« Mémoire-histoire, perplexités épistémologiques et politiques », Parole publique, La revue de communication publique, n°7 novembre 2014, colloque des Archives Nationales sur « Pouvoirs publics, mémoire(s), histoire », p. 46-49.

L’intervention d’un philosophe consistera à reprendre les mêmes choses un peu autrement en faisant travailler les perplexités déjà relevées ici ou là. Ce travail des apories, je l’ai trouvé de manière exemplaire chez Paul Ricœur, dont Élisabeth de Fontenay disait que son livre La mémoire l’histoire l’oubli était « un monument d’inquiétude » — et je suis d’autant plus proche des problématiques exposées ici que j’ai travaillé à l’installation du Fonds Ricœur, qui comprend ses archives et sa bibliothèque. Ricœur lui même a écrit pendant plus de cinquante ans sur des thèmes comme Histoire et vérité[1][2], Temps et récit, La mémoire l’histoire l’oubli[3], lequel comprend tout un chapitre important sur la trace, l’archive, le document. Par ailleurs, depuis plus de dix ans, avec Sabina Loriga nous animons un séminaire à l’EHESS sur le temps, la mémoire, l’histoire, et notamment ces dernières années sur les usages publics du passé. Il me semble qu’après une période où chacun travaillait ces questions dans son coin en se croyant un peu seul, on voit émerger de véritables perplexités communes, qui ont des dimensions à la fois épistémologiques et politiques aussi bien sûr, particulièrement dans le contexte actuel.

Ricœur et la crise du passé

Commençons par pointer les indices de ces mises en doute : le récit d’abord, la capacité narrative à raconter mais aussi à suivre une intrigue narrative, sont minés par ce que Walter Benjamin appelait le déclin de l’art de raconter. Les soldats qui revenaient de Verdun, et plus encore sans doute les survivants de la Shoah, ne pouvaient pas raconter ce qu’ils avaient vécu, et ceux qui les écoutaient semblaient ne pas les entendre. On peut parler aussi de la perte du sens de l’histoire, de l’effondrement des grands Récits qui installaient les échecs et les déboires comme des péripéties d’un progrès général, d’un salut, d’une émancipation, d’un développement, d’une croissance : tout cela nous n’y croyons plus vraiment, et nous sommes ramenés à nous mêmes par une sorte de « présentisme », comme le dit François Hartog. On peut dire que nous avons aussi perdu le sens des promesses, des utopies, d’un futur autre que celui qui menace, et nous sommes repliés sur un passé purement identitaire. Enfin il y a eu trop d’affaires, en sorte que ce n’est pas seulement les sociétés totalitaires qui manipulent le passé et en font un usage mensonger : même les démocraties ont un rapport souvent trop rapide au passé et savent dissimuler ce qui les gêne. Ainsi se propage une crise de confiance dans la solidité du passé, et le scepticisme ronge notre rapport à l’histoire, considérée comme l’histoire des vainqueurs — les vaincus pouvant devenir les vainqueurs s’ils s’avèrent meilleurs dans la mise en récit et l’usage public du passé. Cette crise affecte toutes les institutions de la mémoire, et le thème de la mémoire est devenu un thème de la protestation. Cette crise du rapport au passé prend la forme d’une oscillation excessive et périlleuse entre d’une part le rêve (profondément théologique) de « tout sauver », alors que l’archive, l’histoire, et la mémoire elle-même sont forcément de l’ordre de la sélection ; et d’autre part la volonté de tout effacer, de tout recommencer sur des bases neuves, alors que l’on remanie forcément des éléments déjà là et que l’on ne marche jamais sur le vide.

Face à cette situation, il faut commencer, avec le Ricœur de Temps et Récit, par discerner dans le récit l’entrelacs de l’histoire et de la fiction : dans toute histoire (au sens historiographique) il y a une épaisseur rhétorique et narrative, et dans toute fiction il est bien question de quelque chose qui a été (au moins qui a été rêvé), ainsi la fiction permet de rouvrir le passé autrement. Cette première remarque pointe la question de la représentation du passé, de sa mise en forme, qui est aussi celle par les images, les vidéos, les films, etc.

