kantien qui ne va pas directement à l’élément humain de la volonté, mais le construit ? Ce principe n’est atteint que de biais, à partir de la volonté qui l’implique comme conscience d’un écart et d’une différence. Et cela se fera non par une méthode régressive qui va du fait au sens, mais par une méthode progressive qui va du sens au fait, de la conscience d’un écart au mal.

1) Notion de maxime au niveau des Fondements de la métaphysique des mœurs
Le problème de l’arbitraire à son origine dans la notion de maxime qui se développe en trois moments dans les Fondements de la métaphysique des mœurs.
1. Loi naturelle et loi morale
Les lois de la liberté se distinguent radicalement des lois de la nature. Une loi de la nature agit d’après elle-même, alors qu’une loi de la liberté n’agit que par l’intermédiaire de sa représentation : voilà pourquoi elle peut être désobéie. D’où, à l’intérieur de la volonté, la nécessité d’un principe de détermination et d’un principe d’indétermination.
« …en effet, la volonté placée juste au milieu entre son principe a priori, qui est formel, et son mobile a posteriori, qui est matériel, est comme à la bifurcation de deux routes ; et puisqu’il faut pourtant qu’elle soit déterminée par quelque chose, elle devra être déterminée par le principe formel du vouloir en général, du moment qu’une action a lieu par devoir ; car alors tout principe matériel lui est enlevé » (Fondements de la métaphysique des mœurs, pp. 99-100).
Ce dédoublement de la volonté implique la notion de contrainte ; contrainte à l’égard d’une volonté contingente qui peut se soustraire à la loi.

2. Définition de maxime
Cette volonté contingente dont nous venons de parler est le support de ce que Kant appelle la maxime et implique le dédoublement de la loi en loi objective (loi pratique) et en loi subjective (la maxime).
« La maxime est le principe subjectif de l’action, et doit être distinguée du principe objectif, c’est-à-dire de la loi pratique. La maxime contient la règle pratique que la raison détermine selon les conditions du sujet (en bien des cas selon son ignorance, ou encore selon ses inclinations), et elle est ainsi le principe d’après lequel le sujet agit ; tandis que la loi est le principe objectif, valable pour tout être raisonnable, principe d’après lequel il doit agir, c’est-à-dire un impératif » (Fondement de la métaphysique des mœurs, p. 135, note de Kant).
Et la maxime est inhérente au premier jugement relatif à la bonne volonté.
« Il n’y a donc qu’un impératif catégorique, et c’est celui-ci : Agis uniquement d’après la maxime qui fait que tu peux vouloir en même temps qu’elle devienne une loi universelle » (Fondements de la métaphysique des mœurs, p.136).
Il y a donc un rapprochement entre maxime et pouvoir vouloir.

3. Rôle des exemples
Les exemples apparaissent ici comme une sorte de travail sur la maxime. L’homme de désir soumet le projet de son action à une épreuve intellectuelle ; il met son vouloir à l’épreuve de la réflexion et le mesure à la loi. « Qu’arriverait-il si… ? » « Que penserais-tu si… ? « Peux-tu vouloir que… ? » On voit donc que la maxime développe l’impératif catégorique. C’est le moment phénoménologique de la volonté qui correspond au jugement moral, au pouvoir des contraires, à ce que les scolastiques appelaient electio.

2) Dualité au sein de la volonté comme fil conducteur de la Critique de la raison pratique.
La Critique de la raison pratique va tourner autour de l’envers humain de l’autonomie de la volonté. Car cette Willkür qui n’apparaît que de façon épisodique dans les Fondements de la métaphysique des mœurs se trouve impliquée au départ de la Critique de la raison pratique.
« Des principes pratiques sont des propositions renfermant une détermination générale de la volonté, à laquelle sont subordonnées plusieurs règles pratiques. Ils sont subjectifs ou forment des maximes, quand la condition est considérée par le sujet comme valable seulement pour sa volonté ; mais ils sont objectifs et fournissent des lois pratiques, quand la condition est reconnue comme objective, c’est-à-dire comme valable pour la volonté de tout être raisonnable » (E. Kant, Critique de la raison pratique, trad. Picavet, Paris, Presses universitaires de France, 1965, p.17. Les prochaines citations tirées de cette œuvre renverront à cette traduction ).
Il y a donc une opposition fondamentale entre principes subjectifs et principes objectifs, entre maximes et lois pratiques. Ce qui est d’ailleurs expliqué dans la scolie. Toute la Critique de la raison pratique va être un examen de cet écart. La volonté, comme Wille, veut la loi, mais, comme Willkür, peut ne pas la vouloir : l’éthique kantienne en sa totalité tourne autour de cette discordance initiale.
Or cette discordance initiale se développe dans la Critique de la raison pratique en trois moments : elle explique l’enchaînement des quatre théorèmes du premier chapitre ; elle permet d’introduire la notion d’objet dans le second chapitre ; et, dans le troisième chapitre, elle implique la notion de mobile.

1. Enchaînement des quatre théorèmes du premier chapitre
a) Théorème I
« Tous les principes pratiques qui supposent un objet (matière) de la faculté de désirer, comme principe déterminant de la volonté, sont empiriques et ne peuvent fournir de lois pratiques » (Critique de la raison pratique, p.19).
La volonté est autre chose que le désir, car le désir ne figure pas dans le champ de la réflexion. La Willkür s’apparente donc à la proairesis aristotélicienne dans la mesure où elle peut se tourner vers le désir.
b) Théorème II
« Tous les principes pratiques matériels sont, comme tels, d’une seule et même espèce et se rangent sous le principe général de l’amour de soi ou du bonheur (Glückseligkeit) personnel » (Critique de la raison pratique, p.20).
Le bonheur n’est que la conscience que [nous] pouvons prendre de l’agrément de la vie. Or, pour pouvoir éliminer le bonheur de la sphère de la loi, Kant doit le rabattre vers celle du désir. Le bonheur, dans le champ de l’éthique, apparaît donc comme lié à la Willkür. On est ainsi porté à prendre le bonheur pour le principe de la Willkür. Voilà pourquoi il peut y avoir conflit : et cette possibilité pour la maxime de s’inscrire en dehors de la loi pratique constitue l’essence de la Willkür.
c) Théorème III
« Si un être raisonnable doit se représenter ses maximes comme des lois pratiques universelles, il ne peut se les représenter que comme des principes qui déterminent la volonté, non par la matière, mais simplement par la forme » (Critique de la raison pratique, p.26).
La définition du formalisme dérive de cette tâche de porter la maxime vers la loi pratique, et non vers le désir ou le bonheur. Si la maxime ne doit pas être autre chose que la loi pratique, elle doit donc être absolument formelle. Par conséquent, le formalisme est issu de cette opposition entre Wille et Willkür.
d) Théorème IV
« L’autonomie de la volonté est le principe unique de toutes les lois morales et des devoirs qui y sont conformes ; au contraire toute hétéronomie de libre choix (Willkühr) , non seulement n’est la base d’aucune obligation, mais elle est plutôt opposée au principe de l’obligation et à la moralité de la volonté » (Critique de la raison pratique, p.33).
La différence entre autonomie et hétéronomie recouvre donc, en partie, celle entre Wille et Willkür. En effet, la Willkür peut être hétéronome. Et l’autonomie du Wille implique la représentation d’une idée-limite : la conception d’une volonté sans conflit qui aurait résorbé cette discordance initiale. Or cela peut se faire de deux façons.
a. On peut se reporter à l’idée de volonté sainte où la Willkür est Wille :
« …une volonté sainte, c’est-à-dire une volonté qui ne soit capable d’aucune maxime contradictoire avec la loi morale » (Critique de la raison pratique, p.32).
b. On peut se reporter à l’idée de Dieu qui peut être soutenue par l’imagination : ce serait une volonté dans laquelle coïnciderait nature et liberté.
« Mais cette cause suprême doit renfermer le principe de l’accord de la nature, non seulement avec une loi de la volonté des êtres raisonnables, mais aussi avec la représentation de cette loi en tant que ceux-ci en font le principe suprême de détermination de leur volonté » (Critique de la raison pratique, p.134).
C’est donc dire qu’une philosophie de la volonté requiert deux choses : un principe d’indétermination sans quoi on ne pourrait s’écarter de la loi pratique ; un principe de détermination sans quoi il ne pourrait y avoir conflit.

2. Progression du principe à l’objet, et de l’objet au mobile
a) Du principe à l’objet
a. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, l’objet du vouloir était mis entre parenthèses. Il s’agissait alors de réduire l’objet pour arriver à la volonté en tant que telle. Mais une fois ce noyau atteint, il faut déployer ses objets.
« Les seuls objets d’une raison pratique sont donc le Bien (Guten) et le Mal (Bösen). Car par le premier on comprend un objet nécessaire de la faculté de désirer ; par le second un objet nécessaire de la faculté d’abhorrer (Verabscheuungsvermögens), l’un et l’autre étant en accord avec un principe de la raison » (Critique de la raison pratique, p.59).
Ces objets sont donc les prédicats de bonté et de méchanceté ; mais, à partir de là, une distinction s’impose.
« Wohl ou Uebel ne désignent jamais qu’un rapport à ce qui dans notre état est agréable ou désagréable… (…) Gute et Böse indiquent toujours une relation à la volonté, en tant qu’elle est déterminée par la loi de la raison » (Critique de la raison pratique, p.62).
Or je ne puis rendre compte de cela par la seule idée de la volonté pure qui ne connaît ni bien ni mal ; car le bien implique nécessairement le mal pour apparaître. Il faut donc réintroduire la notion de maxime. Le rapport de désir-aversion implique l’inscription des catégories morales dans l’empreinte du désir. Il s’agit alors de la volonté affective, non de la volonté fondatrice.
b. À la suite de ce chapitre, Kant s’exerce à établir un tableau des catégories. Il s’agit d’articuler, selon l’ordre des catégories, l’objet de la volonté. Ce qui semble possible, puisque, tout comme la raison pure produit des formes de pensée qui désignent, seulement par des concepts généraux, des objets en général pour toute intuition possible, la causalité de la raison pratique construit des formes de pensée qui désignent, par des concepts généraux, des objets absolument a priori ; en l’occurrence les notions de bien et de mal. Ce qu’il y a d’original dans cette tentative, c’est la recherche d’un fondement de la possibilité d’un discours éthique. Cette construction d’une expérience morale, qui a été précédemment définie, s’articulera sur des formes générales du discours. Tout cela repose sur la possibilité de catégoriser dans le domaine moral. Or, à ce niveau, ce qui paraît le plus riche, c’est la possibilité de schématisation qui s’apparente à celle que l’on rencontre au niveau de la Critique de la raison pure.
Dans la Critique de la raison pure, les catégories, qui apparaissent comme les noyaux purs de la pensée formelle, sont soutenues par des schèmes se déployant, sur le plan de l’imagination, dans l’espace et le temps.
Dans la Critique de la raison pratique, on ne peut s’occuper de l’empirique : il faut donc se porter vers une typique.
1/ À l’aide d’exemples, on illustre la loi. Les exemples, contrairement aux cas, qui servent à l’élaboration d’un concept, ne font qu’illustrer le discours éthique. Il s’agit, en fait, de placer les exemples sous des règles d’une façon qui ne soit pas arbitraire. Cela nous permet de porter des jugements ; car juger équivaut, pour Kant, à subsumer des faits sous une règle. Le travail de la maxime suit cette typique. Car il s’agit là d’un milieu où l’imagination joue un très grand rôle. En voici un exemple.
« Donc il m’est aussi permis de me servir de la nature du monde sensible comme type d’une nature intelligible… » (Critique de la raison pratique, p.72).
2/ le rôle du « comme si » est aussi très important, car il implique une exemplification non des choses qui arrivent, mais des choses dépendantes de la fantaisie.
Bref, le bénéfice de ce deuxième chapitre est d’avoir lié la typique du jugement à l’épreuve de la maxime.

b) La réintroduction du sentiment : du principe à l’objet
a. Le sentiment est le point d’intériorisation du jugement. Dans le troisième chapitre, nous restituons à la volonté le dernier élément qui nous permet de rejoindre l’expérience ordinaire. Dans les Fondements de la métaphysique des mœurs, le sentiment apparaît comme un moment épisodique déjà lié à la Willkür. Dans la Critique de la raison pratique, le sentiment apparaît comme une sorte d’affection qui n’est pas du tout une affection pathologique, mais une façon de sentir la rationalité. C’est donc un attrait non sensible de la rationalité sans lequel il n’y aurait pas de volonté possible. Nous passons de la détermination objective à la détermination subjective par le mobile.
« Si (…) l’on entend par mobile (elater animi) le principe subjectif de détermination de la volonté d’un être dont la raison n’est pas déjà, en vertu de sa nature, nécessairement conforme à la loi objective… » (Critique de la raison pratique, p.75).
Il s’agit ici de la dynamique de la maxime comme nous avions, dans le chapitre précédent, le discours de la maxime.
b. La fonction du mobile est de faire une maxime d’une loi.
« Il ne sert ni à juger les actions ni à fonder la loi morale objective, mais simplement comme mobile à faire une maxime de cette loi en elle-même » (Critique de la raison pratique, p.80).
Ce qui importe, c’est l’intériorisation de la problématique de la volonté : par là, la volonté se présente comme ressentie. Et cela est un indice de finitude.
« Mais ces trois concepts, celui d’un mobile, celui d’un intérêt et celui d’une maxime ne peuvent être appliqués qu’à des êtres finis » (Critique de la raison pratique, pp.83-84).
Au terme de cette analyse, nous avons donc rejoint le point de départ des Fondements de la métaphysique des mœurs. Nous avons reconstruit le sentiment de la moralité. Après être passé du principe à l’objet, et de l’objet au mobile, nous avons donc rejoint l’expérience vive. Et cela est évident si l’on se reporte à l’éloge du devoir, si parodié, que Kant entreprend à la fin du troisième chapitre. Nous avons reconstruit le fait moral à partir de sa signification la plus abstraite.

3) La notion de mal
Une réflexion sur le mal, dans le cadre de la philosophie kantienne, implique une réflexion sur la Willkür et cette réflexion renvoie à la notion de Wille, car il ne peut y avoir de Willkür que sur fond de Wille. Voilà pourquoi nous ajoutons ce paragraphe au deuxième chapitre de notre étude de la notion de volonté chez Kant. Or, dans ce contexte, on peut se demander jusqu’où peut aller le discours sur la volonté mauvaise. Jusqu’où Kant peut-il aller dans cette voie comme philosophe ? Pour Kant, la problématique de la religion en est une de totalisation. Elle se rapporte à cette question : que dois-je espérer ? Or, ici, le problème du mal apparaît dans le même champ que celui de la Critique de la raison pratique. La notion de Willkür comporte l’hypothèse de la dissociation : ce qui donne une base au problème de la volonté mauvaise.

1. La définition du mal
a) Le mal ne se situe pas au niveau des inclinations naturelles.
« Or le principe de ce mal ne peut pas : 1° être placé comme on a coutume de le dire communément, dans la sensibilité de l’homme et les inclinations naturelles qui en dérivent » (E. Kant, La religion dans les limites de la simple raison, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1952, p.55. Les prochaines citations tirées de cette œuvre renverront à cette traduction).
Le mal n’est donc pas une détermination de la volonté par la constitution originelle du corps, comme chez Platon. En effet, le corps en tant que tel, n’a aucune commune mesure avec la raison qui, seule, est principe de moralité et se détermine par rapport au corps.
b) Le mal ne peut non plus être placé dans la volonté objective. Si c’était le cas, on serait en présence non d’un homme qui refuse une certaine conformité avec la loi morale, mais d’un diable qui annihilerait cette loi pour se reporter à un principe essentiellement mauvais.
« Le principe du mal ne peut non plus être cherché dans une dépravation de la raison législatrice morale ; car il faudrait alors pouvoir extirper en soi l’autorité de la loi même et nier l’obligation qui en dérive : ce qui est impossible » (La religion dans les limites de la simple raison, p.56).
C’est donc dire que le mal est un principe corrélatif à celui du bien.
c) Si le mal n’est ni dans la sensibilité ni dans la volonté, il doit se rapporter à la maxime.
« Par suite l’homme (même le meilleur), ne devient mauvais que s’il renverse l’ordre moral des motifs lorsqu’il les accueille dans ses maximes ; à dire vrai, il accueille dans celles-ci la loi morale ainsi que la loi de l’amour de soi ; toutefois, s’apercevant que l’une ne peut subsister à côté de l’autre, mais doit être subordonnée à l’autre, comme à sa condition supérieure, il fait des mobiles de l’amour de soi et de ses inclinations la condition de l’obéissance à la loi morale alors que c’est bien plutôt cette dernière qui devrait être accueillie comme condition suprême de la satisfaction des autres dans la maxime générale du libre arbitre, en qualité de motif unique » (La religion dans les limites de la simple raison, p.57).
Il s’agit donc d’une subversion ou d’un renversement de l’ordre moral des motifs. Nous voyons ici l’aboutissement de la réflexion kantienne sur le mal ; et nous débouchons sur un formalisme du mal en quelque sorte parallèle au formalisme du bien. À partir de ce moment, l’écart constitué devient réalité historique.
d) Et cette conception du mal explique la prédilection de Kant pour les exemples tirés du mensonge, lorsqu’il s’agit d’illustrer une volonté mauvaise. Dans le mensonge, nous essayons de faire passer une maxime pour une loi. D’où le véritable mal, c’est l’imposture qui présente comme une action éthique une action intéressée. Il y a donc là un simulacre dans le mouvement de totalisation.

2. Le mal radical
Le discours philosophique s’arrête lorsqu’on veut chercher l’origine de la mauvaise maxime. Car c’est là poser le problème du mal radical.
« …il faudrait donc conclure (…) , même d’une seule mauvaise action consciente, a priori à une mauvaise maxime comme fondement ; et de cette maxime à un fondement général, inhérent au sujet, de toutes les maximes moralement mauvaises, fondement qui serait maxime à son tour, afin de pouvoir qualifier un homme de méchant » (La religion dans les limites de la simple raison, pp.38-39).
Le discours philosophique échoue là précisément où il doit penser la contingence pure. Alors les difficultés de Kant devant ce problème deviennent très éclairantes en ce qu’elles renvoient dans le domaine de l’irrationnel toute pensée sur l’origine temporelle d’un acte libre, et ainsi permettent à la raison de découvrir ses limites. La seule possibilité de solution de cette contradiction inhérente à cette tentative de trouver une origine temporelle à un acte irrationnel se situe au niveau du mythe qui présente, dans l’ordre du temps, par l’intermédiaire du récit, ce qui fut, dans l’instant, au niveau de l’irrationnel.

Le concept philosophique de la volonté (Phi. 591)
Mardi 24 octobre 1967

C. UNE PHILOSOPHIE DE LA SCISSION

Ce dernier moment de notre analyse de la notion de volonté chez Kant constitue une réflexion sur l’unité des deux critiques. Autant la première et la seconde lecture de l’œuvre de Kant étaient indiscutables, autant celle que nous entreprenons est discutable. Elle se situe dans le domaine du plausible car elle est un essai de compréhension du fondement de la démarche philosophique de Kant. Or, selon nous, deux traits caractérisent cette démarche.
1. La philosophie kantienne est une philosophie de la séparation ; séparation du sensible et de l’intelligible, de l’analytique et de la dialectique, de la raison pure et de la raison pratique. Or ce style de la philosophie kantienne a une portée considérable sur notre recherche. L’agir humain traverse des scissions. Pour Ravaisson, l’action désigne le passage de la nature à la liberté, et de la liberté à la nature. Ce qui implique que la volonté est, comme l’affirme Aristote, désir rationnel. Mais la philosophie kantienne nous empêche de comprendre ce passage ; elle se limite à nous faire prendre conscience de la dualité des lois naturelles et morales.
2. La philosophie kantienne est cependant une philosophie qui a obstinément poursuivi une seule chose : l’unité de la raison. On en voit la racine dans les notions de raison qui se déploie en celles de raison pratique et de raison pure ; et de loi, qui se partage en celles de loi de nature et loi de la liberté. Or cette recherche de l’unité se poursuit au niveau de la raison pratique ; car là les deux raisons n’en font qu’une, la raison pure étant pratique. C’est donc dire que la philosophie critique tend toujours vers l’unité, mais n’arrive qu’à la division.

1) Dualité nature-liberté
La notion de liberté introduit celle de causalité. Comment produire des effets à partir de la pensée ? Voilà la question fondamentale qui se pose à Kant. La causalité, à partir de là, met donc en jeu la connaissance du monde, et non seulement la détermination pratique de la liberté. Voilà pourquoi réfléchir sur la volonté comme liberté, c’est entrer dans le monde de la scission. Et la Critique de la raison pure, dans la troisième antinomie, mène cette scission à bout.

1. Localisation de la troisième antinomie
a) Dialectique
Pour Kant, la dialectique, c’est le plan de la raison impliquant une fonction qui est, par excellence, celle de la totalisation, celle de
« …l’unité inconditionnée des conditions subjectives dans le phénomène » (E. Kant, Critique de la raison pure, trad. Tremesaygues et Pacaud, Paris, P.U.F, 1965, p.327. Les prochaines citations tirées de cette œuvre renverront à cette traduction ).
Cette fonction est le lieu de l’illusion transcendantale, car cette raison est ainsi faite qu’elle est amenée à tomber dans cette contradiction qu’est toute tentative de faire apparaître un objet comme fin de son action. Cette malfaçon est un essai pour objectiver l’expérience morale : ce n’est pas là une erreur psychologique, mais structurale appartenant au mouvement même de la pensée. Bref, la dialectique pose légitimement le problème de la totalité, mais tend à le résoudre illégitimement en posant un objet.
b) Antinomie
Ce problème se pose au niveau de la dialectique, mais plus précisément dans la section des antinomies. Toute illusion transcendantale, en effet, ne passe pas par l’antinomie. Le paralogisme, par exemple, va conclure d’une fonction à une substance, dans le cadre d’une psychologie rationnelle. Cependant, pour Kant, le problème de la liberté n’est pas un problème psychologique, mais un problème cosmologique. Comment le monde doit-il se présenter pour qu’un acte libre puisse apparaître comme un fait. Autrement dit, il s’agit d’insérer une expérience éthique dans le monde. Il y a un pouvoir de vouloir qui commence quelque chose dans le monde. Là naît la scission qui sous-tend l’antinomie. C’est en pensant ma liberté dans le monde que naît la scission de ma raison.
c) Liberté
Les deux antinomies précédentes ne mettaient en jeu que l’esthétique transcendantale impliquant l’intuition de l’espace et du temps. Voilà pourquoi leur solution est si différente de celle de la troisième. Les deux premières antinomies renvoient dos à dos les tenants de la thèse et les tenants de l’hypothèse : dans la troisième, on garde thèse et antithèse.

2. Contenu de la troisième antinomie
a) Position du problème
Il est nécessaire que je pense deux espèces de causalité : une causalité libre et une causalité selon les lois de la nature. Ce ne sont pas là deux pensées l’une à côté de l’autre, mais deux pensées l’une contre l’autre. La thèse porte sur la causalité et non sur l’imputation. Ce n’est pas une réflexion sur la motivation, mais une réflexion sur l’aspect événementiel de la causalité libre. L’événement implique le développement d’une série d’états successifs ; de là, nous sommes soumis à la tâche d’achever l’intégralité de la série, c’est-à-dire de poser un commencement. Et c’est là qu’apparaît la liberté, dans
« …une spontanéité absolue des causes, capable de commencer par elle-même une série de phénomènes… » (Critique de la raison pure, p.348).
Je suis contraint de penser un commencement à la causalité de la liberté : ce qui n’implique pas que je dois faire la même chose pour la causalité de la nature. Car l’intérêt de la raison est égal de part et d’autre.
a. Du côté de la nature, c’est l’intérêt scientifique qui l’emporte. Aucune science n’est possible si l’on ne s’arrête quelque part. L’enquête doit toujours être poursuivie.
b. Du côté de la liberté, c’est l’intérêt pratique qui triomphe. Je ne peux imputer une action à quelqu’un si je ne suppose pas qu’il l’a commencée. Il faut donc une explication terminale.

b) Scission
La solution de la troisième antinomie va nous enfoncer dans la scission. Car il y a là implication d’une limitation réciproque : limitation qui ne signifie pas une reconnaissance des frontières, mais une restriction réciproque. Car Kant va rattacher la distinction qu’implique cette antinomie à la distinction entre chose en soi et phénomène. La thèse se rapporte au monde des choses en soi et l’antithèse au monde des phénomènes. Du même coup, se creuse un dualisme radical. Notre liberté n’a plus de pied dans l’expérience de l’espace et surtout du temps. Et le monde empirique est un tissu serré de causes et d’effets qui exclut toute liberté.