Il faut ensuite, avec le Ricœur de La mémoire, l’histoire, l’oubli, que l’histoire reconnaisse sa relative dépendance à l’égard de la mémoire, des témoignages et des traces crédibles du passé ; mais en retour la mémoire doit reconnaître l’histoire dans sa relative autonomie, dans la distanciation qu’elle établit,  où le travail de l’histoire a quelque chose à voir avec le travail de deuil. Lorsque cette double reconnaissance n’est pas établie de façon assez souple et articulée, on a des pathologies de la mémoire, du trop de mémoire ou du trop peu de mémoire, du ressentiment et de l’amnésie, des formes d’acting out où la violence répétée et continuée remplace le travail de mémoire. Mais derrière tout cela il y a la question du doute et de la confiance : jadis, note Ricœur, le problème était l’excès de crédulité, aujourd’hui le problème est à l’inverse l’excès d’incrédulité — et la surenchère dans le témoignage. Ricœur ajoute : « C’est de la fiabilité de chaque témoin que dépend le niveau moyen de sécurité langagière d’une société. C’est sur ce fond de confiance présumée que se détache tragiquement la solitude des témoins historiques dont l’expérience extraordinaire prend en défaut la capacité de compréhension moyenne ordinaire. Il est des témoins qui ne rencontrent jamais l’audience capable de les écouter et de les entendre » (La mémoire l’histoire l’oubli, p.208).

Le conflit et le décalage des passés.

A cela je voudrais ajouter deux remarques plus personnelles, et je voudrais au préalable dire ma gêne face au thème devenu central dans trop de politiques de mémoire et d’usage du passé, que tout serait une question de pédagogie et de communication : le postulat en est dogmatique, on a déjà la vérité, et il s’agit seulement de trouver les moyens de la communiquer. Ce postulat écrase le « politique » par deux fois.

Une première fois parce que l’histoire est conflit, et que le politique même tient à l’institution d’un différend des mémoires, qui oblige les divers points de vue à cohabiter dans un espace pluriel, où le dissensus reste possible, mais tenu par un sens du commun d’autant plus solide qu’il n’est garanti par aucun tiers absolu qui se prétendrait au dessus du conflit. Le sens politique consiste justement à instituer la conversation entre différents « tiers », l’historien, le juge, les médias, les cinéastes, les divers « porteurs » de mémoire, etc. et simplement entre citoyens avisés. Il est probable d’ailleurs que le scepticisme rongeur et nihiliste (il existe aussi un scepticisme critique et salubre, qui relance la recherche) que nous évoquions plus haut ne soit que la retombée de ce dogmatisme d’un point de vue en tiers absolu, quand il prétend emporter le consensus. Il arrive aussi qu’un vieux conflit, qu’une ancienne querelle, soit tellement dominante qu’elle fasse taire tout autre conflit, tout autre écart entre les mémoires ; certaines mémoires, trop locales, trop écrasées par l’histoire, n’ont alors simplement plus de place dans la scénographie et la représentation qu’une société se fait de son passé. Il faut donc honorer l’irréductible pluralité des conflits, ne pas tout ramener à un seul conflit quel qu’il soit, il faut respecter la pluralité des acteurs. Il faut aussi conduire un peu plus loin la séparation de l’Histoire et de l’Etat, comme il y a eu la séparation des Eglises et de l’Etat, avant de réembrayer aussi sur la dimension « politique » de l’histoire comme théâtre commun et de l’archive comme sélection des traces pertinentes pour ce théâtre.

Une seconde fois parce que l’histoire tient à ce décalage des mémoires introduit par le décalage des générations. Par exemple les enfants des victimes peuvent encore être victimes, alors que les enfants des coupables ne sont pas coupables — même s’il peut être de leur responsabilité de se déplacer pour prendre en charge la responsabilité politique du passé. Plus généralement il y a des passés qui ne passent pas, qui demeurent interminablement actifs dans leurs effets, et mêlés de ressentiments, alors que de l’autre côté il y a des passés trop vite passés, oubliés, effacés, bazardés par la vitesse des réaménagements des représentations et du territoire. On pourrait parler de la destruction des villages roumains sous les grands projets de Ceausescu, ou d’antiques villages palestiniens sous l’aménagement des colonies israéliennes, mais tout proche de nous le vieux pays de culture qu’est le Valois a bel et bien été écrasé par la métropole parisienne. Des vieux habitants qui n’ont jamais quitté leur maison peuvent ne plus se sentir chez eux, et ils n’ont plus de chez eux. Bref il y a toujours ce décalage entre les mémoires vieillissantes et attachées à ce qui en fait n’est déjà plus, et des mémoires neuves en quelque sorte qui ont besoin de faire de la place pour simplement exister. C’est la loi tragique de la culture et des générations, déjà bien remarquée par Georg Simmel.