c) Relation avec la Critique de la raison pratique
Cette scission est-elle corrigée dans la Critique de la raison pratique ? Non. V. Delbos, en effet, soutient que la notion de liberté change de sens, mais que la scission demeure.
a. Dans la Critique de la raison pure, la liberté transcendantale est la condition de possibilité de l’imputation morale ; c’est parce qu’il y a un commencement absolu qu’il peut y avoir responsabilité. Dans ce contexte, la liberté est conçue négativement, par rapport à la nature qui implique un enchaînement rigoureux de causes, comme indépendance.
b. Dans la Critique de la raison pratique, la liberté est saisie positivement comme autonomie : je me donne la loi. Aussi, loin d’être qualifiée par l’indépendance, la liberté est ici qualifiée par l’autoposition. Mais est-ce que la liberté pratique abolit la liberté transcendantale ? Non. La liberté pratique couvre le domaine du Wille.
« Pour qu’on ne songe pas à trouver ici des inconséquences, parce que je nomme maintenant la liberté la condition de la loi morale, et que je soutiens par la suite, dans ce traité, que la loi morale est la condition sans laquelle nous ne pouvons d’abord devenir conscients de la liberté, je rappellerai seulement que la liberté est sans doute la ratio essendi de la loi morale, mais que la loi morale est la ratio cognoscendi de la liberté. Car si la loi morale n’était d’abord clairement conçue (gedacht) dans notre raison, nous ne nous croirions jamais autorisés à admettre une chose telle que la liberté (quoiqu’elle n’implique pas contradiction). Mais s’il n’y avait pas de liberté, la loi morale ne se trouverait nullement en nous » (Critique de la raison pratique, p.2, note de Kant 2).
La liberté opère ce que la loi pose, et la liberté pose la loi. Il y a là cercle, mais non cercle vicieux parce que l’on considère ces deux notions sous deux points de vue différents : celui de la ratio essendi et celui de la ratio cognoscendi. La liberté transcendantale, pour sa part, n’est pas convertie en liberté pratique, mais apparaît au niveau de la Willkür comme pouvoir de se donner des maximes contraires à la loi. Et on tend à mettre la liberté dans la Willkür : ce qui, pour Kant, est impossible. La liberté en rapport avec l’autonomie est une capacité, alors que la possibilité de s’écarter de la loi est une incapacité. La possibilité de faire n’importe quoi ne peut apparaître positivement dans un rationalisme ; car, par rapport à la rationalité, il y a moins dans le pouvoir de faire n’importe quoi que dans le pouvoir de se conformer à la loi. Il n’y a pas de philosophie de la liberté du oui ou du non, si ce n’est dans les marges d’une philosophie de la liberté conforme aux lois.
On a donc raison de dire que la liberté transcendantale n’est pas abolie par la liberté pratique ; mais, en un certain sens, elle échappe à la rationalité. C’est donc dire, après tout cela, qu’entre liberté et nature il ne peut y avoir aucun trait d’union, et qu’il est très difficile de déterminer la nature de la liberté.
« C’est pourquoi nous comprenons très bien, sous le rapport pratique, ce que c’est que la liberté (quand il est question de devoir), mais au point de vue théorique, sous le rapport de sa causalité (de sa nature en quelque sorte), nous ne pouvons même pas songer sans contradiction à vouloir la comprendre » (La religion dans les limites de la simple raison, p.189, note 2).
Kant en vient donc à affirmer en quelque sorte : « Sachez que vous êtes libres, mais ne spéculez pas sur la nature de la volonté ».

2) Recherche d’unité du kantisme
1. Projet de synthèse
Le kantisme est, en quelque sorte, une philosophie qui creuse une séparation et une pensée qui cherche à unifier. Chez Kant, en effet, il y a une très grande différence entre pensée (Denken) et connaître (Erkennen) : notre Denken n’est pas épuisé par notre Erkennen. Voilà pourquoi il peut y avoir une dialectique. C’est donc dire que, même si Kant a fait une philosophie de la scission, il a visé autre chose : une philosophie de la synthèse réconciliant le décomposé. Mais comment la raison pratique unifie-t-elle les deux expressions de la raison ? La Critique de la raison pure est destructrice en ce qu’elle défait les pseudo-objets. La raison pratique, d’autre part, n’objective pas ses propres raisons : voilà pourquoi elle peut être plus positive.

2. Réalisation de la Critique de la raison pratique
Il y a, en effet, dans la Critique de la raison pratique, une certaine réconciliation de ce qui a été séparé.
« En tant donc que la vertu et le bonheur constituent ensemble la possession du souverain bien dans une personne et qu’en outre le bonheur est tout à fait exactement proportionné à la moralité (ce qui est la valeur de la personne et la rend digne d’être heureuse), ils constituent le souverain bien d’un monde possible… » (Critique de la raison pratique, p.119).
Le souverain bien, étant un inconditionné pratique qui n’a pas été placé dans l’ordre des objets, permet d’apercevoir l’unité des éléments antérieurement scindés : nature et liberté. Ce qui apparaît à l’horizon de la philosophie pratique, c’est l’horizon entier du vouloir ; et cela doit rester à l’horizon. Mais c’est au niveau des postulats, au-delà de la faiblesse de la théorie kantienne sur ces sujets, qu’on peut voir avec le plus d’évidence possible l’exigence de totalité qui anime la Critique de la raison pratique. La force du kantisme, c’est d’avoir vu la place de l’espérance dans la philosophie : car la question de la totalité, c’est la question que pose l’espérance. Ce problème de la réconciliation n’est pas thématisable, car il entre dans le champ de la religion.
« De cette manière, la loi morale conduit par le concept du souverain bien, comme l’objet et le but final de la raison pure pratique, à la religion, c’est-à-dire qu’elle conduit à reconnaître tous les devoirs comme des ordres divins, non comme des sanctions, c’est-à-dire comme des ordres arbitraires et fortuits par eux-mêmes d’une volonté étrangère, mais comme des lois essentielles de toute volonté libre en elle-même, qui cependant doivent être regardés comme des ordres de l’être suprême, parce que nous ne pouvons espérer que d’une volonté moralement parfaite (sainte et bonne) et en même temps toute-puissante, le souverain bien que la loi morale nous fait un devoir de nous proposer comme objet de nos efforts et que, par conséquent, nous ne pouvons espérer d’y arriver que par l’accord avec cette volonté » (Critique de la raison pratique, pp.138-139).

C’est donc dire enfin que la raison ne peut aller plus loin que la notion d’obligation. Seule la possibilité de l’espérance est unificatrice. L’horizon d’unité ne devient jamais un thème philosophique chez Kant. Tout ce que Kant écrit sur l’unité renforce la scission entre liberté et nature. Pourquoi ? Cette fonction architectonique reste une tâche (l’unité implique une idée-limite), une illusion (on peut transformer cette tension en un objet), et une espérance (qui n’entame même pas la constitution propre de la raison pratique). L’unité est du côté de la tâche, et non du côté de l’expérience. Une philosophie critique renouvelle sans cesse les scissions dans la mesure même où elle les pousse vers l’unité. Critiquer vient de krinein, juger, séparer, distinguer : une philosophie critique se veut une philosophie de la raison, mais elle demeure une philosophie de l’entendement.

CHAPITRE VI. HEGEL

C’est dans la philosophie du droit que Hegel va chercher une rationalité différente de celle de Kant ; une rationalité non de l’idéal, mais du réel. La rationalité du droit est existentielle, alors que celle du devoir est idéale. Or nous aborderons ce problème à trois niveaux.
Nous verrons d’abord la rationalisation de l’irrationnel au niveau du vouloir.
Nous considérerons ensuite la volonté de la philosophie du droit comme un segment de la philosophie de l’esprit. En ce deuxième parcours, il y aura une conjonction de la philosophie de la volonté avec la théorie de la volonté objective. À la fin de ce parcours, la philosophie de la volonté va être récupérée dans ses antécédents subjectifs.
Enfin un troisième parcours replacera la philosophie de l’esprit dans le cheminement: logique, philosophie de la nature, philosophie de l’esprit.

A. PHILOSOPHIE DU DROIT ET PHILOSOPHIE DE LA VOLONTÉ
C’est de ce foyer que la philosophie de l’esprit s’est constituée. Il y a relation de volonté à volonté dans le contrat. Cette manière d’aborder le problème de la volonté est très instructive. On ne commence pas par une psychologie. La volonté a un monde à elle ayant une espèce d’objectivité qui est celle du droit. Voilà pourquoi il peut y avoir un thème philosophique distinct ; car, si on débutait sur le plan psychologique, la philosophie n’aurait rien à dire ni rien à faire sinon une sous-psychologie refusée par les psychologues. Et ce thème de la philosophie de la volonté implique, pour commencer, un dédoublement de la volonté. Car c’est un rapport de volonté à volonté qui ouvre une philosophie du droit : on étudie donc l’esprit objectif avant d’aller vers la psychologie de l’esprit subjectif.

1) Droit
La raison, pour Hegel, est vecteur de réalisation. Hegel emploie le mot « Idée » pour désigner non ce qui est le plus séparé, mais ce qui est le plus concret : il pose l’Idée comme l’unité du concept et de sa réalisation. Le devoir se cantonne dans l’idéalité. Mais le droit implique la rencontre d’un caractère d’obligation et d’un caractère de réalité, d’un code et de la contrainte physique. Cet aspect entièrement concret du droit n’apparaîtra qu’à la fin du mouvement dialectique qui lui est inhérent. Au point de départ, le droit abstrait, c’est ce lien des volontés à propos des choses. C’est donc dire que ce lien dans l’effectivité implique que ce concept a une réalité et que sa réalité est celle qu’il se donne. Ainsi toute la philosophie de l’esprit objectif n’a-t-elle pas d’autre but que de mettre en forme et de construire des existences qui sont les produits de l’activité humaine.

2) Liberté
Le concept symétrique à celui du droit est celui de la liberté ; car le droit implique une théorie de la liberté. En effet, le droit est l’unité de l’impératif et du réel.
« Le fait qu’une existence en général soit l’existence de la volonté libre, est le Droit. Le Droit est donc la liberté en général comme Idée » (Principes de la philosophie du droit, § 29, p.76. Les indices bibliographiques de ces traductions sont donnés à la page 29 de ce polycopié.)
Le droit implique donc la volonté ; mais qu’est-ce que la volonté ?
« Le domaine du droit est le spirituel en général ; sur ce terrain, sa base propre, son point de départ, sont la volonté libre si bien que la liberté constitue sa substance et sa destination et que le système du droit est l’empire de la liberté réalisée, le monde de l’esprit produit comme seconde nature à partir de lui-même » (Principes de la philosophie du droit, § 4, p.57).
Et les paragraphes 4-28 développent les moments rationnels de la volonté impliquant les notions de liberté et d’esprit.
Le Geist (l’esprit) n’est pas un caractère d’universalité, d’indivisibilité, mais un caractère sensé en tant qu’il est réfléchi. Ce caractère, en lui-même, ne peut se réfléchir. Il ne peut se réfléchir qu’en se donnant une nature où il puisse se reconnaître. L’esprit implique donc essentiellement une œuvre : il y a esprit lorsque le sens est à l’œuvre. Et le droit sera l’incarnation de la liberté à l’œuvre.

1. Premier moment de la volonté
Hegel construit dialectiquement le concept de volonté : il distingue un moment d’indétermination et un moment de détermination qui s’unissent au niveau de l’individualité. Le premier moment seul ne peut nous permettre de penser la volonté en son entièreté.
« La volonté contient : A ) l’élément de la pure indétermination ou de la pure réflexion du moi en lui-même dans laquelle s’évanouissent toute limitation, tout contenu fourni et déterminé soit immédiatement par la nature, les besoins, les désirs et les instincts, soit par quelque intermédiaire ; l’infinité illimitée de l’abstraction et de la généralité absolues, la pure pensée de soi-même » (Principes de la philosophie du droit, § 5, p.58).
C’est le moment de la contingence, de la Willkür kantienne, de l’electio cartésienne. Analysons les notions importantes de ce texte.
a) La réflexion implique l’indétermination, car la réflexion implique une prise de distance par rapport au moi qui fait que je ne suis pas ce que je suis.
b) L’indétermination implique l’infinitude. Dire que quelque chose est infini équivaut à affirmer une absence de limites. Un vouloir infini est certes un vouloir absolu, mais aussi un vouloir qui manque d’efficience, de détermination.
c) La généralité absolue est le moment de la pensée pure absolue, conséquente du mouvement de recul de la pensée par rapport à la nature. Nous n’avons acquis alors que le simple pouvoir du « Je ». Or « Je », c’est n’importe qui ; « Je », c’est un signe vide qui appartient à celui qui s’en empare. C’est en ce sens que nous pouvons dire que c’est la généralité absolue. Une philosophie de la liberté qui en reste là ne décrit qu’une liberté de l’entendement, une liberté du vide : liberté négative qui n’implique que la séparation.

2. Deuxième moment de la volonté
Le second moment de la volonté se présente ainsi.
« B) En même temps le Moi est passage de l’indétermination indifférenciée à la différenciation, la délimitation et la position d’une détermination spécifiée qui devient caractère d’un contenu et d’un objet » (Principes de la philosophie du droit, § 6, p.60).
Un esprit qui se proposerait seulement le détachement ne serait pas un esprit libre. Il lui faudrait passer par un second moment pour devenir vraiment libre : il devrait accepter d’être quelque chose. Portons notre attention sur les notions fondamentales de ce texte.
a) La différenciation c’est le ceci et non le cela. C’est le projet qui dépasse l’alternative et la tranche. La volonté se détermine donc en s’opposant au monde extérieur.
b) La délimitation implique que la volonté se prenne elle-même pour objet. Qu’est-ce que se prendre soi-même pour objet au niveau de la volonté ? C’est se lier à une autre volonté. Ce n’est plus la nature qui fait obstacle, mais mon humanité complice.
c) La position, c’est la détermination spécifiée qui permet de pénétrer dans la finitude. Ce n’est pas un destin, mais une particularisation voulue. Pour être quelque chose, il faut accepter d’être quelque chose.

3. Troisième moment de la volonté
Le troisième moment de la volonté réside dans la particularité réfléchie.
« C) La volonté est l’unité de ces deux moments : c’est la particularité réfléchie sur soi et par là élevée à l’universel, c’est-à-dire l’individualité ; l’autodétermination du moi consiste à se poser soi-même dans un état qui est la négation du moi puisque déterminé et borné et à rester soi-même, c’est-à-dire dans son identité avec soi et dans son universalité, enfin à n’être lié qu’à soi-même dans la détermination » (Principes de la philosophie du droit, § 7, p.61).
Mais que signifie cette particularité réfléchie ? Cela implique l’autodétermination. Mais qu’est-ce que l’autodétermination ? Cette notion nécessite deux moments. Un moment d’universalité où je me conçois au même titre que n’importe qui. Et un moment de particularité où je me limite volontairement.
D’où l’universalité de la pensée et la particularité de l’action font la singularité de l’œuvre humaine ; voilà pourquoi il y a toujours tension dans le singulier entre le pouvoir infini et l’action limitée. L’entendement isole les moments abstraits et crée les antinomies : la pensée spéculative surmonte ces moments. Cependant on n’atteint jamais le singulier sans intermédiaires. Par conséquent, lorsque nous lisons à l’envers le bloc de paragraphes 4-8, c’est l’individualité que nous décomposons par l’entendement. Car la pensée spéculative recompose ce que l’entendement tend à décomposer : ce qui permet d’atteindre l’universalité concrète.

4. Conséquences et corollaires
Si on considère ces trois moments de la volonté, on voit en quel sens l’universalité apparaît : en ce sens que dans la particularité, nous découvrons la signification. Cette découverte du sens ne se situe pas dans l’expérience du corps, mais dans celle de la pensée. Là nous pourrons rencontrer l’individualité.
« À partir du moment où le vouloir a pour contenu, pour objet et pour but soi-même, l’universel comme forme infinie, il cesse d’être seulement volonté libre en soi, mais il est aussi pour soi ─ il est l’Idée dans sa vérité » (Principes de la philosophie du droit, § 21, p.71).
Une telle construction du concept de volonté nous permet de comprendre les traits solipsistes et les traits intersubjectifs qui lui sont inhérents. Considérons deux corollaires découlant de cette position initiale.
a) Décision
Voyons ce qu’est la décision.
« La structure de ce contenu, tel qu’il se présente immédiatement dans la volonté, ne consiste qu’en une masse et une diversité d’instincts dont chacun est le mien absolument à côté d’autres, et en même temps est général et indéterminé, ayant toutes sortes d’objets et de moyens de se satisfaire. Lorsque la volonté se donne, dans cette double indétermination, la forme de l’individualité (§ 7), elle devient décision et ce n’est que comme volonté décisive qu’elle est volonté réelle » (Principes de la philosophie du droit, § 12, p.65).
La décision apparaît lorsque la volonté prend la forme de la singularité : c’est ce qui a été décrit précédemment comme pouvoir de trancher. Cette notion nous permet de dépasser une philosophie de la division qui ne comprend pas le régime du contenu de la volonté : d’une part, la volonté implique un moi éparpillé en multiples pulsions dont chacune a une amplitude propre ; et, d’autre part, le moi se donne une certaine forme. Or la notion de décision implique que la volonté a deux versants : l’un, celui de la particularité ; et l’autre, celui de l’intersubjectivité où la volonté particulière se lie à d’autres volontés particulières, dans le contrat par exemple. En somme la philosophie hégélienne permet, grâce à la notion de décision, de remembrer ce qui a été démembré par une philosophie réflexive.
b) Finitude et infinitude
Considérons comment Hegel relie ces deux notions.
« Par la décision, la volonté se pose comme volonté d’un individu déterminé et comme se différenciant au-dehors par rapport à autrui. Mais outre qu’elle est ainsi finie, comme fait de conscience, la volonté immédiate est formelle aussi à cause de la distinction de sa forme et de son contenu ; il ne lui appartient que la décision abstraite comme telle et le contenu n’est pas encore le contenu et l’œuvre de la liberté » (Principes de la philosophie du droit, § 13, p.66).
Cette liaison hégélienne nous permet de reprendre la philosophie cartésienne et kantienne. Car Hegel nous montre que c’est dans la volonté même que fini et infini composent.
a. Le pouvoir de se décider implique un renversement constant de l’infini au fini. Dans cette perspective, c’est l’inverse de ce qu’affirme Descartes qui est vrai ; car la volonté n’est vraiment volonté que lorsqu’elle s’est investie dans un choix.
« On se trompe donc sur la nature de la pensée et de la volonté en croyant que dans la volonté en général l’homme est infini, tandis que dans la pensée il serait limité du moins en tant que raison. Tant que pensée et vouloir sont séparés, c’est bien plutôt l’inverse qui est vrai et la pensée rationnelle est en tant que volonté bien plutôt le pouvoir de se décider au fini » (Principes de la philosophie du droit, § 13, p.66).
En un sens, l’entendement est infini, car je peux tout penser ; alors que la volonté est finie, car je ne peux vouloir que ceci. La philosophie ne doit donc pas se contenter d’une philosophie de l’informe où je puis tout parce que je ne peux rien.
b. Hegel s’en prend aussi à Kant. Kant oppose à ce dédoublement de la volonté une notion univoque de la volonté (Wille) qui, par le fait même, implique l’arbitraire (Willkür) qui peut tout. La réponse dialectique de Hegel tend à réunir ce que Kant a séparé. Et c’est précisément là que Hegel s’éloigne de Kant, car, au niveau du formalisme, il n’y a aucun moyen de coordonner détermination et indétermination.
« Si donc il n’y a que l’élément formel de la libre détermination de soi qui soit intérieur au libre arbitre et que l’autre élément soit pour lui un donné, on peut appeler le libre arbitre qui prétend à être la liberté, une illusion. La liberté dans toute philosophie de la réflexion (comme celle de Kant ou celle de Fries qui en est la dégradation), n’est rien d’autre que cette activité autonome formelle » (Principes de la philosophie du droit, § 16, p.68).
Et la médiation que propose Hegel permet d’échapper à ce fantastique de la liberté brisée. Car la philosophie réflexive, qui ne se sert pas d’un instrument de médiation, se condamne à être une philosophie de la séparation. Or le libre arbitre implique que je me pense comme être exilé d’un monde qui fait tableau devant moi ; voilà pourquoi, si je pense le libre arbitre en opposition au monde, je ne saisirai jamais ce qu’est la liberté effective. Je ne pourrai retrouver la liberté qu’en partant des œuvres où la liberté se détermine. Je partirai de la médiation pour retrouver tous les moments de la liberté.
Et il faut bien remarquer que la philosophie de la certitude n’est pas la pensée de la vérité. La pensée de la vérité, en effet, est différente à la fois de l’intime et du mondain parce qu’elle se tient dans leur médiation réalisée. Et ce domaine de la médiation réalisée, c’est celui du droit et surtout des œuvres de la liberté qui s’est donnée une nature à sa propre mesure. On ne pourra déterminer la nature de la liberté qu’en faisant sortir la liberté de son rêve. Nous ne verrons la médiation qu’elle implique qu’en voyant les objets faits par l’homme. La liberté certaine de soi, c’est la liberté du rêve : la liberté intégrale, c’est la liberté qui se réalise dans ses œuvres.

Le concept philosophique de la volonté (Phi. 591)
Lundi 30 octobre 1967

B. PRINCIPES DE LA PHILOSOPHIE DU DROIT

La philosophie du droit est la clé de la philosophie hégélienne de la volonté. Nous avons vu que la réalisation de la volonté impliquait l’action sensée qui se développe en trois moments que nous allons étudier successivement : le droit abstrait ayant trait à la propriété et au contrat ; la moralité subjective qui remet le kantisme à sa place ; et la moralité objective impliquant une philosophie politique.

1) Le droit abstrait
Le droit abstrait ne doit pas être pris dans le sens que lui donnent les juristes, mais dans sa signification intentionnelle ; c’est pour Hegel une réalité philosophique et non une science juridique. Car sa substance est la réalisation de la liberté. Voilà pourquoi, cela étant donné, il faut se demander comment les relations impliquées en droit servent à réaliser la liberté. Le rapport entre propriété et contrat forme les deux pivots de ce premier moment.
1.Propriété
La propriété intéresse la philosophie en ce sens que c’est la volonté déposée dans la chose extérieure. Voilà pourquoi la question qui tout de suite se pose est celle-ci : que signifie, pour la volonté, le fait d’être investie dans une chose ? C’est une problématique absolument opposée à celle de Kant qui consistait à chercher un moyen de se retirer des choses.
a) L’appropriation d’une chose est prise de possession, affirmation d’une volonté isolée ; car ce qui est privé est, par le fait même, exclusif. Ce moment développe une analyse concrète de l’aliénation dans un sens positif ; la liberté en tant que telle, dans ce premier moment, n’est pas privation, mais prise de possession de quelque chose.
« Ce qui est immédiatement différent de l’esprit libre est, pour celui-ci comme en soi, l’extérieur en général ─ une chose, quelque chose de non libre, sans personnalité et sans droit » (Principes de la philosophie du droit, § 42, p.88).
L’aliénation est l’investissement par lequel je m’enracine dans le non libre : c’est ce paradoxe qui rendra possible le rebondissement vers l’extériorité. Le premier moment de la volonté est l’extériorisation (Veräußerung) et aliénation (Entäußerung), et donc appropriation (Zueignung). Il s’agit de se rendre propre ce qui est extérieur en se mettant dans l’extérieur. Cette possession définit très exactement ce que Kant appelait arbitraire (Willkür). L’acte de dire : « c’est à moi », le droit de propriété (Zueignungsrecht) est le premier acte de volonté. C’est dans le rapport d’un vouloir à un avoir que se constitue un vouloir déterminé.
b) La propriété implique, de plus, rapport de moi non seulement avec les choses, mais aussi avec mon propre corps. J’ai un corps.
« Comme personne, je suis moi-même une individualité immédiate, c’est-à-dire que, d’abord, si on définit le moi plus précisément, je suis vivant dans ce corps organique qui est mon existence externe, indivisée, universelle dans son contenu et la possibilité réelle de toute détermination ultérieure. Mais comme personne je possède aussi ma vie et mon corps comme des choses étrangères dans la mesure où c’est ma volonté » (Principes de la philosophie du droit, § 47, p.93).
C’est parce que l’homme possède quelque chose qu’il peut dire qu’il a un corps. C’est là l’ultime aliénation du moi, car mon corps ne peut être enlevé sans que mon existence me soit aussi enlevée.
C’est donc dire que la propriété est la réalisation de la liberté (Dasein der Freiheit). Mais il faut aller plus loin, et ainsi considérer un autre moment de ce mouvement dialectique.

2. Contrat
La propriété implique un parcours court entre moi et la chose, alors que le contrat implique un parcours plus long qui dépend de l’affirmation d’un troisième terme : l’autre. C’est le moment rationnel par lequel deux pensées vont s’entendre : d’où, c’est là que se fait le passage de l’arbitraire (Willkür) à la volonté (Wille). Le contrat implique une médiation de la propriété.
a) Hegel va réduire cette notion de contrat dont Hobbes et Rousseau avaient fait si grand cas.
Pour Hobbes, grâce à un contrat, deux volontés se désistaient de leur pouvoir en faveur d’un souverain qui donnait la paix en échange de la guerre.
Pour Rousseau, dans un contrat sans bénéficiaire, tous se donnaient à tous de telle façon que chacun restât libre.
Pour Hegel, cette notion de contrat qui fonde l’État libéral est beaucoup trop ample. Il faut rapatrier le contrat en en réduisant la portée. Le contrat, en effet, ne dépasse pas la sphère de la propriété. Voilà pourquoi il ne peut fonder une théorie de l’État : il ne peut fonder qu’une société de propriétaires.
b) le contrat, dans ce contexte, n’est qu’une première assise de la philosophie du droit. Il implique une médiation, un passage de l’en soi vers le pour soi.
« Cette relation de volonté à volonté est le terrain propre et véritable sur lequel la liberté a une existence. Cette médiation, qui établit la propriété, non plus seulement par l’intermédiaire d’une chose et de ma volonté subjective, mais aussi par l’intermédiaire d’une autre volonté, et par suite fait posséder dans une volonté commune, constitue la sphère du contrat » (Principes de la philosophie du droit, § 71, p.115).
Il y a ici parallélisme avec la dialectique du maître et de l’esclave dans la Phénoménologie de l’Esprit ; car il s’agit de découvrir comment passer à une conscience double, comment aller d’une volonté particulière à une volonté universelle à travers l’accord de cette volonté particulière avec une autre. Dans les deux cas, l’enjeu est la reconnaissance : dans les deux cas, cette reconnaissance implique un rapport aux choses. Mais ici l’échange des volontés est réel et non mythique comme dans la Phénoménologie de l’Esprit.
« Mais il [le contrat] peut être appelé réel dès lors que chacun des contractants est la totalité de ces deux moments et, par suite, devient et en même temps reste propriétaire. C’est l’échange » (Principes de la philosophie du droit, § 76, p.118).
a. Et, qui plus est, il n’y a pas seulement les volontés particulières qui deviennent universelles à travers le contrat, comme nous venons de le voir.
b. Mais les choses sur lesquelles porte le contrat deviennent elles-mêmes, en quelque sorte, universelles : les choses ne sont plus considérées comme choses-en-soi, mais les choses-entre-nous ; c’est-à-dire dans leur caractère d’échange, dans leur valeur.
« Comme dans le contrat réel chacun conserve la même propriété identique dans ce qu’il acquiert et dans ce qu’il cède, on distingue cet élément permanent comme la propriété qui est en soi dans le contrat, tandis que les choses extérieures sont objet d’échanges. C’est la valeur dans laquelle les objets d’échange, malgré toutes différences qualitatives extérieures, sont égaux, c’est leur universalité » (Principes de la philosophie du droit, § 77, pp.118-119).
La chose devient donc universelle en face de moi me saisissant comme universel : c’est alors que la chose universelle devient le véritable vis-à-vis du vouloir, alors que la chose particulière n’est que le vis-à-vis du besoin. La volonté est donc devenue elle-même objective ; de la médiation entre deux volontés subjectives, est née une volonté commune, celle des signataires du contrat.