L’institution du différend et du rythme

En face de la première de ces perplexités, celle du conflit des mémoires, plutôt que d’attendre d’un Tiers pédagogue et bien communiquant qu’il nous dise la vérité et établisse le consensus, il faut bien repartir du dissensus civique lui-même, du différend des mémoires et des histoires : honorer le désaccord, la dispute, dans ce qu’ils ont de formateur pour le citoyen qui reconnaît ainsi que nul n’a raison tout seul, et qui se déplace pour prendre sur lui la responsabilité du passé commun et le réinterpréter en commun avec les autres dans une intrigue plus vaste qui fait place à la disparité des voix narratives. Cela donne des citoyens un peu plus déchirés, partagés, plus capables d’intérioriser les conflits, et donc plus prudents dans leur rapport au passé et aux autres.

En face de la seconde de ces perplexités, celle du décalage des générations, il faut bien là aussi accepter qu’il y a un temps pour et un temps pour… C’est une question de rythme, et je crois que chaque société porte dans son code, dans le programme profond de son rapport au temps (archives, tribunaux, culture en général), un ryhme qui lui est spécifique. Le rythme, c’est le jeu entre ce qui apparaît et ce qui s’efface, qui suppose d’accepter qu’il y a de la disparition. Il y a des sociétés qui n’aiment pas effacer trop vite, qui gardent longtemps les traces, les traditions. Il y a des sociétés qui effacent vite, qui laisse place très vite à la prescription, et qui manifestent une capacité d’oubli prodigieuse. Peut-être est-ce parce que ces sociétés n’ont pas le même âge, ou simplement elles ont des tempos culturels différents. Le vieillissement des populations nous met en tous cas face à un problème inédit : comment faire des cultures vivantes, capables à la fois de transmettre et d’inventer, alors que la moyenne d’âge est bien plus élevée que naguère ? Et donc l’équilibre qui avait été observé par Karl Mannheim par exemple entre la tradition et l’innovation, entre le travail du deuil et le travail de l’enfantement, il nous faut le réinventer.

D’ailleurs face aux grands drames de l’histoire, comme par exemple la Guerre d’Algérie, il y a des tempos différents. Parfois il faut commencer tout de suite par dire, par accuser, par formuler, par mettre en scène ce qui s’est passé de manière à l’arrêter, à le départager. Mais le fond de la vie en société est bien le vivre ensemble, la cohabitation heureuse ou du moins tranquille : on parle tout de suite pour ne plus en parler ensuite, et dans le temps long il faut bien faire place à l’oubli, à ce qui vient, et simplement à la naissance. Parfois cependant le tempo est inverse. Il y a un temps qui est celui de l’arrêt des représailles, où il faut stopper la logique du malheur, arrêter le mal, un temps où il faut faire taire la vengeance et même l’accusation. Je serai peut-être ici en désaccord avec Nicole Loraux : pour sortir des guerres civiles, cela s’est vu à la fin des guerres de religion en France, cela s’est vu à la fin de la guerre civile dans l’Athènes classique, il y a un moment pour taire, un temps pour l’amnistie, peut-être même un temps pour l’amnésie. Ce serait une pathologie normale en quelque sorte, vitale dans de tels moments. Mais cela n’est pas définitif, il y a ensuite un temps de travail de réouverture des mémoires, de travail de formulation des malheurs subis et commis. C’est ce travail de mémoire, qui ne se décrète pas d’en haut et qu’il faut faire en détail, qui seul autorise le travail du deuil, le travail de sépulture en quelque sorte qui permet la séparation entre la mémoire et l’histoire, entre ce qui est encore présent, et ce qui est vraiment passé. Tant que ce travail n’a pas été fait, rien n’est fini, tout peut recommencer, et pire encore. Ici ou là, il faut reconnaître et respecter ce décalage des rythmes.

Olivier ABEL

Fonds Ricœur- Institut Protestant de Théologie

[1] Paris, Seuil, 1964.

[2] Paris, Seuil, 1983-1985 (3 volumes).

[3] Paris, Seuil, 2000.