3. Résultat : personne juridique
Au niveau de la personne juridique naît un nouveau sujet : l’homme juridique ou le propriétaire, le sujet qui peut entrer en relation de droit privé. Les rapports, à ce niveau, sont abstraits : il ne s’agit pas d’un destin collectif, mais d’un réseau juridique qui délimite le droit de chacun. Ce que Kant a appelé « personne » ne serait, toutes réserves faites, que le propriétaire légal. Car le formalisme kantien ne nous conduit pas à une réalité concrète. Il est inhérent à une éthique qui se borne à empêcher l’empiètement : il ne permet qu’une appartenance à une cité des fins dont les relations demeurent toujours très abstraites et formelles.
« La personnalité contient principalement la capacité de droit et constitue le fondement (abstrait lui-même) du droit abstrait, par suite formel. L’impératif du droit est donc : sois une personne et respecte les autres comme personnes » (Principes de la philosophie du droit, § 36, p. 84).
Cette éthique se cantonne dans le droit des personnes, lequel est relié au droit des choses. Car le contrat ne lie pas, au fond, les hommes entre eux. C’est un pacte qui implique et institutionnalise l’insularité de deux propriétaires. Le droit abstrait est bien volontaire, mais n’implique rien de commun entre les contractants. Tel est donc le caractère de la personne juridique : exclusif et non inclusif. Et c’est en ce sens que l’on est fondé de dire que le droit des personnes naît à l’occasion du droit des choses.

4. Limites
a) Injustice
À partir des éléments exposés précédemment, Hegel est amené à développer une théorie du droit pénal. Ce qui nous permet de découvrir le caractère contingent et violent du droit : c’est là une sorte de blessure originelle de la relation du droit qui est ainsi amenée à la réflexion à travers la notion d’injustice. Et cette réflexion sur l’injustice, qui implique la punition, est loin d’être un appendice à cette étude sur le droit abstrait. Au contraire, elle nous permet d’opérer un retournement de l’analyse mise en œuvre précédemment et de nous faire découvrir à quel point le droit est rongé par la contingence. Le criminel, en effet, ne fait pas seulement apparaître son propre arbitraire, mais force aussi la réflexion à mettre en cause le droit. Le hors-la-loi met en lumière son propre arbitraire en même temps que celui du droit ; en fait, le crime nous rappelle que le droit possède un caractère arbitraire.
« Chez les parties, la reconnaissance du droit est liée à l’intérêt et à l’opinion particulière qui y sont opposés. En face de cette apparence, se manifeste en même temps, à l’intérieur d’elle-même, le droit en soi, comme représentation et exigence. Mais il n’existe d’abord que comme devoir-être, car la volonté ne se présente pas encore comme capable de se libérer de l’immédiateté de l’intérêt, pour se donner comme but, à soi en tant que particulière, la volonté générale ; celle-ci est encore ici déterminée comme une réalité reconnue en face de laquelle les parties ont à faire abstraction de leurs vues et de leurs intérêts particuliers » (Principes de la philosophie du droit, § 82, p.127).
L’arbitraire (Willkür), masqué par la rationalité sous les rapports juridiques, réapparaît au niveau de l’infraction. Les volontés se lient dans un contrat : l’une d’entre elles s’y refuse. S’il est vrai que le contrat est une reconnaissance de volontés particulières, il ne faut pas s’étonner que l’une d’entre elles refuse de s’y soumettre. C’est donc dire que la liberté dépasse nécessairement le fait d’être propriétaire : le droit reste donc dans l’ordre de l’apparence (Erscheinung), de la manifestation.

b) Punition
La réflexion que nous venons de faire sur l’injustice nous amène à tenter de penser la punition dans sa rationalité. Hegel soutient qu’il y a une rationalité très profonde dans la punition en ce qu’elle nie le crime, en ce qu’elle nie donc la négation de la loi, et, par conséquent, restitue le droit. En plus de rétablir le droit, la punition honore le sujet du droit, car elle le considère comme responsable. Il y a donc une équation entre crime et châtiment qui ajoute une seconde limite à la manifestation du droit. À l’arbitraire organisé par le droit au niveau du contrat, elle ajoute l’arbitraire de la vengeance. Car le justicier est, en tant que colère, surgissement d’une volonté particulière (Willkür).
« L’abolition du crime est d’abord, dans cette sphère du droit immédiat, la vengeance; celle-ci est juste dans son contenu si elle est une compensation. Quant à la forme, elle est l’action d’une volonté subjective qui, dans chaque dommage qui se produit, met son indéfini, et dont par suite la justice est contingente. Et aux autres consciences elle apparaît comme une volonté particulière. La vengeance devient une nouvelle violence en tant qu’action positive d’une volonté particulière. Elle tombe par cette contradiction dans le processus de l’infini et se transmet de génération en génération » (Principes de la philosophie du droit, § 102, pp.138-139).
Tout ce que le droit fait pour dépasser cet arbitraire, c’est de tenter d’objectiver le plus possible cette justice.
Le droit abstrait implique donc trois niveaux de contingence : l’arbitraire organisé du contrat, l’arbitraire en révolte de l’injustice et l’arbitraire de la colère dans la punition. Et si nous demeurons au simple niveau juridique, nous demeurerons au niveau du crime et du châtiment à répétition impliqués par la tragédie grecque et par l’Ancien Testament. Mais, au sein même de cet échec, il y a ouverture vers un autre niveau.
« Exiger la solution de cette contradiction (…), qui tient aux modalités de l’abolition de la faute, c’est l’exigence d’une justice dépouillée de tout intérêt, de tout aspect particulier et de la contingence de la force, qui ne venge pas mais qui punisse » (Principes de la philosophie du droit, § 103, p.139).
Considérons ce nouveau champ.

2) Niveau de la moralité subjective (Moralität)
1. Promotion, avance
Ce passage implique une progression et une avance qui se solderont pourtant par un nouvel échec. Considérons, tout d’abord, la progression et l’avance qui y sont impliquées. Ce serait passer à côté de la pensée hégélienne si nous ne discernions pas dans le passage à la moralité subjective quelque chose de positif. Il faut passer par ce moment positif pour découvrir, en accord avec E.Weil, que la théorie politique exposée à la fin de cet ouvrage, n’est pas une théorie totalitaire. Il s’agit, en fait, de savoir comment la moralité subjective réalise la réalité de la liberté.

a) Considérons, tout d’abord, les grands thèmes de ce moment dialectique.
a. Ce qui se réalise alors, c’est le moment réflexif, celui du pour soi.
« Le point de vue moral et celui de la volonté au moment où elle cesse d’être infinie en soi pour le devenir pour soi (…). Ce retour de la volonté à soi et son identité existant pour soi en face de l’existence en soi immédiate et des déterminations spécifiées qui se développent à ce niveau, définissent la personne comme sujet » (Principes de la philosophie du droit, § 105, p.143).
Auparavant nous n’avions pas épuisé la notion de personne. Maintenant, nous sommes en présence de la personne morale comme sujet faisant la conquête de sa subjectivité. La volonté en soi était investie dans la chose ; c’était la volonté du contrat. Il y avait un mien, mais il n’y avait pas encore de moi. La volonté pour soi implique un retour à soi et est marquée par la conquête de son identité.
b. Cette identité implique que je suis le même face à la vie, que je suis identique face à (gegenüber) l’existence. C’est en faisant face que se constitue une structure d’identité : identité du contenu et du vouloir.
« De plus sur le terrain moral, où la liberté ou identité de la volonté avec soi existe pour cette volonté (…), l’identité du contenu reçoit les caractères propres suivants… » (Principes de la philosophie du droit, § 110, p.146).
Il s’agit de maintenir, face à moi, une unité de projet et d’intention. Ce fameux texte de Nietzsche exprime bien cela.
« Le point de vue de la « valeur » est le point de vue des conditions de conservation et d’accroissement portant sur les formations complexes à durée relative de vie à l’intérieur du devenir » (Volonté de puissance, Aph.715, 1887/1888. Cité dans les Chemins qui ne mènent nulle part, p. 187. Les indications bibliographiques relatives à ce volume sont données dans le texte des notes, p. 54 ).
Je suis une volonté si je suis capable de riposter au flux de la conscience par identité de projets. J’échappe à l’écoulement, au flux continuel de toutes choses parce que j’ai une existence identique.
« La subjectivité constitue maintenant la détermination spécifiée du concept ; elle est différente de ce concept en tant que tel, de la volonté en soi, en d’autres termes, comme la volonté du sujet, comme volonté de l’individu qui est pour soi est quelque chose qui existe (et comporte aussi un caractère immédiat), la subjectivité donne ainsi l’existence du concept. Un niveau supérieur est défini pour la liberté. Le côté de l’existence où l’élément réel s’ajoute maintenant à l’idée, c’est la subjectivité de la volonté : c’est seulement dans la volonté comme subjective que la liberté ou volonté en soi peut être réelle en acte » (Principes de la philosophie du droit, § 106, p. 143).
Il est bon de remarquer, dans ce texte, l’insistance de Hegel sur la notion de réalité d’existence qu’il rend par Sein, Dasein, Existenz, Reales, Wirklich. Il est intéressant de voir que le discours hégélien n’est pas univoque, mais analogue, et procède ainsi à un enveloppement réciproque des concepts.
c. Cette réflexion sur l’identité nous renvoie à la notion d’effectuation qui implique que la volonté se donne une figure dans son projet. On peut regarder ce travail d’identification comme une œuvre (Bearbeitung). Cela se résume dans ce mot clé d’autodétermination. C’est une limitation que je me donne. En quoi cette pensée de la liberté est-elle une avance dans la philosophie du droit ? Nous avons maintenant un sujet responsable ; avant nous n’avions qu’une personne juridique, et non une personne morale. Nous sommes entrés dans une sphère de responsabilité, qui n’est pas celle des choses. Il ne s’agit plus d’une responsabilité relative aux choses, mais d’une prise en charge d’un fragment d’histoire.

b) À partir de là, Hegel, aux paragraphes 110-124 des Principes de la philosophie du droit, reprend certains concepts généraux de la psychologie qu’il stabilise au niveau de la morale.
a. La notion de but, entrevue par Aristote, implique l’identité d’un projet.
« …la pure et simple identité de la volonté avec elle-même à travers cette opposition est le contenu qui reste le même, indifférent à cette distinction de forme, le but » (Principes de la philosophie du droit, § 109, p.146).
Le but permet, par un refus du changement, de maintenir un projet face au glissement temporel. C’est, en quelque sorte, un corrélat de l’autodétermination, car l’identité du projet implique identité de soi-même.
b. La notion de propos, de projet, implique la possibilité de rendre compte : elle est le représentant du rendre compte juridique de l’éthique. Vorsatz que traduit projet, se décompose en setzen (placer) et en vor (en avant) : je me reconnais dans le propos, en ce sens que je le maintiens ferme devant moi.
« La finitude de la volonté subjective dans l’immédiat de la conduite consiste immédiatement en cela, qu’elle suppose pour être effective, un objet extérieur entouré de conditions diverses. L’acte introduit un changement à cette existence donnée et la volonté en est comptable pour autant que la réalité changée contient le prédicat abstrait d’être mienne » (Principes de la philosophie du droit, § 115, pp.149-150).
Il y a donc possibilité de départage et de constitution. Et cela est très important, car les problèmes que posaient les tragiques grecs ne pouvaient être résolus, parce qu’un sujet responsable, capable de prendre à sa charge sa faute, et de s’opposer à toute accusation excessive, n’était pas encore défini.
c. La notion d’intention est la traduction du mot allemand Absicht qui se décompose en sehen (voir) et ab (à partir de). L’intention correspond au moment de la valeur morale. Cela correspond d’ailleurs aux vues de Nietzsche selon lesquelles toute valeur surplombe l’action qui en constitue la justification.

2. Échec patent
a) À partir de ce moment, Hegel se lance dans une charge à fond contre Kant. La réflexion kantienne fige ce moment dans sa différence et aboutit ainsi à un absolutisme du moment de la subjectivité morale.
« Mais la réflexion abstraite fige ce moment dans sa différence et son opposition à l’universel, et produit alors cette croyance de la moralité, qu’elle ne se maintient que dans un âpre combat contre la satisfaction propre » (Principes de la philosophie du droit, § 124, p.157).
Ce type de philosophie morale, qui est ici monté en épingle, repose sur l’intériorité et manque le problème fondamental : celui de l’intégration et de la totalisation. Le kantisme représente un moment de la réflexion abstraite qui a figé l’antinomie subjectivité-universalité. C’est une attaque contre la philosophie de l’entendement, mis en œuvre par Kant, qui sépare (krinein) à travers une critique du jugement : dans urteilen (juger), il y a teilen (couper). D’où une conception dramatique de la loi morale reposant sur un florilège de contradictions.
« Ces déterminations, qui se distinguent sur le terrain de la moralité subjective, ne sont unies que pour la contradiction, c’est ce qui constitue l’aspect phénoménal et fini de cette sphère (…), et le développement de ce point de vue est celui de ces contradictions et de leurs solutions, qui dans ses limites ne peuvent être que relatives » (Principes de la philosophie du droit, § 112, p.147).
C’est là, tout simplement, une prise de conscience des contradictions. Or c’est cette prise de conscience des contradictions qui nous mène à la moralité objective.
b) L’idée vide du devoir ne pourra jamais être remplie par un vouloir particulier. Le formalisme est issu de ce décollement. D’une idée vide et formelle du devoir, on ne pourra jamais tirer une action précise.
« Le devoir lui-même, en tant que dans la conscience de soi il constitue l’essence et l’universel de cette sphère, essence qui, renfermée en soi, ne se rapporte qu’à soi, ne garde que l’universalité abstraite ; il est identité sans contenu ou le Positif abstrait ; il se définit par l’absence de détermination » (Principes de la philosophie du droit, § 135, p.166).
La moralité abstraite, comme forme sans contenu, implique une absence de critère. La subjectivité va s’ériger en juge : « cela est vrai parce que j’en suis sûr ». Au nom de la conscience, l’individu va s’ériger en juge arrogant. D’où une notion dissolvante à l’égard du critère.
« Lorsque le monde existant de la liberté est devenu infidèle à son idéal, la volonté ne se retrouve plus dans les devoirs en vigueur et ne peut regagner l’harmonie, perdue dans la réalité, que dans l’intériorité idéelle. Quand la conscience de soi saisit et obtient ainsi son droit formel, ce qui importe, c’est de savoir comment est constitué le contenu qu’elle se donne » (Principes de la philosophie du droit, § 138, p.170).
D’où une accusation de cynisme portée contre la moralité subjective : à la limite, en effet, il faudrait dire que la certitude morale peut devenir elle-même le mal.
« La certitude morale comme subjectivité formelle n’est rien d’autre que cela : être tout le temps sur le bord de tomber dans le mal ; c’est dans la certitude existant pour soi, connaissant et décidant pour soi, que la moralité et le mal ont leur racine commune. (Principes de la philosophie du droit, par. 139, p. 170)
La moralité subjective et le mal ont une racine commune. Car la conscience la plus aiguë contre le mal implique le mal lui-même. La conscience qui vit sous la loi est elle-même conscience mauvaise sous la loi.

3) Niveau de la moralité objective (Sittlichkeit)
Qu’est-ce que la volonté au plan de la moralité objective ? C’est la réalisation ultime du droit défini comme empire de la liberté réalisée.

1. Moralité objective en général
a) La moralité objective en général veut mettre fin à la double abstraction de la volonté au niveau, d’une part, du contrat où la volonté s’abîme dans une extériorité contradictoire, et au niveau, d’autre part, du devoir où la volonté s’abîme dans le solipsisme de sa certitude. C’est dans une œuvre commune que la volonté, au niveau de l’esprit objectif, va se reconnaître. L’objet de la volonté, à ce niveau, n’est plus ni la chose possédée ni le projet, mais les œuvres de culture. Ce sont ces œuvres qui doivent donner appui à la volonté concrète pour qu’elle puisse passer de sa forme à son contenu. Voilà en quel sens une philosophie de la politique et de l’histoire va pouvoir résoudre les antinomies de la moralité subjective ; car, à ce moment, nous avons une éthique non de la critique qui scinde de l’a priori le domaine de l’a posteriori, mais du contenu sensé qui refuse tout formalisme et toute abstraction. Cette requête va trouver son appui dans la théorie de l’État, car l’État c’est le déjà-là de la valeur. Ce qui est une position très différente de celle de Nietzsche pour qui la création des valeurs est liée à une fulguration de la volonté : dans cette perspective, la promotion d’une valeur se réalise toujours dans l’ordre de l’arbitraire. L’État, au contraire, implique une tradition de la volonté réalisée. Il ne faudrait cependant pas croire qu’il s’agisse ici d’un retour à la cité grecque mythique, construite par les idéalistes et les romantiques allemands du XIXe siècle, où les citoyens existaient, en quelque sorte, sans une conscience claire de leur subjectivité. Hegel se rend très bien compte que la cité de son temps est fondamentalement différente de la cité grecque précisément en ce que ses citoyens ont une conscience très profonde de leur subjectivité. Hegel ne soutient donc pas une théorie politique totalitaire, mais nous conduit plutôt vers une philosophie de l’État libéral : et cela à cause précisément, comme nous l’avons d’ailleurs déjà fait remarquer, du moment précédent : celui de la moralité subjective. Ce moment est dépassé certes, mais conservé aussi selon le type bien spécial de progression qu’implique le mouvement dialectique.
« La moralité objective est l’Idée de la liberté en tant que bien vivant, qui a son savoir et son vouloir dans la conscience de soi, et qui a sa réalité par l’action de cette conscience. Cette action a son fondement en soi et pour soi, et son but moteur dans l’existence morale objective. C’est le concept de liberté qui est devenu monde réel et a pris la nature de la conscience de soi » (Principes de la philosophie du droit, § 142, p.189).
La liberté consciente de soi est devenue nature, mais il ne faut pas oublier que l’État moderne est passé par la conscience de la subjectivité. Ce dernier moment effectue donc la synthèse de l’en soi et du pour soi : l’en soi impliquant la volonté réalisée dans les choses, et le pour soi, la volonté réfléchie en sa conviction propre.
b) Mais de quelle sorte d’État Hegel parle-t-il ? D’un État idéal qui serait un vœu, ou d’un État de fait qui découlerait d’une description ? D’aucune de ces deux sortes d’État ; car Hegel a traité d’un État tendanciel. C’est la mentalité aristotélicienne qui considère non une idée ni un fait brut, mais un sens en marche, un telos, une fin ; c’est-à-dire une rationalité à l’œuvre, une rationalité en action qui travaille notre temps du dedans. C’est, en fait, le sens d’une époque.
« L’État est la réalité en acte de l’Idée morale objective — l’esprit moral comme volonté substantielle révélée, claire à soi-même, qui se connaît et se pense et accomplit ce qu’elle sait et parce qu’elle sait. Dans la coutume, il a son existence immédiate, dans la conscience de soi, le savoir et l’activité de l’individu, son existence médiate, tandis que celui-ci a, en revanche, sa liberté substantielle en s’attachant à l’État comme à son essence, comme but et comme un produit de son activité » (Principes de la philosophie du droit, § 257, p.270).
L’État est le summum de l’esprit objectif, et non de l’Esprit en tant que tel qui se réalise dans l’Art, la Religion et la Philosophie : voilà pourquoi il ne faut pas trop s’inquiéter du qualitatif « divin » qu’on trouve dans la remarque. Nous sommes ici sur le terrain de Rousseau, mais Rousseau a échoué parce qu’il fondait l’État sur le contrat : le contrat seul implique l’arbitraire entretenant des relations abstraites. On ne peut tirer une théorie de l’État de celle de la volonté individuelle : il faut chercher l’essence de l’État dans sa constitution.
« Ces institutions forment la Constitution, c’est-à-dire la raison développée et réalisée dans le particulier et sont, par suite, la base ferme de l’État, aussi bien que de la confiance des sentiments civiques des individus, et elles sont les piliers de la liberté publique car par elles, la liberté particulière est à la fois réelle et rationnelle et en elles-mêmes se trouve la réunion de la liberté et de la nécessité » (Principes de la philosophie du droit, § 267, p.281).
Mais il faut aller plus loin et développer la structure de cet État.
« L’idée de l’État :
a. Possède une existence immédiate et est l’État individuel comme organique se rapportant à soi-même ─ c’est la constitution du Droit politique interne.
b. Elle passe à la relation de l’État isolé avec les autres États ─ c’est le droit externe.
c. Elle est l’idée universelle, comme genre et comme puissance absolue sur les États individuels, l’esprit qui se donne sa réalité dans le progrès de l’histoire universelle ». (Principes de la philosophie du droit, § 259, pp.275-276).
Car l’idée de l’État a elle-même une dialectique : c’est l’idée d’une volonté en tant que telle, puis d’une volonté particulière, et enfin d’une volonté historique. Tout cela se réalisant au niveau de la plus grande rationalité effective.

2. Limite de la moralité objective
Mais il y a une triple limite du politique.
a) La souveraineté de l’État va s’incarner dans la figure d’un prince qui, en fait, est une volonté particulière (Willkür). Le prince est ce moment de particularité ou quelqu’un prend une décision.
« La souveraineté, qui n’est d’abord que la pensée universelle de cette idéalité ne devient existence que comme subjectivité sûre de soi et comme détermination abstraite et par conséquent, sans motif de la volonté par soi, d’où dépend la décision suprême. C’est le côté individuel de l’État qui est unique, qui ne se manifeste qu’alors comme unique » (Principes de la philosophie du droit, § 279, p.310).
C’est donc là un moment de subjectivité et d’arbitraire.
b) Tous les Etats sont de grands individus qui se font face l’un l’autre dans la guerre.
« L’individualité comme être pour soi exclusif apparaît dans la relation à d’autres États dont chacun est autonome par rapport aux autres. Puisque dans cette antinomie l’être pour soi de l’Esprit réel a son existence, elle est la première liberté et l’honneur le plus haut d’un peuple » (Principes de la philosophie du droit, § 322, p.352).
D’où l’irruption, à ce moment-ci, encore, de l’arbitraire.
c) Enfin le droit international n’est pas contraignant, c’est un Sollen (devoir non au sens d’obligation, mais de souhait), non une chose effective. Il n’y a pas d’État universel où rationalité et réalité seraient égales.
« Le Droit international résulte des rapports d’États indépendants. Son contenu en soi et pour soi a la forme du devoir-être, parce que sa réalisation dépend de volontés souveraines différentes… » (Principes de la philosophie du droit, § 330, pp.358-359).
La totalité des rapports humains n’est pas couverte à ce niveau.

Le concept philosophique de la volonté (Phi. 591)
Mardi 31 octobre 1967

C. LA VOLONTÉ DANS LA PHILOSOPHIE DE L’ESPRIT

La philosophie du droit est, elle-même, un fragment de l’Encyclopédie développé dans une œuvre indépendante : dans l’Encyclopédie, elle trouve sa place dans le parcours de l’esprit objectif. La philosophie hégélienne marque, au niveau de l’Encyclopédie notamment, la dernière grande récapitulation de la philosophie occidentale en intégrant, de façon originale, la philosophie aristotélicienne et la philosophie cartésiano-kantienne dans un système qui tient compte à la fois d’une ontologie de l’acte (energeia) fondant et limitant l’action humaine (ergon), et d’une philosophie réflexive du sujet pensant. Hegel tente de retenir, en les dépassant, ces moments énergétique et réflexif développés dans la tradition philosophique. Nous allons analyser cette récapitulation, qui est derrière nous, pour voir si, depuis lors, de nouvelles figures, de nouvelles formes de pensée ne sont pas apparues qui rendent le savoir contemporain irrécapitulable. Il ne s’agit pas par là de nous fermer sur Hegel, mais de nous ouvrir, par Hegel, à notre temps. Nous n’entreprendrons pas, pour mettre en œuvre cette analyse, de définir tout de suite les notions de dialectique et d’esprit : et nous allons donner les raisons de cette façon de procéder.

1. Dialectique
Il existe des exposés qui commencent par expliquer le mécanisme de la dialectique : thèse, antithèse et synthèse. Or cette façon de procéder transporte Hegel sur Kant, car ce n’est qu’en philosophie critique qu’il est possible de séparer contenu et forme : ainsi nous traiterions la raison hégélienne comme l’entendement kantien. Or, au début de l’Encyclopédie, Hegel refuse violemment toute philosophie basée sur l’entendement kantien. Il ne faut donc pas considérer la dialectique comme une machine à mettre en forme le contenu qu’on lui présente. Ce qu’il faut écarter dès le début, c’est la pensée d’une méthode dialectique distincte du mouvement inhérent au contenu lui-même. Ce n’est que dans l’Organon d’Aristote qu’on peut ainsi considérer le fonctionnement formel de la pensée en lui-même. La dialectique s’apparente au déploiement même du contenu ; elle est la manière dont se réalise le contenu.
2. Esprit
On ne peut, lorsque l’on étudie Hegel, donner une définition de l’esprit en faisant abstraction de son contenu. Il n’y a pas chez Hegel, en effet, une immanence de l’esprit fondé sur lui-même. La rationalité se fait ; et c’est un sens à l’œuvre. Aussi faut-il se méfier de toute abstraction dans ce domaine ; et voici quelques traits de l’esprit qui nous incitent à procéder ainsi.
a) L’esprit se donne tout entier pour toujours, mais il est le résultat de sa propre constitution. Le sens est déjà là, mais pourtant il se fait. Si l’esprit peut se précéder en étant son propre résultat, c’est qu’il se dépasse tout en se retenant. Le verbe aufheben rend bien cette idée : il signifie, pour conserver le jeu de mots en français, suspendre, c’est-à-dire à la fois élever et retirer.
b) L’esprit progresse par scission : il a cette capacité de s’opposer à soi-même pour se dépasser. Dans le verbe urteilen (juger), il y a le verbe teilen (couper).
c) L’esprit va de l’abstrait au concret, de la notion séparée à l’unité pleine. La notion de Begriff (concept) rend bien cette idée, car elle implique le verbe greifen (saisir, prendre). Le Begriff n’est pas abstrait, c’est le sens même de la chose, c’est son telos. L’esprit marche vers le Begriff : il s’agit, pour lui, de réaliser une idée de la raison ; ce qui est impossible dans le cas d’une notion de l’entendement.
d) Le mouvement de l’esprit implique le remplacement de la détermination extérieure par la détermination intérieure de soi. Ici nous approchons de la conception hégélienne de la volonté qui repose sur l’intégration de l’extérieur dans l’intérieur. Cela implique une corrélation de l’action extérieure et de la subjectivité : il s’agit de faire coïncider le sens et la compréhension de soi.
Et Hegel, dans l’Encyclopédie, développe cette idée en trois moments qui font, comme nous l’avons vu dans l’introduction de ce cours, toute sa grandeur.
a. Le moment de la conjonction de l’esprit et de la nature. Cela implique le passage du désir à la raison.
b. Le moment de la conjonction du théorique et du pratique ; il s’agit de penser le passage de la représentation à la volition.
c. Le moment de la conjonction de la psychologie et de la politique. La psychologie nous donne l’expérience d’une volonté qui s’apparente à l’arbitraire (Willkür), qui est possibilité de non-sens ; d’autre part, nous avons l’expérience d’un autre vouloir, celui qui s’exprime dans le pouvoir de l’État et celui du citoyen. Aristote avait tenté de dépasser cette coupure en prenant conscience de l’interdépendance de la politique et de l’éthique ; mais seul Hegel a l’instrument dialectique pouvant accomplir vraiment la conjonction de ces deux moments.

1) Nature et esprit
Hegel rend possible ce passage de la nature à l’esprit en plaçant l’esquisse de la volonté plus bas que dans la philosophie de l’esprit, c’est-à-dire dans la philosophie de la nature. Il s’agit de voir comment une philosophie de la volonté s’anticipe dans une philosophie de la nature et s’en désimplique. Il faut franchir cette coupure entre nature et esprit, et saisir la volonté au point de suture de ces deux mondes. Une philosophie de la volonté est le dernier degré d’une philosophie de la nature et le premier degré d’une philosophie de l’esprit.

1. Anticipation de la volonté dans la nature
Qu’est-ce qui fait le caractère propre de l’animalité ? C’est un certain rapport de l’individu avec lui-même (organisme) impliquant un rapport de l’individu avec ce qui l’entoure (organisme-milieu).
a) L’animalité réalise une certaine configuration qui rend consistant un milieu interne dans un milieu externe. C’est là la toute première assise de la volonté. Spinoza disait déjà avant Hegel : « Animal retinet formam ». À ce premier niveau apparaît déjà un sentiment de soi (Selbstgefühl).
« De ce retour en soi qui met un terme à l’assimilation, ne résulte pas le Soi (das Selbst) sous forme d’une universalité subjective intérieure vis-à-vis de l’extérieur, c’est-à-dire un sentiment de soi » (G. W. F. Hegel, Précis de l’Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. Gibelin, Paris, Vrin, 1967, § 347, p.201. Les prochaines citations tirées de cette œuvre renverront à cette traduction.)
La vitalité n’est donc pas déjà une prise de conscience, mais une péripétie de cette prise de conscience.
b) Il y a déjà en elle une préfiguration, au niveau du processus extérieur de la sensibilité, de la fonction théorique ; et, au niveau du rapport avec le milieu, de la fonction pratique. Car le rapport pratique de l’individu avec son milieu implique à la fois une négation, c’est-à-dire un manque ou un besoin, et la négation de cette négation, c’est-à-dire la satisfaction.
« Seul l’être vivant sent la déficience, car lui seul est dans la nature, la notion qui est l’unité de soi et de son contraire déterminé ». (Encyclopédie, § 359, p.205).
Pour Descartes, le besoin était négatif. Pour Spinoza, il était positif. Or, pour Hegel, le besoin implique un but immanent qui est la satisfaction. Il y a donc dans le besoin une victoire sur le négatif.
c) Et Hegel a porté ce fait à un tout autre niveau en saisissant, à travers la menace de mort qui pèse sur chaque individu, la racine de la satisfaction, par la sexualité, de l’espèce.
« Le genre ne se maintient que par l’anéantissement des individus qui ont, dans l’acte sexuel, accompli leur destinée et qui, s’ils n’en ont pas de plus haute, vont ainsi à la mort » (Encyclopédie, § 370, p.212).

2. Désimplication de la volonté
Le premier niveau de l’esprit subjectif, c’est le niveau anthropologique.
« Pour nous, l’esprit présuppose la nature, dont il est la vérité et, par suite le principe absolument premier. Dans cette vérité la nature est disparue et l’esprit s’est révélé comme l’idée parvenue à son être-pour-soi ; l’objet comme le sujet en est la notion. Cette identité est négativité absolue, parce que dans la nature la notion a sa parfaite objectivité extérieure, que cette extériorisation, la sienne, a été mise de côté et qu’elle y est devenue identique à elle-même. Elle n’est cette identité par suite qu’après être revenue de la nature » (Encyclopédie, § 380, p.216).
Ici, il faut suivre le progrès de la conscience qu’Aristote avait tenté de découvrir. Il faut rompre avec le style réflexif du cogito. Car l’énumération du cogito ne doit pas être réflexive, mais doit prendre appui sur la détermination de l’animalité : la constitution d’un soi en est la clef. Il s’agit donc d’une explication anthropologique, et non phénoménologique ; car, par exemple, la réduction husserlienne est un acte total qui implique la nature et la réflexion non par un passage de la nature au conscient à travers certains degrés intermédiaires mais par une réduction qui sépare brutalement la conscience de la nature. Il s’agit de retourner aux paragraphes 15 et 16 de la Monadologie où Leibniz donne certains caractères psychiques à la monade avant d’y avoir fait apparaître la conscience. La conscience, en ce cas, apparaît comme une tâche, un devenir. Il peut donc y avoir du psychisme sans qu’il y ait quoi que ce soit de conscient : c’est là une sorte d’éveil de la conscience avant la réflexion. Pour Hegel, par conséquent, le problème n’est pas d’unir un corps à une âme, mais de penser leur scission parce que leur union est indivisible. Il s’agit de penser la scission de ce qui n’est d’abord pas scindé. C’est donc dire qu’il y a tout un pan de la pensée d’Aristote qui demeure solide même après Galilée et Descartes. Et cela est évident chez Hegel non seulement dans cette union indivisible de la forme et du contenu, mais aussi dans la notion de substance qui signifie tout ce qui n’est pas analysé. La substance, c’est la totalité indivise, le pré-réflexif. Voilà pourquoi, pour Hegel, tout est discipline de détail : il s’agit, en fait, de hiérarchiser les conquêtes de la pensée réflexive. Dans une pensée dialectique, il n’y a pas de renversement soudain, mais élévation par degrés.
a) Âme naturelle
Au ras de la nature, se trouve l’anthropologie dont Kant lui-même a donné un essai. L’anthropologie, pour les penseurs du XVIIIe siècle et du XIXe siècle consistait en une réflexion sur les liens de l’homme avec le cosmos, les astres, les saisons, etc. Hegel met tout cela en ordre et considère trois choses à ce niveau : les caractères universels qui impliquent une étude de l’influence du cosmos, des astres, des saisons, etc ; les caractères particuliers qui impliquent une étude des divers peuples ; les caractères singuliers inhérents aux grands hommes et aux génies. Cela est un sol pré-phénoménologique qui est encore de la nature, mais qui tend vers une psychologie : c’est là que se placerait aujourd’hui la psychanalyse. Ce qui prépare le vouloir dans ce segment, c’est ce que Hegel appelle le propre.
« Le propre est ce qui n’est pas séparé du véritable moi concret et cette immédiate unité de l’âme avec sa substance et son contenu déterminé constitue précisément cette inséparabilité, en tant qu’elle n’est pas déterminée comme moi de la conscience, encore moins pour la liberté de la spiritualité rationnelle » (Encyclopédie, § 400, p.225).
Cette nature propre (Eigenheit) est très près de la sphère d’appropriation que Husserl met en lumière dans la cinquième Méditation cartésienne : en effet, elle se rapporte à la sensation (Empfindung), qui se décompose sémantiquement en finden (trouver) et em (dans).
b) Âme sensible
C’est donc ce qu’on trouve en soi avant toute Befindlichkeit (sentiment d’existence) : il y a dans ce mot le verbe (sich) befinden, (se) trouver. Et cela s’entend dans le sens qu’implique cette question : « Comment vous trouvez-vous ? » On peut donc, à ce niveau, trouver une forme sentie de présence à soi. On se retrouve donc comme sujet avant de se poser comme sujet.
« La totalité affective consiste comme individualité essentiellement à se différencier en soi-même et à s’éveiller au jugement en soi, selon lequel elle a des sentiments particuliers et se trouve, comme sujet, en rapport avec ces déterminations. Le sujet comme tel les pose en lui comme ses sentiments. Il est plongé dans cette particularité affective et en même temps s’y enferme au moyen de l’idéalité du particulier, avec lui-même, comme Un subjectif. Il est ainsi sentiment de soi — et il ne l’est que dans le sentiment particulier » (Encyclopédie, § 407, p. 232).
Ce qui nous conduit au problème de l’habitude qui n’est pas un problème comme les autres. Car c’est à ce niveau qu’un être se constitue en avoir : c’est là que je m’acquiers comme sujet. C’est déjà une première universalité en ce qu’une forme est prégnante de corporéité ; et ce transport de la forme dans les choses est amovible en ce sens qu’il peut s’effectuer sur une multitude de choses différentes.
« Cette information du particulier ou du corporel des déterminations sensibles dans l’être de l’âme apparaît comme une répétition de celles-ci et la production de l’habitude comme un exercice, car cet être comme généralité abstraite, par rapport au particulier naturel, mis sous cette forme, est la généralité de la réflexion (…) — c’est une seule et même chose, que la réduction de la multiplicité extérieure du sentir à son unité, cette unité abstraite étant posée. (Encyclopédie, § 410, p.234).
c) Âme réelle
L’âme n’est pas seulement nature, mais implique aussi l’effectivité.
« L’âme dans sa corporéité entièrement formée, et qu’elle a faite sienne, est sujet individuel pour soi et la corporéité est l’extériorité comme prédicat où le sujet ne se rapporte qu’à lui-même » (Encyclopédie, § 411, p.236). Elle est, en quelque sorte une idée incarnée. Car seule l’âme qui a des habitudes habite vraiment son corps : la danse en est le plus bel exemple. L’âme réelle, par ses habitudes, trace donc sa figure (Gestalt) sur un corps. Voilà pourquoi Aristote était justifié de poser l’excellence au niveau de l’habitude : mais il a majoré un concept qui se trouve à un certain niveau.

2) Théorique et pratique
La deuxième excellence de Hegel consiste dans la corrélation qu’il a effectuée entre fonction théorique et fonction pratique. C’est là une réponse au problème posé par Kant et par Descartes : comment la raison pure peut-elle agir sur la raison pratique ? Hegel, pour résoudre ce problème, n’a pas considéré le théorique et le pratique sur un même plan, mais a tenté de découvrir leur genèse réciproque ; et cela par une opération en spirale impliquant une production double qui est une hiérarchisation mutuelle.

1. Phénoménologie
Le concept de phénoménologie, dans l’Encyclopédie, a un sens beaucoup [plus] restreint que dans la Phénoménologie de l’Esprit. La phénoménologie, dans l’Encyclopédie, c’est le moment de conscience, le moment du vis-à-vis (gegenüber) par rapport à un objet (Gegenstand) : de là vient l’apparaître (Erscheinung), c’est-à-dire le phénomène.
a) Conscience comme telle
Le plus haut point de l’anthropologie implique une négation de la distance dans le corps habitué, docile ; et le plus bas point de la phénoménologie implique une mise à distance de la conscience par rapport au phénomène. La fonction théorique prend l’initiative de la distance ; or cette coupure est la perception qui permettra au vouloir de se distinguer du désir : d’où la possibilité de dire qu’il n’y a de phénoménologie que de la perception ou, plus exactement, que la phénoménologie naît avec la perception. La possibilité de faire face à un monde implique, comme l’affirme Heidegger dans les Chemins qui ne mènent nulle part, que le monde fasse tableau devant moi. Il y a ici encore coupure par rapport à l’âme naturelle en ce sens que la conscience implique non le besoin, mais le désir ; car le désir implique essentiellement le néant comme absence d’objet. C’est donc dans un horizon de perceptibilité que l’acte volontaire peut apparaître. Et c’est là que l’esprit, lui-même, apparaît sous le régime de la phénoménologie.
b) Conscience de soi-même
La première initiative de la phénoménologie consiste à discerner qu’il y a quelque chose en face de la conscience. C’est là que Hegel récupère Kant et Descartes. Ils ont tous deux fait une phénoménologie en manquant une philosophie de la nature (cf. Encyclopédie, § 40-60, pp.52-64). Le premier moment de la phénoménologie ne peut aboutir qu’à la constitution d’un objet pour la conscience. Le moi y est oublié.
« Mais le sentiment de soi que donne au Moi la satisfaction, ne demeure pas du côté intérieur ou en soi, dans l’être-pour-soi abstrait ou dans son individualité, mais comme négation de l’immédiateté et de la singularité, le résultat renferme la détermination de la généralité et de l’identité de la conscience de soi avec son objet. Le jugement ou la division de cette conscience de soi est la conscience d’un objet libre où le Moi trouve la connaissance de lui-même comme Moi ; moi qui est encore hors de lui » (Encyclopédie, § 429, p.242).
La conscience disparaît à ce moment. On est tellement attentif à l’objet qu’on oublie le sujet. C’est d’ailleurs la définition kantienne du je pense, comme la forme d’un monde, qui est l’exemple le plus significatif de cet état de fait : le je pense, dans cette perspective, n’est que la condition dernière de toute synthèse. La conscience s’est donc enlisée dans le monde qu’elle a construit. Et c’est pour tenter de se tirer de cette impasse que Hegel relance son analyse avec la notion de désir.
a. C’est par le désir qu’une nouvelle problématique renaît, car, par là, la conscience peut devenir conscience de soi. La conscience de soi est d’abord désir où l’objet convoité n’est pas l’objet sensible, mais l’unité du moi avec lui-même.
b. Cependant la conscience de soi implique plus que le soi. Il lui faut, pour apparaître, un doublement du désir : c’est dans un cogito au pluriel qu’elle se constitue et non dans une pure identité je = je. La conscience de soi doit donc passer par la lutte de deux désirs.
« Une conscience de soi pour une autre conscience de soi est tout d’abord immédiate comme autre chose pour une autre chose. Je me vois en lui-même immédiatement comme Moi, mais j’y vois aussi un autre objet étant là (daseiendes) immédiatement, en tant que Moi absolument indépendant en face de moi. La mise de côté de l’individualité de la conscience de soi a été la première ; par là elle n’a été déterminée que comme particulière. Cette contradiction lui inspire le désir de se montrer comme soi libre et d’être présente pour l’autre comme tel — c’est le processus de la reconnaissance des moi » (Encyclopédie, § 430, p.242).
Tant que nous connaissons un objet il n’y a pas dialectique impliquant l’autre : la dialectique apparaît au niveau de la reconnaissance de deux moi. L’Erkennen (la reconnaissance) est vraiment dramatique, alors que le kennen (la connaissance) ne l’est pas du tout. C’est par la reconnaissance qu’on passe de la monade à la monadologie ; alors le je attend son instant d’humanité de l’autre. C’est là une sorte de dramatisation de la dialectique, une sorte de mythisation. Freud, dans Totem et tabou, et Hegel dans la dialectique du maître et de l’esclave, ont dû emprunter le style familier du logos coutumier pour atteindre en profondeur l’archéologie du moi. C’est là, en quelque sorte, un contrat pré-volitif ; je n’existe pour moi que parce que j’existe pour un autre moi. Je suis parce que tu penses que je suis.

2. Psychologie
La problématique de la psychologie nous introduit à un autre niveau de conscience. Il faut ici entendre la psychologie dans le sens qu’elle avait au XVIIIe et XIXe siècle notamment chez Wolf, et non dans le sens qu’ont créé aujourd’hui les psychologues. Voilà pourquoi la psychologie, ainsi comprise, implique une scission et une réciprocité du théorique et du pratique.
a) Raison théorique
Il s’agit de montrer, dans ce contexte, comment la raison théorique accompagne la genèse de la raison pratique. Et de cela on peut donner trois exemples.
a. L’imagination (Einbildung), qui se décompose notamment en Bild (image, tableau), est la capacité de projeter.
« Dans cette réserve, elle se trouve donc en soi reproduite (erinnert) d’une façon déterminée et elle l’informe dans ce contenu qui est le sien — elle est fantaisie, imagination qui symbolise, allégorise ou poétise (dichten) » (Encyclopédie, § 456, p.252).
Cela implique une capacité de schématisation de l’action, tout comme, chez Kant, la maxime était schème pratique.
b. Il n’y a pas de vouloir sans fonction de signe. Car le vouloir implique un projet non seulement donné, mais aussi parlé. Il n’y a pas de projet possible sans cette espèce de discursivité du langage.
c. Il n’y a pas non plus de projets sans mémoire. Errinnerung (souvenir) implique inner (intérieur) ; Gedächtnis (mémoire) implique Denken (penser). Il n’y aurait pas de projet si je ne conservais pas ce projet, si je ne le maintenais pas sur le mode de la mémoire. C’est le moment d’intériorisation de la pensée.

b) Raison pratique
Le vouloir c’est la pensée même comme mienne.
« L’esprit, en tant que volonté, se sait, comme se déterminant en soi et s’accomplissant par lui-même. Cet être-pour-soi accompli ou cette individualité constitue le côté de l’existence ou la réalité de l’Idée de l’Esprit ; comme volonté, l’esprit entre dans la réalité ; comme savoir, il est dans le logos, domaine de la généralité de la notion » (Encyclopédie, § 469, pp.260-261).
Jusqu’où va cette volition ? Jusqu’à se découvrir libre-arbitre (Willkür), c’est-à-dire principe général de choisir, mais non en rapport avec des œuvres concrètes. Dans Beschließen (décider) est impliqué Schluß (la conclusion) : on pourrait dire, pour conserver le jeu de mots en français, que se résoudre à, c’est apporter une solution, une terminaison. Cela implique la notion de syllogisme pratique qui est un calcul des conséquences. C’est donc dire que la volonté que nous rejoignons par la psychologie ne peut être qu’une volonté réfléchissante : nous avons élevé la volonté du désir à la réflexion, mais nous ne sommes arrivés qu’à une puissance de choisir, et non à une volonté, s’apparaissant dans des œuvres concrètes. Cette volonté a donc des traits propres : c’est un moment de négativité, une possibilité de trancher, une intériorité privée. Mais cette espèce de volonté manque de ce caractère d’universalité que seule la politique pourrait lui fournir. La psychologie aboutit donc à une nouvelle impasse : auparavant l’esprit s’était enlisé dans l’habitude et dans l’objet, maintenant il l’est dans le devoir pratique.

c) Esprit libre
Même s’il est une impasse, le moment terminal de l’esprit subjectif est cependant grand en ce qu’il définit en propre l’Occident (cf. Encyclopédie, remarque du § 482, p.266). D’où ce moment de l’esprit libre [qui] est conservé tout en étant dépassé vers celui de l’esprit objectif.

3) Psychologie et politique
Hegel a aussi effectué une conjonction entre psychologie et politique, c’est-à-dire une conjonction entre la volonté réfléchissante et la volonté à l’œuvre.

1. Séparation
Auparavant ces deux moments étaient séparés
a) Il y avait, d’une part, une psychologie de la volonté de type cartésiano-kantien, qui se présentait comme le pouvoir des contraires (Willkür).
b) D’autre part, il y avait une philosophie du pouvoir politique. Or, l’originalité de Hegel fut de comprendre qu’il n’y avait, dans ces deux cas, qu’un même pouvoir à l’œuvre. Descartes, se cantonnant dans la pensée réflexive, avait replié toute la philosophie de la volonté sur une psychologie impliquant la causalité réciproque de deux facultés : l’entendement et la volonté. Kant, lui aussi, avait, en quelque sorte, au niveau de sa prise de position première, éliminé tout raccord de la psychologie de la volonté avec une philosophie du pouvoir politique. La Critique de la raison pratique se fonde en effet sur la Critique de la raison pure qui étudie seulement la structure a priori de la conscience humaine et qui ainsi élimine toute référence à l’histoire se développant dans l’a posteriori. Seuls Hobbes et Spinoza avaient vu que c’était le même vouloir qui mouvait la décision individuelle et la décision politique.

2. Conjonction
Mais comment, chez Hegel, passe-t-on de la psychologie à la politique ? On y passe par l’intermédiaire d’une réflexion sur le bonheur, c’est-à-dire d’une exigence de totalisation. C’est cette exigence de totalisation qui nous chasse de plan en plan vers quelque chose qu’on ne trouve jamais, mais qu’on cherche comme un horizon. Et c’est le même problème que dans l’Éthique à Nicomaque qui, au début, pose cette exigence de totalisation comme but directeur de la recherche éthique. Chez Hegel, le problème de la satisfaction (Befriedigung) implique un certain passage de la satisfaction particulière à la satisfaction universelle. Kant avait exclu le bonheur de l’éthique en le rabattant sur le pathos du désir : cette notion de bonheur resurgissant néanmoins à la fin de la Critique de la raison pratique. Or on voit bien par-là que la notion de bonheur comporte une transgression de finitude. Voilà pourquoi, pour Hegel, le bonheur ne peut se réduire au désir de vivre : il implique une hiérarchisation des degrés de satisfaction qui suit les degrés de la raison théorique et de la raison pratique. Il y a plusieurs degrés d’affects comme chez Platon, l’eros traverse plusieurs niveaux impliquant une libération progressive de l’Idée. L’achèvement de la volonté nécessite l’appartenance à cette cité des fins. Et cette visée universelle met en place un horizon du désir qui ne peut être rempli que par des objets de culture, des œuvres sensées. La philosophie n’a plus à produire d’objets, car l’histoire a déjà un sens.
Le philosophe n’a donc plus à tirer d’objets de sa réflexion ; des œuvres objectives sont déjà là. Toute la tâche de la philosophie, au niveau de l’esprit objectif, est de voir comment cela effectue une exigence de totalisation dans un segment d’action, un segment d’histoire. La philosophie n’a donc pas à construire un monde futur, mais à expliquer celui qui est déjà là.
« Concevoir ce qui est, est la tâche de la philosophie, car ce qui est, c’est la raison. En ce qui concerne l’individu, chacun est le fils de son temps ; de même aussi la philosophie, elle résume son temps dans la pensée. Il est aussi fou de s’imaginer qu’une philosophie quelconque dépassera le monde contemporain que de croire qu’un individu sautera au-dessus de son temps, franchira le Rhodus. Si une théorie, en fait, dépasse ces limites, si elle construit un monde tel qu’il doit être, ce monde existe bien, mais seulement dans son opinion, laquelle est un élément inconsistant qui peut prendre n’importe quelle empreinte » (Principes de la philosophie du droit, préface, p.43).
La philosophie doit récapituler la nécessité advenue .

FIN

BIBLIOGRAPHIE UTILISÉE PAR P.RICŒUR

Les passages soulignés le sont par Ricœur, parfois il l’explicite dans le texte, nous avons laissé ces mentions. Parmi les ouvrages utilisés, certains le sont avec une grande minutie (Ricœur allant chercher le texte original, en grec, en allemand), d’autres le sont par une allusion sans précision et nous ne sommes pas toujours arrivés à repérer avec certitude la référence. Quand c’était possible, nous avons toujours cité les ouvrages mentionnés dans le cours sans références selon l’édition conservée au Fonds Ricœur ; dans les autres cas, nous avons cité selon les éditions qui étaient à l’époque les éditions de référence en France. Les références incertaines sont signalées avec un *.

Aristote De l’interprétation, traduction de Tricot, Paris, Vrin, 1936.
Aristote Éthique à Nicomaque, traduction de Gauthier et Jolif, Paris, Béatrice-Nauwelaerts, 1958-1959.
Aristote Métaphysique, traduction de Tricot, Paris, Vrin, 1962, 2 vol.
Aristote, Ethique à Nicomaque, traduction, préface et notes par Jean Voilquin Paris, Garnier, 1950.
Saint Augustin, Confessions, 2 Tomes, texte établi et traduit par Pierre de Labriolle, Paris, Société d’édition « Les Belles Lettres », 1954 (cinquième édition).
Augustin, Contra Felicem, Contra Fortunatum et Contra Secundinum, in Œuvres de Saint Augustin, deuxième série, Vol. 17, Six traités anti-manichéens, texte de l’édition bénédictine, traduction, introduction et notes de R. Jolivet et M. Jourjon, Paris- Bruges, Desclée de Brouwer, 1961.
Augustin De Natura boni, in Œuvres de Saint Augustin, Première Série, Vol I., La morale chrétienne, texte de l’édition bénédictine, traduction, introduction et notes par B. Roland Gosselin, Paris, Desclée, De Brouwer et Cie, 1949, pp. 439-509.
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